Mille manières de transmettre
Faire vivre un fonds histoire ouvrière en bibliothèque de lecture publique
Vladimir Gil est responsable des fonds Histoire ouvrière et Histoire du judaïsme de la bibliothèque municipale Marguerite-Audoux (Paris 3e).
Promouvoir le savoir par le livre est l’une des missions inhérentes à la profession de bibliothécaire. Comment, alors, valoriser auprès du grand public un fonds documentaire érudit en histoire ? C’est ce qu’explique Vladimir Gil.
Les bibliothèques sont au croisement des politiques culturelles, sociales, éducatives. Elles contribuent à faire sens, à faire société. Elles sont utiles à la population. Elles sont nécessaires à l’exercice de la démocratie. La bibliothèque publique est, par excellence, le centre d’information local, où l’utilisateur peut trouver facilement toutes sortes de connaissances et d’informations. Les collections sont encyclopédiques et adaptées à tous les publics auxquels elles sont destinées. Parmi les missions fondamentales à l’accomplissement desquelles doit tendre la bibliothèque publique, ressortent l’information, l’alphabétisation, l’éducation et la culture.
La bibliothèque, une affaire publique
Les bibliothèques participent à créer et renforcer l’habitude de la lecture chez l’enfant dès son plus jeune âge et jouent, tout au long de la vie, un rôle essentiel dans l’appropriation de la culture et dans le débat citoyen. Lieux d’expression et de débat, elles encouragent dans leurs locaux et par leurs partenariats les pratiques de culture et de création, y compris numérique. Accueillant, dans la ville, tous les publics, ouvertes à tous sans contrainte ni exclusive, elles constituent des espaces de liberté individuelle et collective ; des lieux de brassage, de mixité des générations et des populations ; des lieux qui jouent un rôle important pour faire société dans la vie d’aujourd’hui.
Les bibliothèques qui assurent une mission de conservation jouent un rôle de préservation du patrimoine et de la mémoire qui s’étend aujourd’hui aux ressources d’Internet. Leurs fonds sont par définition spécialisés puisqu’elles ont vocation à tendre vers l’exhaustivité. On peut citer à titre d’exemples la bibliothèque de la Cité de l’architecture et du patrimoine (architecture et urbanisme) ; la bibliothèque du Saulchoir (sciences humaines et religieuses) ; les bibliothèques municipales pôles associés, dépositaires du dépôt légal imprimeur ; ou, à la Ville de Paris, la bibliothèque Marguerite-Durand (histoire des femmes, du féminisme et du genre) et la bibliothèque du cinéma François-Truffaut (histoire du cinéma, de la télévision et de l’art vidéo).
En revanche, comment intégrer et faire vivre un fonds spécialisé et thématique dans un fonds général encyclopédique ? Comment valoriser – donc rechercher un public réel, potentiel ?
Le fonds spécialisé en histoire ouvrière de la bibliothèque Marguerite-Audoux, Paris 3e
Située à proximité du Carreau du Temple et du marché des Enfants-Rouges, la bibliothèque Marguerite-Audoux possède un fonds Histoire ouvrière qui est né de la volonté du maire du 3e arrondissement de mettre en lien une documentation relative au monde ouvrier et un quartier au passé fortement empreint d’une activité ouvrière qui commence au milieu du XIXe siècle. Dès que la Révolution française achève de chasser les propriétaires fortunés, le lieu est dès lors occupé par une population d’artisans et d’ouvriers qui occupe les anciens hôtels et construit des ateliers dans les anciennes cours intérieures. Ainsi l’îlot de « la marmite » dont les rues (rue au Maire, rue des Vertus, rue des Gravilliers) et l’essentiel du bâti ont survécu aux destructions de l’hausmannisation. Cet îlot avait conservé jusqu’aux années 1960 ses ateliers bruyants et son chaos d’appentis. Aujourd’hui, les passages envahis de plantes grimpantes hébergent des lofts élégants. Les « bobos » ont remplacé les artisans. Mais en partie seulement. Des Chinois fabriquent dans les étages la maroquinerie bon marché, ce qu’on appelle depuis des siècles les « articles de Paris » que d’autres Chinois vendent « en gros » dans les boutiques donnant sur la rue.
L’implantation joue ici un rôle important car souvent le lecteur, qu’il fréquente régulièrement le fonds ou qu’il vienne jusqu’à la bibliothèque pour un ouvrage précis, introuvable dans les autres établissements ou dans le commerce, est conscient de ce lien qui unit les livres et le quartier. À l’occasion de discussions avec un bibliothécaire, il n’est pas rare que certains lecteurs aiment le faire remarquer et le perçoivent comme une chose naturelle, évidente, de l’ordre presque de la transmission de la mémoire du lieu.
Comme pour le fonds courant, il est nécessaire de définir une politique documentaire pour un fonds spécialisé. Après avoir dressé une typologie des ouvrages qui doivent composer le fonds, à travers l’examen des interférences avec les autres disciplines ou thèmes, ont été retenu : l’histoire des ouvriers en France, notamment à Paris dans les 3e et 4e arrondissements ; l’histoire des luttes sociales et du syndicalisme ; l’implantation (urbanisme et architecture)...
L’échelle envisagée et le degré d’exhaustivité du fonds dépendent de l’existence d’autres fonds présentant la même offre dans les environs, d’où la nécessité d’un travail en réseau avec les autres institutions culturelles locales (musées, archives, institutions) pour définir les périmètres et priorités de chacun (éviter les doublons peu pertinents, ou, a contrario, les lacunes). La taille de l’établissement et le budget consacré à ce fonds constitueront aussi des contraintes incontournables et des critères discriminants. La bibliothèque Marguerite-Audoux dispose pour le fonds de 10 mètres linéaires et d’un budget d’acquisition de 800 euros par an. Il est dépensé pour les nouvelles acquisitions et pour l’entretien du fonds : renouvellement des documents perdus et abîmés, par exemple. Dans une bibliothèque municipale, ce budget, fraction du budget total de l’établissement alloué par la Ville de Paris, est soumis aux possibles redistributions des priorités. On peut retenir, comme critères premiers d’acquisition, les trois discriminants que sont le sujet (le plus évident), l’auteur et l’éditeur. Le repérage des documents nécessite ainsi une veille bibliographique spécifique, dont les outils sont les catalogues des éditeurs sous format papier ou numérique, la base de données Electre qui concentre de manière exhaustive la totalité des documents imprimés et ceux qui vont l’être dans un futur proche. La recherche par mots-clés permet une grande finesse de résultats. Une des difficultés majeures que rencontre l’acquéreur est liée à la production éditoriale elle-même qui reste au final relativement faible dans ce champ d’étude.
Les contours de la politique documentaire étant fixés, les acquisitions sont soumises nécessairement aux besoins des lecteurs qui, dans une bibliothèque municipale, vont être en définitive déterminants. La bibliothèque doit mener une politique d’offre, et proposer des documents de fonds, qui sont des références dans le domaine, et au contraire des documents à la marge qui ne vont intéresser que peu de lecteurs mais qui par leur rareté dans les collections d’autres bibliothèques ou leur sujet pointu constituent des documents incontournables. Ces derniers proviennent souvent d’éditeurs en marge qui proposent une étude sur l’histoire locale d’un lieu ou une figure peu connue. La tension réside dans le désherbage particulier de la collection : la nécessité de conserver certains documents jugés essentiels, mais dont le très faible taux de rotation induirait logiquement, dans un autre fonds, qu’ils soient écartés des collections se heurte aux contraintes de volumétrie.
La valorisation du fonds spécialisé en Histoire ouvrière
La mise en valeur du fonds Histoire ouvrière passe par la considération des nouvelles problématiques ouvrières : malgré l’idée assez répandue que la classe ouvrière a disparu avec la fermeture des mines et la délocalisation d’une part de l’industrie, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui la réalité du travail ouvrier demeure une composante essentielle de la société française. Loin d’avoir disparu de la société française, le monde ouvrier s’est en partie déporté sur de nouveaux espaces dont on connait mal les contours. Dans les entrepôts, les ouvriers ne fabriquent pas des biens de consommation mais ils les stockent, les trient, les emballent ou parfois les étiquettent. Ces activités structurent aujourd’hui la condition des classes populaires et leurs trajectoires. Produire ce flux suscite des tâches de manutention, répétitives et pénibles, sur des horaires décalés, parfois de nuit, soumises à des quotas de production et génératrices de maladies professionnelles. La rencontre à la bibliothèque avec Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, sociologues et auteurs de « Produire le flux : L’entrepôt comme prolongement d’un monde industriel sous une forme logistique{37} », fait le lien entre les deux pans du fonds. En sens inverse, une conférence au contenu historique comme celle de Benjamin Yung – Journaliers, hommes de peines, manœuvres : qui étaient les précaires parisiens du XIXe siècle ? –, s’appuyant sur son travail de thèse, transmet la mémoire de ce qu’était alors le marché du travail dans une partie de la classe ouvrière et établit, de fait, un pont avec la situation actuelle de précarité et de pénibilité du travail. Ce va-et-vient entre deux époques est essentiel pour faire vivre le fonds.
Suivre une actualité brûlante favorise la « sérendipité » ou découverte de ce qu’on ne cherchait pas au départ. À l’occasion du soixantième anniversaire de Mai-Juin 68, la bibliothèque s’est enrichie de plusieurs nouveaux titres, dont la médiatisation a agi comme un coup de projecteur sur le reste du fonds Histoire ouvrière. De nombreux emprunteurs venus pour ce sujet ont découvert l’existence des autres documents du fonds. La médiation s’est faite sur le temps d’un cycle thématique composé d’une exposition d’affiches des Beaux-Arts issue des collections de la bibliothèque Forney et de deux conférences : Christelle Dormoy et Boris Gobille pour Mai 68 par celles et ceux qui l’ont fait{38}, et Julien Hage et Vincent Chambarlhac pour Le trait 68 : insubordination graphique et contestations politiques{39}. Deux approches différentes, l’une plus intime qui renvoie vers les témoignages et autobiographies présents dans le fonds notamment par le dépôt d’une trentaine de tapuscrits de l’APA (Association pour l’autobiographie et le patrimoine), l’autre vers les documents à contenu artistique – affiches, graffitis, peintures et photographies.
Enfin la politique de valorisation du fonds s’inscrit dans des réseaux de partenariat. La librairie Quilombo, des maisons d’éditions comme Agone, La Fabrique ou les Éditions de l’Atelier, la bibliothèque des Amis de l’instruction, des structures associatives comme l’APA, ou Lecture pour suite qui monte dans les murs des ateliers d’écriture sur le travail, forment un maillage grâce auquel la bibliothèque Marguerite-Audoux poursuit ses objectifs.
L’histoire par la presse, l’exemple de RetroNews
Étienne Manchette est responsable des partenariats et contenus de RetroNews.
Avec RetroNews, la Bibliothèque nationale de France (BnF) a mis en place un programme ambitieux de valorisation mais aussi d’éditorialisation de ses fonds numériques de la presse française. Une manière originale de mêler érudition, usages et vulgarisation, sur laquelle revient Étienne Manchette.
1790 : « Au milieu de cette misère universelle, huit jours entiers, dit-on, doivent être consacrés aux fêtes, aux festins, aux joutes, aux divertissements de toute espèce... » (Observations sur les fêtes du pacte fédératif, L’Ami du peuple, ou le Publiciste parisien, 16 juillet 1790)
Juin 1948 : « Selon l’United Press, à laquelle il faut laisser la responsabilité de cette description de “l’atmosphère” dans la capitale, “la tension monte d’heure en heure à Berlin” » (journal Ce soir, Situation critique à Berlin, 25 juin 1948)
1890 : « Vous m’avez demandé, cher directeur et ami, mon opinion sur le drame de Toulon. C’était chose dangereuse. » (Séverine, « Le droit à l’avortement », Gil Blas, 4 novembre 1890)
1933 : « Salle Pleyel, interrompant les applaudissements qui jamais n’auraient cessé, Duke Ellington se lève, simplement, il annonce : le prochain numéro est “Echoes of the jungle” » (« Duke Ellington à Paris », l’Humanité, 4 août 1933)
La presse, matière base de RetroNews, est une matière brute, bruyante. Cette quantité de mots, d’histoires, de données, comment la structurer et y donner accès ? Comment, aussi, restituer ces perceptions, cette couverture au jour le jour, dénuée de recul, que constituent les archives de presse ?
Valoriser les fonds numériques presse de la BnF
Convaincue qu’un tel patrimoine doit être exposé au plus grand nombre, la BnF a depuis vingt ans mis en œuvre une politique de numérisation de masse et, pour en faciliter sa diffusion, de consultation ouverte avec sa bibliothèque numérique Gallica. RetroNews participe et amplifie depuis plus de deux ans la numérisation et la mise à disposition des collections presse de la BnF, notamment sur les fonds microfilmés présents à la bibliothèque.
Outil de recherche dédié à ces collections, complémentaire de la bibliothèque numérique Gallica, acteur de la numérisation, RetroNews est aussi un espace de publication, de vulgarisation de l’histoire, d’une histoire par la presse, par l’archive.
Les quelques extractions qui figurent en préambule permettent de donner une idée de la couverture temporelle des collections en ligne, couvrant un peu plus de trois siècles, de 1631 à 1950, mais aussi de la diversité de formes, d’événements, de sujets qui y sont traités. La presse parle de tout. De politique, de sciences, de littérature. Elle rapporte les événements quotidiens, elle évolue, la publicité vient la modifier... Et son impact sur l’opinion va croissan...