Faire bouger les murs des Ehpad
Claude Montuy-Coquard et Rémi Bouvier
Groupe AÉSIO Santé, Loire
Claude Montuy Coquard : Le Groupe AÉSIO Santé accompagne des personnes âgées dépendantes dans des établissements dédiés depuis les années 1980. En 2019, nous avons créé à Saint-Étienne la première Cité des aînés. Celle-ci est la mise en œuvre opérationnelle du bilan de toutes les prises en charge que nous avons pu faire et de notre observation de l’évolution des besoins des aidés et des aidants. Ces dernières années, nous avons en effet constaté une profonde mutation du profil des aidants, qui sont aujourd’hui vieillissants, ont eux-mêmes des problèmes de santé et de ce fait ont eux aussi besoin d’un soutien médical et psychologique. De plus, pour un conjoint qui a vécu trente ou quarante ans avec la personne qui devient dépendante, le placement peut être difficile à vivre. D’autant qu’il se fait souvent dans des situations d’urgence. Et les plateformes de répit ou les services à domicile qu’on peut mettre en place sont en général insuffisants pour accompagner les aidants. Avec la création de la Cité des aînés, nous avons souhaité aller beaucoup plus loin, en travaillant non pas uniquement sur le parcours de vie de la personne âgée, mais sur une prise en charge renforcée de la dyade aidant-aidé. L’originalité de la réponse de la Cité des aînés, c’est de permettre aux aidants de venir vivre à proximité de l’Ehpad. Pour ce faire, nous avons ouvert 35 logements pour les aidants conjoints.
Rémi Bouvier : Nous avons demandé à l’architecte de créer des logements pour personnes âgées, complètement attenants à l’Ehpad et reliés à lui par des passages. La Cité des aînés est ainsi traversée par une rue commerçante couverte qui permet les échanges entre les différentes unités.
C. M. C. : Dans ces appartements meublés, le conjoint vient poser ses valises comme à l’hôtel et bénéficie de services renforcés.
R. B. : Ainsi, l’aidant peut vivre au plus près de son proche, dans un appartement adapté, autonome, conçu pour pouvoir éventuellement accueillir un lit médicalisé, pour que les pompiers puissent entrer en urgence ou qu’une infirmière puisse venir faire des soins si l’aidant en a à son tour besoin. Par ce système de logement à proximité, le placement du proche dépendant n’est pas synonyme d’une trop grande rupture. Les personnes, elles, ne renoncent pas entièrement à leur vie antérieure. Elles font transitoirement une pause, qui excède rarement deux ans, deux ans et demi, durée moyenne de séjour dans nos établissements. Au décès de leur proche, les aidants ont le choix de continuer à vivre là ou de retourner à leur domicile premier.
C. M. C. : La particularité de la Cité des aînés, c’est donc cet accueil de l’aidant, qui par ailleurs co-élabore la prise en charge de son proche. Aux côtés de l’équipe professionnelle, il peut proposer des accompagnements très personnalisés.
R. B. : Nous lui laissons la liberté d’organiser sa vie avec son conjoint de la manière dont il le souhaite : prendre les repas avec lui, partager des activités... À aucun moment, nous ne le contraignons dans un gabarit d’accompagnement que nous aurions prédessiné.
C. M. C. : En plus d’offrir aux aidants une résidence autonome, nous améliorons leur qualité de vie en mettant à leur disposition une conciergerie, qui apporte un service à la carte. Grâce à ce dispositif, ils peuvent par exemple bénéficier des services d’une socio-esthéticienne{12}, d’un service de transport, d’un service de repas différencié de type hôtelier. Cela leur permet de garder certaines de leurs habitudes de vie et de se faire plaisir. Ils peuvent par exemple continuer à déguster des pâtisseries de chez leur pâtissier de quartier. Nous savons que la culture contribue au maintien en bonne santé, nous avons donc développé, en lien avec la direction culturelle de la ville de Saint-Étienne, un programme culture et santé, de manière à ce que l’aidant et l’aidé continuent à avoir une vie culturelle. Dans ce but, nous sommes aussi en train de conventionner toutes les associations culturelles de la ville, les écoles de théâtre et de danse, le conservatoire de musique, pour qu’ils viennent proposer des activités et des représentations à la Cité des aînés.
R. B. : Dans le cadre du partenariat avec la ville, nous envisageons même d’avoir la possibilité de diffuser les opéras en temps réel pour que les couples retrouvent ce plaisir qu’ils pouvaient avoir de se rendre à l’opéra ensemble et de s’offrir un petit repas avant ou après. Là, ils pourront dîner au restaurant de la Cité des aînés avant d’aller dans la salle de spectacle voir une retransmission en direct de l’opéra sur grand écran.
C. M. C. : Nous ouvrons aussi la possibilité de séjours de vacances dans un centre situé dans un endroit magnifique dans le sud de l’Ardèche. Il s’agit d’un produit touristique, hôtelier, que nous avons spécialisé dans l’accompagnement des aidants et l’accueil du handicap.
R. B. : Ainsi, nous permettons aux familles de partir en vacances ensemble, avec une prise en charge globale du handicap. Pour l’instant, le centre fonctionne surtout en été, mais nous souhaitons qu’il puisse ouvrir toute l’année. Nous réfléchissons également avec Cap Vacanciel, une chaîne de résidences de vacances du Groupe Macif-AÉSIO, à comment mieux accueillir le handicap, y compris le handicap lourd pour donner la possibilité aux familles aidantes de profiter pleinement de moments de vacances ensemble et de bénéficier d’un soutien logistique et sanitaire adapté dans des endroits variés.
L’objectif global de ces offres est de faciliter la vie de l’aidant et de lui permettre de retrouver sa place, soit de parent, soit de conjoint, soit de frère ou de sœur à part entière, qui prend plaisir à déjeuner avec son proche, à se faire livrer une pâtisserie et à la déguster avec lui, comme il a pu le faire toute sa vie, parce qu’autour il y a toute la logistique médicale et paramédicale. L’aidant ne s’épuise plus à faire les transferts de fauteuil, à assurer les repas et la coordination de tous les professionnels qui veillent sur la personne. Il est juste dans sa position de conjoint, d’enfant, de frère ou de sœur, qui partage des moments de vie avec son proche pour les quelques mois qui lui restent à vivre. En un sens, l’aidant cesse d’être un aidant.
C. M. C. : J’ai en tête une dame qui vivait dans une grande maison dans des conditions assez privilégiées et qui est venue nous confier son mari devenu dépendant. Cela n’a pas été simple mais aujourd’hui, elle témoigne que grâce à nos services, elle peut conserver certaines de ses habitudes, voir autrement l’accompagnement de la fin de vie de son époux et ne pas sombrer elle-même. Elle a quitté sa maison pour vivre dans un petit appartement, où elle peut maintenir ce lien permanent avec lui. Tous les midis, elle va le chercher pour déjeuner dans son appartement, ou l’emmener au restaurant de la Cité. Malgré la dégradation de l’état de santé de son mari, cette dame n’est pas épuisée physiquement et moralement comme on peut imaginer qu’elle l’aurait été si elle avait fait le choix de s’occuper de lui à domicile.
R. B. : À la Cité des aînés, nous offrons des conditions de vie excellentes à la personne dépendante. Cette dame conserve une relation de couple avec son mari et elle continue aussi à avoir une vie sociale avec les autres personnes de la résidence. Quand son mari décédera, elle pourra reprendre sa vie d’avant sans avoir été épuisée par cet accompagnement. Sans non plus avoir de remords de l’avoir placé. De cette façon-là, nous redonnons pas mal de perspectives à nos aidants.
Pour de nombreuses personnes, la solution souhaitée, c’est le maintien à domicile le plus longtemps possible. La conséquence, c’est que les Ehpad sont amenés à se sanitariser, c’est-à-dire à accueillir des personnes de plus en plus dépendantes, qui viennent y passer les quelques derniers mois ou semaines de leur vie. Pour autant, je refuse de penser l’Ehpad comme un mouroir, comme on l’entend dire quelquefois. On n’a pas d’autre choix que de mourir quelque part alors autant le faire dans un endroit où les conditions de prise en charge sont les meilleures pour la personne et pour ses proches. À domicile, on peut mourir dans des conditions désastreuses, avec des blocages rénaux, des escarres aux fesses, sans sonde nutritive, auprès de proches qui sont dans un état de saturation et de ras-le-bol tel qu’ils font comprendre à la personne en fin de vie qu’il serait bien qu’elle déménage. Nous devons donc ouvrir des lieux dans lesquels les personnes, entourées de leurs proches, peuvent vivre leurs derniers moments aussi paisiblement que possible. Et où les professionnels de santé sont en pleine capacité de les accompagner.
Parce que l’accompagnement à domicile est éminemment complexe à gérer pour l’aidant qui voit défiler toute la journée médecins, infirmières, aides-soignants, kinés, aides ménagères. Si l’on veut que ces gens ne se percutent pas, il faut une orchestration sans faille. Sauf que l’aidant n’a pas toujours prise sur l’organisation. Le médecin annonce qu’il passe le matin et finalement, il est retardé. Comme le médecin n’est pas passé, l’infirmière dit qu’elle viendra plutôt le soir. À partir de là, ça devient très compliqué de s’organiser pour aller chez le coiffeur, donner rendez-vous à un ami, s’aérer, prendre du temps pour soi. Ces situations aboutissent souvent à un épuisement de l’aidant, dont une des conséquences peut être malheureusement de la maltraitance involontaire envers le proche aidé.
C. M. C. : Il est très difficile de mettre en place un accompagnement de qualité en soins palliatifs à domicile quand les soignants ne sont pas sur place et que le proche est tout seul à domicile. L’hospitalisation à domicile (HAD) offre beaucoup de possibilités mais rien ne vaut une présence continuelle et permanente. Mais l’un n’empêche pas l’autre, c’est pourquoi nous travaillons sur toute une gamme de services pour pouvoir accompagner à la fois le maintien à domicile et le placement en Ehpad.
R. B. : On ne doit rien imposer mais permettre aux personnes de faire le choix de l’endroit où elles ont envie d’être parmi un panel de scénarios possibles, en tenant compte de leurs capacités et des aides disponibles. Tout ça est à réfléchir et à repenser pour chaque situation singulière.
C. M. C. : Pour pouvoir proposer une prise en charge globale et individualisée de la personne, nous avons aussi compris que nous devions décloisonner les frontières entre vie ordinaire et vie institutionnelle et les rapports entre les professionnels, les aidants et les aidés.
R. B. : Nous considérons que le mot aidant a une acception très large. Au fond, tout le monde est aidant, le proche, le professionnel du soin comme l’architecte qui construit nos bâtiments. On peut regarder l’activité des professionnels comme purement sanitaire ou hôtelière, mais celui qui aide quelqu’un à manger, à faire sa toilette, à passer commande d’une corbeille de fruits chez le commerçant du coin, est en fait dans une posture d’aidant. Parallèlement, certains proches aidants vont très loin dans la prise en charge psychologique ou médicale de leur proche, changent des sondes gastriques ou urinaires et ont donc des gestes sanitaires qui se rapprochent des gestes des professionnels. Il y a aussi le cas des aidants qui vivent éloignés de la personne aidée et qui ne sont pas présents tout le temps. Ils interviennent partiellement et de manière incomplète. Quand survient une crise, le temps qu’ils en soient informés, une solution a dû être trouvée dans l’urgence sans qu’ils aient eu la possibilité d’agir et ils se sentent souvent inutiles. Par rapport à ces différents profils, nous avons compris que l’accompagnement que nous pouvons proposer n’est jamais duplicable et qu’il faut le réinventer à chaque fois.
À l’occasion de la crise de la Covid, nous avons pu mettre en évidence que la réponse de la Cité des aînés était adaptée et robuste. Dans d’autres établissements qui ont été confinés, les aidants ont été privés de contact avec leur proche durant plusieurs semaines, ce qui a pu être un grand traumatisme pour certains. À l’inverse, à la Cité des aînés, les aidants qui vivent et sont intégrés dans la structure ont pu continuer à avoir leur fonctionnement habituel d’aidant, à partager des repas ou des activités avec leur proche. Cela nous a plus que jamais amenés à considérer que les aidants ne sont pas des personnes extérieures à l’équipe soignante et qu’à chaque fois que nous raisonnons sur une prise en charge, nous devons y intégrer le positionnement de l’aidant.
C. M. C. : Aujourd’hui, notre bilan est très positif, mais nous savons que nous avons encore des améliorations à faire. Dans notre démarche de groupe, nous sommes en recherche permanente. Nous observons l’évolution des besoins et nous cherchons à y répondre, en intégrant les nouvelles technologies, les réflexions des experts. Nous nous perfectionnons à partir des critiques reçues.
R. B. : En fait, le projet de la Cité des aînés vient d’une expérience qui n’a pas été au bout de son intention première. Il y a quelques années, nous avons construit un Ehpad qui portait une ambition d’innovation. Quand l’établissement a été terminé, il était très beau, nous étions très contents, mais le vent de l’innovation n’avait pas soufflé dessus. Nous avions eu tendance à dupliquer, en les améliorant, des tas de choses que nous connaissions ailleurs. Nous avons donc initié un nouveau projet à partir d’une feuille blanche, en faisant comme si nous n’avions jamais vu d’Ehpad et que nous devions en construire un pour la première fois sans reproduire ce qui se faisait déjà. Nous sommes partis du postulat que l’on vit avec nos cinq sens, qui se détériorent quand on vieillit. Avec les architectes et des experts, nous avons travaillé à créer un environnement sensoriel qui vienne stimuler les sens ou les compenser. Ainsi, nous avons mis au point une signature olfactive, une ambiance sonore apaisante, nous avons joué sur les lumières, les matériaux, les couleurs. Nous nous sommes appuyés sur des experts en luminothérapie, des psychiatres, des designers de la Cité du design de Saint-Étienne. Nous avons sollicité le fabricant de meubles Ligne Roset pour créer une ligne spéciale Ehpad, avec du mobilier adaptable et mobile pour des chambres qu’on a voulu modulaires et non stigmatisantes. Nous avons aussi travaillé sur l’alimentation et sur le soin avec l’ambition de proposer une offre qualitative tant sur l’aspect médical qu’hôtelier.
Par ailleurs, nous avons pensé notre Cité des aînés comme une cité, véritable lieu de vie ouvert, avec des rues intérieures, des restaurants, une place, et une conciergerie, véritable point de passage vers la ville ordinaire avec ses fleuristes, ses pâtissiers, ses bouchers, ses primeurs...
C. M. C. : On trouve par exemple, à l’intérieur de la Cité, un restaurant, géré par un partenaire extérieur, accessible à tout public. C’est un lieu de convivialité où l’aidant et l’aidé ont la possibilité de se retrouver. Cette brasserie est aussi devenue un tiers lieu où se tiennent des cafés des aidants centrés sur les troubles cognitifs et la maladie d’Alzheimer. S’y retrouvent donc des aidants de toute la ville.
R. B. : Ce restaurant est une belle réussite car il permet une vraie ouverture sur l’extérieur et une vraie mixité sociale. À l’extérieur, nous avons installé des jeux pour les enfants de sorte que le dimanche, quand les résidents et leur famille viennent y déjeuner, les enfants puissent aller jouer dehors. Les jours de semaine, on voit des adolescents traverser la Cité car ils ont rapidement compris que c’était un raccourci pour aller prendre leur bus. Dans le parc de la Cité, il y a aussi un terrain de boules, où les personnes âgées de l’immeuble d’en face et les résidents se donnent rendez-vous pour jouer. La Cité contribue considérablement à la vie sociale.
C. M. C. : À tel point que nous sommes en train d’agrandir les espaces dédiés aux activités culturelles de la Cité : nous avons créé une salle pour accueillir les nombreux séniors stéphanois qui y affluent.
R. B. : Sur notre petite place du village de l’Ehpad, nous aimerions aussi avoir un marché toutes les semaines, où les gens du quartier viendraient faire leurs courses de fruits et de légumes.
C. M. C. : Nous considérons que la Cité des aînés est un laboratoire permanent d’usages où chercheurs, ingénieurs, professionnels de santé testent sur le terrain de nouveaux produits et services imaginés pour les personnes âgées dans notre living lab{13}.
R. B. : Nous sommes précurseurs pour un certain nombre d’innovations technologiques. Nous avons travaillé en particulier avec les ingénieurs de l’École des Mines de Saint-Étienne sur une box des fragilités. Il s’agit d’une technologie, basée sur le concept de jumeau numérique, que l’on installe chez une personne quand on sent que ses capacités physiques se dégradent, soit du fait de son âge soit du fait de so...