Chapitre 1
Une individualisation de l’embrigadement et de l’engagement
Alors que le recrutement traditionnel d’Al-Qaïda reposait sur un projet théologique transparent, visant principalement des hommes musulmans, celui des groupuscules contemporains et notamment de Daesh s’appuie sur les ressorts individuels de jeunes très divers en leur faisant miroiter la réalisation de leurs besoins et de leurs idéaux. Cette individualisation des raisons de s’engager dans le « djihad » permet de toucher une multitude de personnes : femmes, adolescents et même non-musulmans. Cet ouvrage voudrait attirer l’attention sur le fait que l’impact psychologique du discours et du projet « djihadistes » est aussi fort que son impact militaire : les « djihadistes » n’ont pas livré une simple guerre, ils ont avant tout cherché à créer une désorganisation émotionnelle au niveau individuel et à ébranler les repères de civilisation au niveau collectif. On ne pourra pas comprendre l’engagement des jeunes dans cette idéologie totalitaire si l’on ne part pas de leur motif d’engagement et des promesses qui leur ont été faites.
Comment plutôt que pourquoi : déconstruire le processus de radicalisation
Depuis l’article de John Horgan « From Profiles to Pathways and Roots to Routes{31} » paru en 2008, les recherches sur la radicalisation ont cessé de porter sur le pourquoi de la radicalisation pour se centrer sur le comment, abandonnant l’idée de rechercher des causes générales pour plutôt étudier la « radicalisation pas à pas{32} ». Progressivement, ces recherches ont évolué vers une analyse interactionniste processuelle{33} et configurationnelle{34}, qui appréhende la radicalisation comme le résultat d’un processus et, de ce fait, « son champ d’études s’étend à d’autres domaines et à d’autres temporalités{35} ».
Après l’article d’Horgan, les chercheurs n’ont plus considéré l’engagement dans le terrorisme comme une sorte de déterminisme, ni comme une « entité réactive modelée et guidée par d’hypothétiques dimensions internes{36} », mais comme le résultat d’une interaction entre des facteurs individuels et des facteurs sociaux{37}, ce qui implique « une analyse qui resitue les séries d’enchaînements propres à l’existence, au parcours, aux expériences singulières des individus impliqués et des univers auxquels ils appartiennent et dans lesquels ils évoluent{38} ».
Si la radicalisation résulte d’un processus, il s’agit donc de déconstruire ce processus pour aider les radicalisés à renouer avec la société et pour aider la société à ne pas alimenter les discours radicaux. Cela demande un effort intellectuel car, dès lors, il ne s’agit plus de trouver l’archétype de l’« homme djihadiste », dont les stigmates seraient visibles donc repérables et définis à l’avance. Nous partons du principe que les études sur les trajectoires peuvent aider à comprendre pourquoi un individu s’engage et comment il peut se désengager, et quels facteurs expliquent la progression de cette évolution.
Un quadruple embrigadement
L’étude des conversations et des trajectoires de notre échantillon montre que le processus de radicalisation comprend un embrigadement émotionnel, un embrigadement relationnel et un embrigadement cognitivo-idéologique. L’embrigadement émotionnel et relationnel provoque une adhésion du jeune à son nouveau groupe et l’embrigadement cognitivo-idéologique suscite une adhésion du jeune à un nouveau mode de pensée. Il existe un lien direct entre l’embrigadement émotionnel, relationnel et l’embrigadement cognitivo-idéologique puisque la fusion au sein du groupe s’opère sur la conviction de posséder le « vrai islam » et que la conviction de posséder le « vrai islam » constitue le ciment qui relie l’individu à son nouveau groupe. Autrement dit, la conviction influence les comportements et les comportements influencent la conviction.
Schéma 1. Quadruple approche suscitant l’engagement « djihadiste »
Source : Cabinet Bouzar Expertises. Cultes et cultures pour le rapport remis à PRACTICIES © 2016.
Note : Les « djihadistes » contemporains utilisent une quadruple dimension émotionnelle, relationnelle, cognitive et idéologique pour faire miroiter un motif d’engagement qui corresponde à l’idéal de chaque recrue. Ces recrues se situent majoritairement dans une tranche d’âge de moins de 30 ans et recherchent ces trois dimensions : un idéal, un groupe, des émotions fortes.
Précisons nos définitions. La radicalisation « djihadiste » est le résultat d’un processus psychique qui transforme le cadre cognitif de l’individu (sa manière de voir le monde, de penser, d’agir, etc.) en le faisant basculer d’une quête personnelle à une idéologie reliée à une identité collective musulmane et à un projet politique totalitaire qu’il veut mettre en action en utilisant la violence. Parler de sortie de radicalisation, de « déradicalisation » ou de « désistance » signifie : partir de l’individu, de son expérience, de son motif d’engagement – dont la logique a été reconnue et déconstruite (approche émotionnelle, relationnelle, cognitive et idéologique) – et, par le questionnement, faire en sorte qu’il trouve lui-même les failles de son premier engagement pour en construire un nouveau, compatible avec le contrat social.
Schéma 2. Synthèse des étapes du processus de radicalisation
Source : Cabinet Bouzar Expertises. Cultes et cultures pour le rapport remis à PRACTICIES © 2017.
Une approche personnifiée
Contrairement à l’époque où Al-Qaïda faisait référence, le discours « djihadiste » contemporain s’est répandu sur un territoire (l’Irak et la Syrie) qu’il souhaitait peupler. Pour toucher un public élargi, il a adapté ses discours et ses offres. Les hommes musulmans n’étaient plus leur seule cible. Les femmes et les non-musulmans étaient également visés, ce qui a demandé un aménagement des sollicitations. On a ainsi assisté à une véritable individualisation du recrutement français, raison pour laquelle nous parlons de « mutation du discours djihadiste{39} ». L’observation du parcours des 1 000 jeunes objets de l’étude montre qu’il existe une véritable adaptation du discours « djihadiste » aux aspirations cognitives et émotionnelles de chacun. Les rabatteurs ont chaque fois proposé des motivations différentes aux jeunes qu’ils voulaient recruter en fonction de leurs profils psychosociaux.
En effet, pour chaque engagement, il existe une rencontre entre les besoins inconscients du jeune (être utile, fuir le monde réel, se venger, etc.), sa recherche d’idéal (changer le monde, construire une vraie justice, sauver les musulmans, etc.) et le discours qui lui propose une raison de faire le djihad faisant sens pour lui (partir pour sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad{40}, construire une société avec des valeurs musulmanes, élaborer un monde égal et juste, se battre contre l’armée du dictateur, etc.). Cette étape où le discours « djihadiste » persuade le jeune que son idéal, ses besoins profonds, éventuellement son mal-être, seront réglés par son adhésion au projet proposé, seul capable à la fois de le satisfaire, de le faire renaître et de régénérer le monde, est fondamentale dans sa transformation et son engagement. C’est à ce moment que le radicalisé{41} s’approprie personnellement l’idéologie « djihadiste » de son groupe, car un lien cognitif entre son histoire et la dimension transcendantale proposée s’établit. Il évolue alors vers une idéologie reliée à une identité collective, ce que le spécialiste en victimologie, psychotraumatisme et psychocriminologie Serge Garcet appelle le « stade de l’activisme identitaire », qui précède le « stade de la participation terroriste »{42}. Il s’agit donc d’étudier les modèles de « transformation cognitivo-affective de la définition de soi et de la construction du sens dans l’engagement radical violent{43} » afin de mieux lutter contre ce phénomène.
Les motifs d’engagement implicites
En réalité, cette réappropriation de l’idéologie et du projet « djihadistes » se présente comme un motif d’engagement{44} qui dépasse le motif explicite exprimé par l’individu (souvent réduit à quelques phrases communes de type théologique comme « le djihad est une obligation », etc.) après que son système cognitif a changé. Pour avoir accès à la complexité de son motif d’engagement, il faut également connaître les caractéristiques antérieures du « djihadiste » et les éléments de son histoire, les aspects de la propagande qui l’ont touché, afin d’évaluer comment et pourquoi il a investi le discours « djihadiste » et quel aspect l’intéresse le plus. C’est ce que nous appelons les motifs d’engagement implicites.
Notre retour d’expérience nous fait penser que le motif d’engagement{45} de chaque jeune constitue le nœud principal à partir duquel on peut élaborer une prévention, une protection, un désengagement et une déradicalisation efficaces. Partant du principe que « La trajectoire de radicalisation commence par la quête de sens, qui motive la recherche ou la réceptivité aux moyens pour trouver du sens{46} », le constat que l’engagement dans l’idéologie « djihadiste » s’est construit en résonance avec les motifs et les idéaux de chacun apparaît fondamental pour travailler la sortie de radicalisation : prendre en compte la quête de sens dans l’engagement radical permettra de construire une stratégie d’alliance avec le « djihadiste » en s’appuyant sur son idéal premier. Cela permettra également de choisir le type de discours alternatif qui l’aidera à prendre conscience du décalage entre son idéal et la réalité du projet « djihadiste »{47}. Précisons que le motif d’engagement n’est pas lié au niveau de dangerosité. Il s’agit simplement de trouver quel type de motivation première animait le jeune dans les premiers « petits pas » de son engagement pour mieux appréhender son processus (et le désamorcer par la suite).
Nous avons établi ces motifs d’engagement, validés scientifiquement par l’équipe du Pr David Cohen{48}, à partir d’une méthodologie anthropologique. Nous avons effectué une analyse thématique des informations collectées auprès de notre échantillon, en croisant les caractéristiques individuelles et familiales de chaque jeune avant sa radicalisation, l’étude de ses étapes de radicalisation, l’analyse de ses entretiens individuels et collectifs (paroles libres entre radicalisés), ses communications sur les réseaux sociaux et le type de la propagande qui l’a fortement touché (vidéos et arguments des discours). Nous les avons catégorisées, pour signifier l’ensemble des raisons inconscientes (arguments implicites issus de l’analyse thématique) et conscientes (arguments explicites invoqués une fois la rencontre avec le discours « djihadiste » effectuée) qui poussent le jeune à s’engager{49}.
L’analyse des données a permis d’identifier huit principaux motifs d’engagement radica...