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Français inclusif : à nous de l’inventer
« Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! »
Éliane Viennot, 2017
Rares sont les structures de l’ESS qui n’ont pas initié une bifurcation, même légère, vers le français inclusif dans leur communication, et notamment dans leur communication externe. Rares aussi sont les structures où cette bifurcation n’a pas fait l’objet d’un débat houleux. Car, il faut bien le reconnaître, les résistances face à la transformation de notre grammaire et de notre vocabulaire, même si elles ne sont pas propres à l’ESS, sont puissantes.
Démasculiniser la langue française
Pourquoi changer notre façon de parler, d’écrire ? Pour contrecarrer le caractère sexiste de la langue française et visibiliser les femmes et les personnes non binaires*. Parce qu’il existe une interdépendance entre la langue, parlée ou écrite, et la pensée. Pour affirmer notre revendication d’égalité de droits entre les sexes... Selon Alpheratz, linguiste qui se présente comme étant non binaire et utilise le neutre pour parler de lu{8}, « le français inclusif doit sa naissance à un postulat de départ : l’emploi générique du genre masculin est iconique de l’un des mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans la société, à savoir la pensée androcentrique* et son corollaire, le sexisme{9} ».
Dans l’expérimentation d’une communication inclusive comme ailleurs, acceptons le tâtonnement, les imperfections, mais aussi les nouveautés, les découvertes. Ce sont nos tentatives les plus réussies qui participeront à faire évoluer la langue. Intéressons-nous à ce qui se fait, voyons ce qui nous plaît, testons des formes qui reflètent au mieux notre pensée, sans attendre une forme officielle. Parce que la communication réelle, effective, évolue plus vite que les règles officielles et les transforme.
Exemple caricatural de ce décalage entre les usages et les règles, l’Académie française vient tout juste, début 2019, de valider l’emploi des noms de métiers au féminin, alors qu’il est officialisé par l’usage depuis des décennies, et même obligatoire dans les procédures de recrutement par exemple. Les résistances institutionnelles à la féminisation ont pour effet de multiplier les façons d’écrire inclusif, faute de règle officielle à suivre. La création de nouvelles formes d’écriture côtoie le retour au vieux français, avant la masculinisation de la langue opérée autour du XVIIe siècle par les grammairiens{10}. Un exemple de ce retour à l’ancien français est celui du mot autrice, courant au Moyen Âge puis interdit d’usage. Il se développe à nouveau aujourd’hui, bien qu’encore contesté, contrairement à son cousin actrice, pourtant construit de la même façon. Une femme actrice dérangerait-elle moins l’ordre établi qu’une femme autrice ? Oui, le français inclusif, c’est politique.
D’ailleurs, de plus en plus souvent, les personnes qui utilisent une forme inclusive du français ne parlent plus de féminisation de la langue, mais, pour être plus proche de la réalité historique, de sa démasculanisation. Dans une coopérative, des ateliers de « désintoxication de la langue patriarcale » ont même été mis en place pour accompagner ce mouvement de fond{11}.
Écrire inclusif, c’est possible !
Dans la préface du livre d’Alpheratz, le chercheur Philippe Monneret écrit : « Le français inclusif n’est pas une police de la langue, mais une liberté de parole{12}. » Considérer le français inclusif non pas comme une contrainte, mais comme une liberté est précieux, tant pour contrecarrer ses adversaires que pour ouvrir le champ des possibles aux personnes qui l’utilisent.
Une fois affirmée cette liberté, de nombreux moyens sont à notre disposition pour écrire et parler inclusif. Nous avons fait le choix d’en tester quelques-uns dans les différents chapitres de ce livre, toujours dans une logique d’expérimentation. À la fin de chaque chapitre, nous proposons un point rapide sur la forme choisie.
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Les pieds dans le genre
« On fabrique la féminité comme on fabrique d’ailleurs la masculinité, la virilité. »
Simone de Beauvoir, 1978
Pour mettre les pieds dans le plat de l’imaginaire égalitaire de l’ESS, il y a un passage obligé du côté des normes de genre. Que l’on soit née assignée{13} femme ou homme, les stéréotypes de genre, intégrés dès la petite enfance, nous construisent et nous enferment. Voyons comment mettre un peu de désordre là-dedans !
Les normes de genre nous enferment...
Le genre est ce qu’on appelle le sexe social. Dans leur Introduction aux études sur le genre, Laure Béréni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard définissent le genre comme un « système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin){14} ». Le genre est à la fois une construction sociale, un processus relationnel basé sur une relation d’opposition entre femmes et hommes et un rapport de pouvoir, lui-même imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir.
Aucune approche théorique ne peut convaincre qui ne souhaite pas l’être ; l’essentiel est dans l’expérience, le ressenti. Ainsi, mettre des mots, des explications sur un vécu peut aider lorsque les décalages sont lourds entre ce que l’on est et ce que notre socialisation nous impose, comme le souligne ce témoignage :
« Ce qui n’est pas et n’a jamais été un problème pour moi, c’est-à-dire vivre dans un corps d’homme avec ma personnalité située au-delà des clichés de genre, a eu l’air de poser des problèmes à beaucoup de gens autour de moi, dans ma famille, à l’école, au travail... Partout, et tout le temps, à la notable exception de la coopérative où je loge aujourd’hui mon activité, la seule structure de travail où je sois resté plus de deux ans dans ma vie professionnelle... L’un explique sûrement l’autre !
Et tout ce harcèlement, toute cette souffrance psychologique que j’ai subis m’ont empêché de développer une stabilité psychique, émotionnelle, personnelle, qui m’aurait permis de résister à la pression du travail, du quotidien, etc. Parce qu’à chaque coin de mon existence, même dans les moments où je pouvais commencer à me sentir bien dans ma vie, quelqu’un·e débarquait pour me reprocher mon sourire, mon attitude, ma non-violence, mon écoute, mon besoin d’harmonie, ma prédilection pour la réflexion mûrie plutôt que pour l’action frénétique, ma quasi-absence d’instinct de compétition, etc.
Mais aujourd’hui, après toutes ces années d’interrogation, je me sens enfin bien avec moi-même. Parce que les choses sont claires : le problème que j’avais était surtout un problème pour les autres{15}. »
Ce témoignage montre qu’en tant qu’êtres sociaux nous avons du mal à échapper et à nous affranchir du regard des autres, qui nous rappelle la « vérité » du genre, ou ce que le philosophe Paul B. Preciado appelle « le mur de Berlin du genre{16} ». Mais souvent, ce rappel vient d’abord de nous-mêmes dans une logique de formatage et d’auto-assujettissement. Même lorsque l’on a pris conscience des mécanismes de conditionnement en jeu, il est souvent difficile de transformer ses façons d’être et d’agir. Les témoignages suivants expriment cette difficulté mieux que de longs discours :
« C’est difficile d’être prise au sérieux au travail pour une jeune femme. En termes de code vestimentaire, de maquillage, etc., je suis en réflexion permanente entre ce que je suis, ce que je veux être, ce que je dois être... Je voudrais m’émanciper de ces injonctions, et c’est là qu’on réalise vraiment combien des combats personnels sont politiques ! »
« Malgré mes convictions féministes, je me retrouve dans l’écoute, l’aide, la compréhension, même face à l’antiféminisme... »
... Co-déconstruisons-les !
Puisque la co-construction est à la mode, est-il possible de lancer celle de la co-déconstruction ? De s’appuyer sur le collectif pour se défaire et dépasser des identités de genre qui nous enferment ou au moins initier un mouvement vers un peu plus de liberté ? Comment désapprendre l’acceptation de la domination ? Comment réussir à faire passer ses besoins et sentiments avant ceux des autres ? Tout en restant dans le domaine professionnel, qui est notre objet dans ce manifeste, chaque déconstruction est personnelle et peut à la fois soutenir et être soutenue par le collectif.
La complexité provient du fait qu’on se situe sur un registre à la fois sociétal et personnel, sur du très global et sur du très intime. On est donc pris dans une double logique potentiellement contradictoire :
• une logique contestataire, visant à « faire classe » avec les personnes de son genre pour dénoncer et combattre la domination et le patriarcat ;
• une logique de désidentification aux normes de genre pour sortir de l’auto-assujettissement.
Les deux logiques sont nécessaires et non excluantes. Si l’on ne se situe qu’au niveau de la classe des hommes et de la classe des femmes, on risque de rester coincé dans les normes qu’on combat, et de mettre sous le tapis les relations de domination et de pouvoir qui existent au sein même de ces classes. Comment transformer cette complexité en richesse pour faire avancer le collectif ? Quelques outils ou pistes ci-dessous.
Premier exemple, celui d’un atelier de sensibilisation sur les inégalités, organisé au sein d’une coopérative menant un travail spécifique sur la question du genre. Le tour de table initial pose aux sociétaires présent·e·s la question : « Si j’étais né·e de l’autre sexe, qu’est-ce qui aurait été différent dans ma vie ? » Ça paraît tout simple comme ça, mais c’est assez révolutionnaire ; certains membres de la coopérative ont parlé d’électrochoc après cet exercice. Et si plusieurs ont répondu que rien n’aurait changé, ou pas grand-chose, ce qui est apparu fortement, c’est le différentiel de liberté entre les femmes et les hommes :
« Si j’avais été une femme, je n’aurais pas été libre comme je l’ai été, pour mes études, pour mes voyages, pour tout ! »
« Je me suis toujours posé cette question quand j’étais petite. J’étais un...