Chapitre 1
L’histoire d’Aurore
Elle est arrivée vers nous d’un pas dynamique, le sourire aux lèvres. « Je vous aurais reconnues entre mille », nous lance-t-elle en ce samedi après-midi de début décembre. Les cheveux bruns tombant aux épaules, Nelly Moësan est une petite femme mince, tout juste retraitée. Elle est venue accompagnée de l’un de ses fils, Clément, un jeune homme d’une vingtaine d’années. Après quelques échanges d’amabilités, nous nous dirigeons vers un café du quartier Saint-Michel, à Paris. Les lieux, d’ordinaire si prisés en cette période de l’année, sont peu fréquentés. De l’autre côté de la Seine, le mouvement des « gilets jaunes » a lancé son quatrième acte.
Ce rendez-vous avec Nelly Moësan était pourtant loin d’être gagné. « L’idée de reparler de l’affaire nous est difficilement supportable », nous avait-elle écrit en août dans un court message. « J’étais très très mal, je n’avais pas envie de parler », s’excuse-t-elle aujourd’hui. Et de poursuivre : « Lorsque vous m’avez contactée, ça m’a retournée. On avait mis une croix dessus avec mon ex-mari. Pour nous, c’était enterré et ça ne ressortirait pas. » Ce que cette mère courage pensait définitivement « enterré » ? L’histoire de sa fille Aurore, l’aînée de ses quatre enfants. Cette jeune conseillère de Pôle emploi, qui travaillait dans plusieurs agences de Seine-Saint-Denis, s’est suicidée, le 27 octobre 2012, à l’âge de 32 ans, en se pendant à son domicile.
« Le » suicide de trop
À l’époque, la nouvelle ne s’ébruite pas. Seuls quelques sites très spécialisés s’en font l’écho. « Hormis une évocation laconique dans [le blog] La Fusion pour les Nuls{32}, rien n’a filtré nulle part. Pourquoi ce silence ? Pourquoi, toujours, ce déni systématique ? » s’étonne, par exemple, le 7 novembre 2012, le portail Actu Chomage{33}. Le site La Fusion pour les Nuls a en effet publié deux jours plus tôt un extrait de la scène 10 de l’acte II d’Électre de Jean Giraudoux. Cet extrait, qui met en scène trois personnages, dont Électre, évoque le lever du jour, autrement dit, l’aurore. Le texte est accompagné de ce simple titre : « Pour Aurore du 93 ». En dessous, les commentaires des internautes fleurissent. « Mes pensées sont tournées vers toi, Aurore », écrit l’un. « Sans polémiquer avec quiconque, je souhaite juste du fond du cœur qu’une enquête réelle, sérieuse et publique soit menée par le CHSCT et les organisations syndicales sur ce nouveau drame à Pôle emploi largement passé sous silence et qui n’est pas sans lien avec les conditions de travail », demande un autre, tandis qu’un troisième commentateur s’indigne : « Cette fois-ci, pour moi, c’est vraiment “le” suicide de trop ! » Des messages qui ne seront pas relayés par la presse locale ou nationale.
Pourtant, c’est ce suicide qui va tout changer et mettre la pression sur Pôle emploi. Car les parents d’Aurore Moësan, épaulés par la CFTC Emploi, ont déposé plainte avec constitution de partie civile le 21 mai 2014. Deux mois plus tard, le 15 juillet, l’opérateur public est visé par une information judiciaire pour « harcèlement moral », « mise en danger délibérée de la personne d’autrui », « non-assistance à personne en danger », « homicide involontaire » et « conditions de travail contraires à la dignité de la personne »{34}. L’enquête a été confiée à l’Office central pour la répression des violences aux personnes. Cette action en justice ne concerne pas uniquement le cas d’Aurore mais s’intéresse à l’organisation de Pôle emploi dans son ensemble, après de nombreux suicides et tentatives de suicide depuis la fusion de l’ANPE et l’Assédic fin 2008. La plainte des parents d’Aurore et de la CFTC évoque ainsi « plus de 17 suicides » qui « auraient une origine professionnelle » depuis la fusion, soit entre 2008 et 2014.
Titularisée au moment de la fusion
Malgré les lourds problèmes personnels de sa fille, Nelly Moësan reste persuadée que Pôle emploi a une part de responsabilité dans le décès d’Aurore. « Elle y a énormément souffert{35} », glisse-t-elle en préambule de notre rencontre. Aurore n’a connu que Pôle emploi. Après avoir obtenu son baccalauréat en 1998, elle se rêve assistante sociale et obtient un DUT en carrières sociales à Paris. Puis la jeune femme bifurque vers une autre voie. « Au bout de deux ans, elle voulait faire du patrimoine », raconte sa mère. Mais le master II en développement territorial de sa fille, obtenu à la Sorbonne, ne séduit aucun employeur. Aurore se retrouve au chômage pendant un an et demi. « Un jour, je lui ai dit en rigolant : “tiens, je te verrais bien à l’ANPE” », se souvient Nelly Moësan. « Ça a marché tout de suite », ajoute-t-elle.
Aurore obtient un premier CDD à l’ANPE en 2006, avant d’être titularisée en 2009, année de la fusion avec l’Assédic. À ses débuts, la jeune femme partage son temps entre Romainville et Noisy-le-Sec, deux agences de Seine-Saint-Denis. Elle y occupe un poste particulier : conseillère spécialiste du PLIE (Plan local pour l’insertion et l’emploi). Ce dispositif s’adresse aux personnes qui ont été exclues durablement du marché du travail, des chômeurs de longue durée mais aussi des allocataires des minima sociaux ou les jeunes peu ou non qualifiés. En clair, Aurore a en charge les demandeurs d’emploi les plus en difficulté. « Elle faisait du coaching, elle aimait beaucoup ça, soutient sa mère. Elle prenait même contact avec des employeurs pour essayer de faire engager les demandeurs d’emploi qu’elle suivait. Aurore aurait accompagné les gens chez le coiffeur s’il avait fallu, elle avait un côté affectif. »
Ses collègues de l’époque se souviennent d’une fille « au tempérament enjoué », « qui aimait bien plaisanter ». « Aurore essayait vraiment d’aider les demandeurs d’emploi. Elle s’occupait de cas sociaux, c’était un public difficile mais elle s’investissait dans son travail{36} », se remémore Paul{37}, qui l’a connue à l’agence de Noisy-le-Sec. « Elle faisait de l’accompagnement social, elle aimait bien faire ça{38} », ajoute Sylvain{39}, qui a également côtoyé Aurore dès ses débuts. Christine Brouh, secrétaire régionale du SNU (Syndicat national unitaire) Pôle Emploi Île-de-France, tient le même discours. Cette syndicaliste, très engagée pour l’amélioration des conditions de travail des employés de l’entreprise publique, a été la référente syndicale d’Aurore. « C’était une fille brillante qui avait le cœur sur la main, elle avait une grande sensibilité, une grande empathie », décrit-elle, avant d’ajouter : « Aurore avait la fibre du service public{40}. »
Si la jeune conseillère semble donc apprécier son travail, les premières difficultés apparaissent cependant très tôt. Surmenage, manque de reconnaissance, pression des chiffres... Aurore ne se sent pas à l’aise avec sa hiérarchie et n’hésite pas à s’en ouvrir à ses collègues. « On lui faisait des remarques sur son travail, on lui disait qu’elle ne remontait pas assez de chiffres », affirme Paul. Proche d’Aurore, avec qui il partage la même passion pour « les cartes et la voyance », l’homme assure que sa jeune collègue était dans le viseur de la direction. « On s’acharnait sur elle, on lui en demandait toujours plus et elle trouvait ça injuste{41}. » Aurore se confie aussi à son frère cadet, Clément. « Elle devait s’occuper d’un grand nombre de demandeurs d’emploi, ça lui pesait beaucoup. Il y avait aussi un manque de considération pour le travail fourni{42} », se rappelle-t-il. Le jeune homme, adolescent à l’époque, se souvient aussi avoir vu sa grande sœur travailler ses dossiers le week-end dans sa chambre.
Outre des difficultés dans sa vie professionnelle, Aurore rencontre aussi plusieurs problèmes dans sa vie personnelle. C’est à Noisy que les premiers signes de sa maladie apparaissent. Si sa bipolarité ne sera détectée que deux ans avant sa mort, l’un de ses symptômes, la dépression, est déjà bien visible. Selon sa mère, Aurore connaît ainsi un épisode dépressif important vers 2009. Elle est arrêtée un mois et demi. Malgré son arrêt de travail, Nelly Moësan assure que sa fille a continué de travailler depuis chez elle. « Je suis allée à Pôle emploi récupérer des dossiers entiers, des cartons énormes, car elle a continué de bosser en arrêt{43} », assure-t-elle.
« La hiérarchie lui demandait des chiffres »
De retour au travail, les tensions entre Aurore et sa hiérarchie ne se calment pas et atteignent un point de non-retour. Paul en a été témoin. Il se rappelle aussi qu’un incident en particulier lui a été rapporté. S’il ne peut dater l’anecdote, il se souvient parfaitement de l’objet de la discorde : une bouteille de bière. « Un jour, il y a eu un gros clash à l’agence. Aurore avait soi-disant une bouteille de bière dans son bureau. Et c’est remonté aux oreilles des ressources humaines{44} », relate-t-il. Aurore craint, d’après lui, d’être licenciée. Toujours selon les dires de Paul, les ressources humaines lui laissent le choix : « La porte ou changer d’agence. » Aurore choisit cette dernière option et débarque en 2009-2010 dans l’antenne de Rosny-sous-Bois. Elle y travaille quasiment à plein-temps et est détachée tous les jeudis dans une autre agence, celle de Pantin.
Si Aurore change d’agence, elle hérite aussi d’une nouvelle attribution. Exit le PLIE, bienvenue le CSP. La jeune femme devient spécialiste du Contrat de sécurisation professionnelle (CSP), qui s’applique alors à certaines procédures de licenciement économique. La pression des chiffres s’accentue. « Un jour, c’était un vendredi, elle s’était accrochée avec sa hiérarchie parce qu’elle avait donné rendez-vous à des demandeurs d’emploi et on lui a reproché de ne pas avoir fait ses statistiques », affirme Christine Brouh qui se souvient de la réponse d’Aurore : « Elle a dit que les statistiques attendraient lundi. » Pour la syndicaliste, pas de doute : « Ça n’allait pas à Rosny. Il y a eu d’autres clashs, il y avait une pression{45} » sur les épaules d’Aurore.
Nelly Moësan, elle, se remémore très bien les mauvaises conditions de travail de sa fille. « À Rosny, elle n’avait pas de bureau et lorsqu’elle en avait un, c’était quand la directrice était absente puisqu’elle lui empruntait le sien », allègue-t-elle. Autre incongruité : « Aurore faisait de l’accueil, ce qui n’était pas prévu dans son contrat{46} », soutient sa mère. Un épisode a également marqué Aurore, selon Christine Brouh. Car la syndicaliste n’a pas croisé la route...