La force de la non-violence
Il n’y avait plus de temps à perdre ! Il fallait constituer une nouvelle association « Les Amis de Jéricho » et recruter une équipe d’animation pour lancer l’accueil de jour.
Depuis plusieurs mois, j’avais repéré le docteur Jean Fourestier qui aidait le père Autric : ancien médecin de la Marine, connu sur la ville pour son amabilité, son honnêteté et son sens du service. Il était l’homme de la situation. Malheureusement et à cause probablement des premiers pas un peu turbulents de Jéricho, il semblait m’éviter. Par chance, grâce à une dent de sagesse récalcitrante, mon dentiste m’envoya chez le stomatologue pour une anesthésie générale et ce fut le docteur Fourestier qui fut chargé de m’opérer ! Avant l’intervention chirurgicale, j’eus le temps de lui camper la situation et de le solliciter pour prendre la présidence de l’association. À mon réveil, sur la table de chevet, il y avait la dent arrachée et un message écrit de sa part : « C’est d’accord pour Jéricho ! »
Michel, jeune permanent de « Forêt Future », une entreprise d’insertion de forestage, créée par l’association « Culture et Liberté », accepta d’être trésorier et Marie-Hélène, médecin de l’hôpital Renée Sabran, sur la presqu’île de Giens, le secrétariat. Xavier, permanent d’Emmaüs nous rejoignit, ainsi que des anciens du CEAS.
Simultanément, je proposais à Pierre, un ami franciscain de Nice qui avait besoin de prendre quelques mois de recul, de prendre le poste de directeur : je savais d’emblée qu’il serait lui aussi l’homme de la situation. Ancien militant d’ATD Quart Monde et de Pax Christi, je n’ai pas douté une minute qu’il ait été envoyé par le Ciel, même si pour l’instant j’étais décontenancé par les procédés de la Providence. En effet il était amoureux d’une jeune femme et avait besoin d’y voir clair sur son avenir.
Pour l’épauler dans sa tâche de directeur de Jéricho, on fit appel à Huguette comme économe intendante. Femme de caractère, les accueillis l’appelèrent très vite « Madame Thatcher », elle devint en quelque sorte la mère de famille de la maison, chargée de superviser les approvisionnements, les repas et le service en salle.
Arrivé sur Toulon pour rejoindre la communauté des capucins au Guynemer, Christian Parsy, diplôme d’État d’assistant social en poche, compléta l’équipe et lui donna une allure plus « professionnelle », selon le langage des travailleurs sociaux. En réalité, Christian, avec son mégot de cigarette maïs toujours collé à la lèvre inférieure, était pour ainsi dire le moins rigoureux et le plus poète... mais son diplôme lui ouvrait les portes du monde du « social ».
Les officiers de Marine qui nous avaient aidés lors de l’installation du premier Jéricho, rue Mirabeau, nous proposèrent une « roulante » puisque nous n’avions pas de cuisine. On récupéra donc l’engin, une cuisine sur roue utilisée pour les manœuvres de l’armée, dans les bunkers de l’arsenal et on l’installa dans la cour du garde-meuble, à côté d’une réserve de charbon pour faire chauffer les fours et les plaques. Raymond, cuisinier sur le quartier de Saint-Jean-du-Var, accepta de manier la roulante, vêtu de sa toque, de sa blouse blanche et de ses moon-boots pour ne pas avoir froid aux pieds dans une cuisine de plein air.
Alain, un objecteur de conscience de Pax Christi, compléta l’équipe. Nous pouvions désormais ouvrir, nous étions fin octobre. Le restaurant ne fut inauguré que le jour de Noël 1985, avec une belle fresque murale dessinée par Joël, un ami de la rue qui avait reproduit les visages et les silhouettes de tous ceux qui s’étaient activés ces jours-là.
Aujourd’hui, un grand nombre de ces silhouettes évoque des amis décédés. Cette fresque mémoire transforme ce lieu d’accueil en sanctuaire de l’amitié et de l’hospitalité... Elle est pour Jéricho un clin d’œil de son histoire et de sa fondation. Elle représente des hommes et des femmes de toute origine et de tout milieu, elle illustre un espace d’ouverture et d’accueil, une mise en réseau avec d’autres réalités peintes elles aussi sur le mur : l’atelier de menuiserie Sycomore, la chapelle de la Pauline restaurée par des chômeurs, le hameau des Tatins dans la Drôme pour aller reprendre souffle.
Dans l’actualité, on commençait à parler des « nouveaux pauvres ». Sur les écrans de télévision, Coluche invitait à créer des restaurants du cœur et l’abbé Pierre venait lui donner l’écho de sa voix. À Jéricho on se félicitait d’avoir osé s’engager dans l’action avant cet élan médiatique qui inventait la nouvelle appellation « SDF » : ce sigle remplaça progressivement les termes de sans-abri, d’indigent ou d’errant. Ceci dit, ce contexte de l’hiver 1985 suscita à Toulon aussi un bel élan de nouveaux bénévoles, conscientisés par ce retour massif de la pauvreté.
Pourtant, au même moment, couvait une crise que nous ne soupçonnions pas. Martine était en effet, arrivée un matin à Jéricho, bien abîmée. Son visage était tuméfié, ses lunettes cassées et elle saignait d’une oreille. Le médecin bénévole de l’accueil, jugeant son état assez grave, décida de l’envoyer à l’hôpital. Elle affirmait avoir été victime dans la nuit d’une rafle violente de policiers qui avaient mis des cagoules sur le visage pour arrêter les gens qui erraient dehors. Elle surenchérissait en affirmant qu’elle avait reconnu l’un d’entre eux et qu’en conséquence elle avait reçu une belle raclée. Elle avait voulu aller porter plainte au commissariat central, mais s’était vue opposer une fin de non-recevoir. Nous étions un peu sceptiques... même si nous la laissions parler, car elle était visiblement très choquée. Quelle ne fut pas ma surprise et ma stupeur en recevant en milieu de matinée l’appel d’un journaliste local, puis d’un national (Le Monde, Le Figaro et RTL) voulant m’interroger sur « les faits de la nuit ». Ils cherchaient à interviewer Martine pour recueillir son témoignage. Dès le lendemain, « l’affaire des policiers cagoulés » sortit dans la presse en précisant : « Grâce à une association caritative, des policiers violents à l’égard des SDF sont démasqués. » La tension monta très vite : les appels téléphoniques fusèrent notamment depuis la mairie et l’évêché. Messages d’encouragement, mais aussi insultes et intimidations se succédèrent.
J’appris plus tard, par celui-là même qui m’en fit un jour la confidence, que parmi les policiers concernés, l’un d’entre eux, un chrétien convaincu, n’avait pas supporté d’être enrôlé dans une telle équipée. Il avait téléphoné à l’Agence France Presse pour raconter l’épopée nocturne et les violences faites à Martine en donnant comme consigne : « Contactez le diacre à Jéricho qui vous donnera plus de précisions ! » Quelques jours plus tard, c’est Antenne 2, qui était sur place et m’opposait, par interviews respectives, au maire de Toulon.
Cette affaire nous dépassait, mais je sentais intimement qu’il y avait dans cet événement un défi qui engageait l’avenir et l’identité même de Jéricho. Ou nous nous taisions et laissions étouffer l’affaire lâchement pour ne pas mettre en péril l’avenir des subventions de fonctionnement, ou bien nous nous posions comme lieu de « défense des droits de l’homme », en particulier des plus pauvres, au risque alors de ne pas pérenniser le restaurant social et l’accueil de jour !
Jéricho, comme parole d’Église, ne pouvait pas se taire. Sans faire de surenchère, nous décidions d’y voir clair. Le président, le docteur Fourestier, était effondré : ami du maire, il ne pouvait admettre ni imaginer qu’une telle chose ait pu être possible. Il s’activa, tel un diplomate en temps de guerre, pour écouter les uns et les autres, pour apaiser les esprits et faire œuvre de justice.
Grâce à une permanence juridique, lancée par Françoise, ancienne juge pour enfants à la retraite, nous consignions les témoignages de toutes les victimes de cette folle nuit. Non seulement les quelques sans-abri concernés vinrent raconter leur mésaventure, mais aussi un jeune marin qui avait fini sa nuit sur un banc de la place d’Armes à cause d’une soirée arrosée, ainsi qu’un marchand ambulant qui avait perdu, dans l’agression policière, ses papiers et toute sa marchandise. Il conclut sa déposition par ces mots : « Je suis arrivé comme commerçant sur la ville de Toulon, et en moins d’une nuit je suis devenu, grâce à la police de la ville, un vrai SDF. »
Chaque jour, je tenais mon évêque au courant de la tournure des événements et, entre autres, de notre désir de publier dans La Clé, le journal de la diaconie, la majorité de ces témoignages. Un appel furieux du vicaire général me convoqua à l’évêché : « Si vous publiez ces textes dans votre journal, sachez que vous n’êtes plus couvert. Ce n’est pas pour quelques marginaux, plus ou moins racontars, qu’on va laisser se dégrader les relations de l’évêché avec la ville où il y a d’ailleurs de très nombreux chrétiens qui sont prêts à tout faire pour arranger les choses ! »
J’étais ulcéré par ses propos. Je tentai de discuter, en vain ; il entra dans une telle colère qu’il valait mieux laisser passer.
Le soir de ce mercredi des Cendres, j’étais invité à prêcher à la paroisse Notre-Dame-des-Routes. N’y tenant plus, au moment des annonces, après la Communion, je pris la parole : « Frères et sœurs, l’association Les Amis de Jéricho a besoin de votre prière. Nous traversons une crise et nous ne pouvons pas faire machine arrière. Permettez-moi de vous lire le témoignage d’un homme qui s’est fait agresser par la police, il y a quelques nuits de cela. Le vicaire général m’a interdit de publier ce témoignage dans le journal La Clé, mais il ne m’a pas interdit de le lire à l’église. Puisque nous entrons en carême, merci de faire l’effort d’écouter cet appel au secours. » L’assemblée était très réceptive et très recueillie, les visages assez graves. Je me sentis confirmé dans la détermination de continuer à défendre la cause de ces pauvres au moins pour l’honneur de Dieu et la crédibilité de l’Église !
Le soir même, je reçus un appel de Béatrice, une paroissienne qui était présente à la messe. Je la connaissais depuis le Fort Rouge où elle animait la bibliothèque de la pré-école. Depuis elle était devenue une bibliste chevronnée. Elle me raconta : « Après t’avoir entendu à l’église, j’ai téléphoné à un de nos amis qui est au cabinet du ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua. Il est prêt à te recevoir à Paris pour être informé en direct de l’affaire. » J’en parlais à l’évêché, au président de Jéricho et nous voilà avec Pierre de Riberolles, le directeur, en route pour le ministère, où nous fûmes reçus place Beauveau. Le représentant de l’État nous rassura sur notre bon droit, nous encouragea à poursuivre nos actions et s’engagea à prendre lui-même contact avec la ville de Toulon et le préfet pour manifester le soutien qu’il nous portait. Cette audience était un pavé dans la mare locale puisque notre action devenait tout à coup une petite affaire d’État. Les élus reçurent des remontrances et les policiers municipaux furent démis de leurs fonctions et réorientés sur des nouvelles tâches. Un procès en justice suivit dans les mois à venir.
Il fallut beaucoup de temps pour retrouver des chemins de dialogue et de réconciliation. On finit par y arriver, dix ans plus tard, avec une demande de pardon publique du maire, et quelque temps après, d’anciens policiers impliqués dans l’opération nocturne.
Ces premières années de l’histoire de Jéricho ont marqué en profondeur l’aventure de la diaconie dans le Var. L’option préférentielle pour les pauvres ne peut pas se limiter à de la compassion, ou pire, à de la bienfaisance. Elle est engagement dans la cité pour défendre les droits bafoués, au risque de se compromettre du côté des victimes. Elle doit être orientée sur la transformation sociale.
La parole du prophète Isaïe, proclamée dans la liturgie, le jour de mon ordination, garde une saveur d’actualité qui ne permet pas d’en ignorer les exigences :
« N’est-ce pas ceci, le jeûne que je préfère :
Défaire les chaînes injustes
Délier les liens de l’esclavage
Renvoyer libres les opprimés
Et briser toutes les entraves ?
N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé
Héberger chez toi les pauvres sans abri,
Si tu vois un homme nu, le vêtir
Ne pas te dérober devant celui qui est ta propre c...