Troisième partie
Fronts de lutte
Terre
Paraguay
Des Indiens obtiennent la restitution de leurs terres
Gustavo Torres et Paulo López{230}
Le Congrès a voté l’expropriation de 14 404 hectares en faveur de la communauté Sawhoyamaxa, du peuple Enxet.
Le 21 mai est une date mémorable dans l’histoire de la lutte de la communauté Sawhoyamaxa du peuple indien Enxet. Ce jour-là, la chambre des députés a approuvé le projet de loi d’expropriation de 14 404 hectares pour restituer à la communauté indienne une partie de leurs terres ancestrales dans la zone connue sous le nom de Loma Porã, dans le Chaco ou Région occidentale. Le projet bénéficiait déjà de l’approbation du Sénat.
Cette décision survient huit ans après une sentence de la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) du 29 mars 2006, qui obligeait l’État paraguayen à restituer, dans un délai de trois ans, les terres réclamées par la communauté, qui était occupées par le grand propriétaire terrien allemand, Heribert Roedel. Le jugement a condamné l’État pour violation des droits fondamentaux de la communauté Sawhoyamaxa, qui a vécu plus de deux décennies hors de ses terres ancestrales, usurpées par Roedel, et a ordonné aux autorités de mettre en place des infrastructures routières et des programmes de développement à titre d’indemnisation.
Roedel est arrivé au Paraguay au début de la colonisation du Chaco, pendant la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989) et a commencé à acheter de grandes superficies de terres, alors qu’elles étaient habitées. En 1991, il mit en demeure la communauté Sawhoyamaxa – ce qui signifie en enxet « lieu où s’achèvent les cocotiers » – d’abandonner les terres car elle empêchait les travaux de déboisement, destinés à permettre l’élevage intensif. Les Enxet installèrent des campements au bord de la route, seul endroit où ils purent aménager au moins quelques habitations.
« À cette époque, nous n’avions même pas d’école », déclare le leader communautaire Heriberto Ayala à Noticias Aliadas. « Maintenant, certains d’entre nous ont au moins terminé l’école primaire. Nous avons un espace physique défini, sur lequel, comme il se doit, est installée l’école. »
Peuples originaires
Le jugement de la CIDH s’est appuyé sur le droit coutumier, antérieur à toute institution juridique, considérant que les peuples indiens sont là depuis une date antérieure à la fondation de l’État lui-même. Le jugement précise que le Paraguay a violé, entre autres choses, le droit à la vie, à la propriété communautaire et à la personnalité juridique des Indiens.
Ayala évoque également certaines caractéristiques culturelles de sa communauté. « Actuellement, pour ce qui est de la langue, nous parlons le guaraní, notre propre langue, l’enxet sud, et nous comprenons aussi l’espagnol. Nous sommes clairement un peuple du Chaco, et cela nous caractérise en tant que communauté Sawhoyamaxa », précise-t-il.
Il fait remarquer que la communauté a réclamé 14 400 des 61 000 hectares que détient Roedel dans le Chaco. En outre, il indique que ce même propriétaire possède également 31 000 hectares dans la zone de Naranjito, dans le département central de San Pedro.
« Pour nous, il est clair que ce monsieur vole même ses propres compatriotes dans le négoce de la terre. On sait que son pays d’origine, l’Allemagne, a émis un mandat d’arrêt contre lui, pour escroquerie à l’encontre d’investisseurs allemands. »
Selon Ayala, ce n’est pas la première fois qu’est présentée une loi d’expropriation. Cela avait déjà été le cas en 1997 et en 2009, mais dans les deux cas, la Commission des droits humains du Sénat s’est prononcée contre le respect par l’État paraguayen de la sentence de la CIDH.
« Pourquoi les autorités ont-elles attendu que meurent beaucoup de nos frères au cours de cette lutte ? », se demande Ayala. Même dans la période qui a suivi le verdict de la CIDH, plusieurs personnes sont mortes de maladies qui auraient pu être soignées ou guéries. Cette situation a été occasionnée par les conditions de vie précaires auxquelles elles doivent faire face, ainsi que par les risques inhérents à la vie sur le bord de la route.
« Nous avons, de manière pacifique, épuisé tous les recours auprès des instances administratives pour obtenir la restitution de notre terre, mais nous ne pouvions plus, au bout de vingt-trois ans, continuer à attendre. [En mars 2013,] nous avons dû cisailler les fils de fer des clôtures et pénétrer sur nos terres. Aujourd’hui, la communauté dispose au moins de plantations pour sa propre consommation. »
Menaces
Ayala raconte qu’après la réoccupation d’une partie de leur territoire, l’entreprise a engagé des gardes qui rôdaient dans les environs, menaçant de capturer les dirigeants et des membres de la communauté.
Il précise que lorsque sera effective l’expropriation, 156 familles vont en bénéficier. « Nous avons même désormais notre propre cimetière, mais nos frères ont été enterrés aussi au bord de la route durant ces vingt-trois années de campement. Depuis que nous sommes retournés sur notre territoire ancestral, nous vivons à nouveau dans le respect de nos rites traditionnels et de nos coutumes. »
Les signes envoyés par le gouvernement du président Horacio Cartes ne laissent présager aucun changement d’orientation. En effet, les objectifs annoncés d’augmentation de la production de soja et de viande confirment que la politique du gouvernement sera de continuer à privilégier le modèle extractiviste plutôt que les droits des populations rurales et indiennes. C’est ce qu’illustre, entre autres faits, l’expulsion de la communauté Y’apo du peuple Avá-Guaraní le 20 mai dernier, dans le district de Corpus Christi du département de Canideyú. Leurs terres ancestrales sont désormais entre les mains de l’entreprise Laguna SA, spécialisée dans l’agriculture et l’élevage et de capital brésilien, qui a exigé leur départ, et dont les avocats ont accompagné l’opération policière d’expulsion, selon ce que rapporte la Coordination nationale de pastorale indienne, organe de la Conférence épiscopale paraguayenne.
« Ceux qui appartiennent aux structures de l’État ont le pouvoir de nous permettre de retrouver nos racines et nos pratiques culturelles en tant que peuple indien à la recherche d’un bien vivre, et de faire que mes frères puissent à nouveau avoir des terres à eux sur lesquelles produire », conclut Ayala.
Argentine
Les mères contre l’agrobusiness
Martín Cúneo et Emma Gascó{231}
Grâce aux exportations de soja, l’Argentine a connu huit années de croissance économique. Un collectif de mères du quartier de la ville de Córdoba est parvenu à montrer au pays les conséquences néfastes de ce modèle.
Sofía Gática a commencé à s’apercevoir que quelque chose ne tournait pas rond à Ituzaingó Anexo, un quartier ouvrier de la ville de Córdoba qui est entouré de plantations de soja et d’usines polluantes. Des foulards blancs sur la tête des femmes, des enfants avec des masques, des bébés avec des malformations... Quelque chose les rendait malades. Sa propre fille est décédée à la naissance à cause d’une malformation rare du rein.
Comme aucune autorité n’allait le faire, en 2001, Sofía a commencé à enquêter sur l’origine du problème : « J’ai commencé à rendre visite à chaque foyer et les mères m’expliquaient leur situation. Nous nous sommes connues ainsi, lorsque j’ai frappé à leur porte. Peu à peu, elles se sont jointes à moi. » Il ne fallait pas être médecin pour savoir ce qui se passait. « C’était du bon sens », déclare Corina Barbosa. « J’ai commencé à défendre mon fils, qui était hospitalisé. À présent, son sang contient encore quatre substances agrochimiques. » Néanmoins, à ce moment-là, on ne savait pas ce qui provoquait cette épidémie.
L’enquête a révélé soixante cas de cancer, des bébés avec des malformations des reins et des intestins, sans maxillaires, quatorze cas de leucémie, des maladies respiratoires et dermatologiques, parmi une longue liste de pathologies, raconte Sofía. Quelque temps après, lorsqu’on a élaboré une cartographie complète du quartier, les cas de cancer du sein sur une population de 5 000 habitants avaient augmenté, passant à 200 malades.
Début 2002, avec une carte du quartier où étaient détaillés les noms et les maladies de chaque habitant, les Mères d’Ituzaingó, appelées ainsi en hommage aux Mères de la place de Mai{232}, ont réussi à obtenir de la part de la municipalité la réalisation d’une série d’analyses environnementales pour déterminer l’origine de la pollution. Les résultats furent révélateurs : la pollution était causée par les substances agrochimiques fumigées par les producteurs de soja depuis le sol et les airs à quelques mètres du quartier.
« Nous vivons en face du champ », raconte Corina Barbosa, « les petits avions passaient et ils pulvérisaient des substances agrochimiques sur nos enfants ». L’ennemi auquel elles devaient faire face ne pouvait pas être plus puissant : un modèle économique fondé sur la production de soja transgénique.
Pionnières
En 1996, le gouvernement a approuvé l’introduction du soja transgénique, conçu pour résister à l’action des herbicides, notamment le glyphosate, ou aux pesticides tels que l’endosulfan. Depuis lors, il est devenu la principale culture du pays. Selon un rapport du Groupe de réflexion ru...