Le conducteur de bus et ses collègues, armés au travail
En 1993, lorsque je reçois à la consultation de médecine légale ce conducteur de bus de la Société de transports de l’agglomération stéphanoise (STAS), victime d’un jet de pierres à son travail, je n’imagine pas à quel point cet échange va modifier le cours de ma vie professionnelle et de mon engagement associatif.
Depuis la création de la consultation pour l’accueil des victimes (une des premières en France), j’accueille nombre de femmes victimes de violences conjugales ou d’hommes agressés dans la rue lors d’une altercation ou d’une tentative de vol. Les victimes des violences du quotidien.
Face au chauffeur de bus, j’aurais pu en rester à un examen médical pour évaluer le traumatisme, c’est-à-dire l’hématome frontal très visible, sans autre marque d’agression, puis établir le certificat nécessaire au dépôt de plainte. J’aurais indiqué qu’il s’agissait d’une agression subie au travail. Mais ma formation d’expert en psychiatrie m’avait fait comprendre que pour évaluer les effets d’un acte violent, on ne peut ignorer les circonstances dans lesquelles il est survenu et la façon dont la victime l’a vécu. J’expliquais toujours aux étudiants que ce qui comptait, finalement, c’était, selon la formule consacrée, autant « les bleus de l’âme que les bleus du corps ».
Du silence contraint à la parole libératrice
Le conducteur m’avait expliqué qu’en voulant mettre fin à un chahut entre jeunes usagers de son bus, comme cela arrive assez souvent, il avait reçu une pierre sur le front, certainement destinée à un passager. Il avait ajouté que sa présence à la consultation était réglementaire, mais qu’il n’était pas venu parce qu’il souffrait particulièrement de cet hématome et de cette agression. Je lui exprimais ma surprise, car je n’imaginais pas que dans une ville comme Saint-Étienne, de telles incivilités puissent se dérouler dans les transports publics. De fait, l’ambiance dans les bus et les trams s’était progressivement dégradée : il n’était pas rare que les chauffeurs se fassent insulter, voire menacer, surtout lors d’arrêts desservant les quartiers sensibles de la ville. De façon plus générale, un climat de peur s’était installé, perturbant gravement le travail des agents de la STAS. Je restais très interloqué par cette description, et l’interrogeais sur la réaction de ses collègues. Il me révéla alors un fait d’une telle gravité que je me sentis contraint de réagir.
Parmi ses camarades, notamment ceux qui étaient affectés aux lignes sensibles du réseau, certains commençaient leur journée stressés, paniqués à l’idée qu’ils ne parviendraient pas à maîtriser un nouveau chahut ou qu’ils se feraient agresser en fin de journée, en représailles, lorsque le bus est presque vide. C’est pourquoi, me dit-il, ils venaient armés au travail. Cette information m’obligea à lui faire préciser de quelle arme il s’agissait. J’étais convaincu qu’il évoquait une arme de défense (bombe lacrymogène ou barre de fer), pour se protéger des coups. Mais il parlait bien d’une arme à feu ! Les circonstances poussaient les conducteurs à s’armer pour se protéger des autres, mais chacun redoutait qu’un collègue fasse usage de son arme et blesse, voire tue, un des jeunes passagers...
Quand je l’interrogeais sur les effets d’une telle peur au travail sur l’ensemble des conducteurs, il me répondit que la direction du réseau ne voulait rien entendre, et que si un de ses collègues se plaignait, il était immédiatement renvoyé à son incompétence professionnelle : « Comment un type comme toi peut-il se faire menacer par une bande de gamins ? » La direction voulait surtout que le silence règne de sorte que l’image de l’entreprise ne soit pas ternie aux yeux de l’opinion. Mais le public, lui, était parfaitement conscient de la situation. La presse s’en faisait parfois l’écho et certains usagers renonçaient à utiliser bus et trams. En quelques mots, ce conducteur m’avait décrit la situation totalement détériorée d’une entreprise si nécessaire à la vie quotidienne de tous les Stéphanois. Je lui indiquais qu’il serait peut-être utile de mettre en œuvre un accompagnement psychologique à titre préventif, mais aussi thérapeutique, à la suite d’une agression ou d’insultes et de menaces répétées. Avant de le quitter, je lui demandais s’il pensait que cela pourrait être utile que j’appelle la direction de l’entreprise pour l’informer des possibilités qu’il y avait de soutenir et accompagner les chauffeurs concernés. Il me dit qu’il était lui-même délégué syndical, et me donna le nom du directeur des ressources humaines, pour que je l’appelle de sa part.
La question des violences au travail et des agressions dans les sociétés de transport (réseaux urbains ou SNCF) commençait seulement à s’inscrire dans le débat public à la suite d’événements largement médiatisés dans plusieurs régions. L’entretien que m’accorda le directeur des ressources humaines était de ce fait le bienvenu : lui-même et sa direction, impuissants, avaient bien compris que le silence ne résolvait rien, et que bien au contraire il dégradait la qualité du travail et même son organisation, souvent mise à mal par des arrêts de travail de nombreux chauffeurs qui n’en pouvaient plus.
Je proposais à la direction la mise en place d’un dispositif de soutien psychologique permettant aux chauffeurs de consulter individuellement un psychologue, et à l’ensemble du collectif de s’exprimer sur son ressenti. Il fallait briser le silence, libérer la parole. Pour accompagner le dispositif, l’entreprise recruta quelques semaines plus tard Yves Grasset, sociologue de formation, comme chargé de la direction du service de sécurité et prévention à la STAS. En début de carrière, il avait été éducateur spécialisé et connaissait bien les problématiques des publics dits « difficiles ». En poursuivant sa formation en sociologie, il avait rencontré Sébastien Roché, universitaire renommé, spécialiste des violences urbaines. Yves Grasset avait participé à une des grandes enquêtes ayant révélé l’ampleur du problème et proposant des pistes nouvelles pour y répondre. Notre échange fut d’emblée chaleureux, augurant une collaboration fructueuse future.
Le plan de prévention de la STAS
Deux orientations s’imposaient pour ce plan : l’une en direction des agresseurs potentiels, l’autre en soutien des salariés. Yves Grasset décida la création d’une unité d’intervention auprès des publics jeunes, en assurant à l’intérieur des bus et des trams une présence, à la fois bienveillante mais ferme, capable de ramener l’ordre en cas de chahut. Cette unité était aussi présente dans les quartiers et y menait un travail de lien social et d’activités sous la houlette des Grands frères.
Côté victimes, nous avons passé un contrat entre la STAS, le service de médecine légale et l’Association d’aide aux victimes du département de la Loire. Nous disposions ainsi d’un nombre suffisant de psychologues formés aux situations post-traumatiques pour intervenir auprès des salariés de la STAS et d’usagers victimes de violences sur l’ensemble du réseau, et ce dès que le service d’Yves Grasset nous sollicitait. Le projet était fondé sur une réactivité sans faille. Le moindre incident de service rapporté était suivi d’une réponse adaptée, quelle que soit sa gravité supposée. En outre, tous les employés du réseau étaient informés en temps réel des incidents et du traitement proposé.
Ce contrat entre nos trois instances, l’hôpital public, un réseau de transports urbains et une association d’aide aux victimes, fut le premier à être envisagé en France. Il fut formalisé au cours d’une cérémonie officielle de signature, à l’Hôtel de Ville, en présence des autorités civiles, hospitalières, et des médias. Au bout de quelques mois, l’efficacité du dispositif a été reconnue : alors que Saint-Étienne se trouvait en tête de classement des villes victimes du plus grand nombre d’incidents et d’agressions, la STAS s’est trouvée à une place de choix pour le niveau de sécurité et de tranquillité des usagers.
Violences au travail, l’avis du Conseil économique et social
Avec ma nomination en octobre 1997 au Conseil économique et social (CES) comme membre de la section du Travail par Lionel Jospin, je pus vérifier mon intuition issue de l’expérience de la STAS : de nombreuses entreprises, surtout dans le secteur des services, devraient bénéficier du même type de dispositif. Je proposai que le CES se saisisse d’un avis sur les violences au travail, convaincu que ma proposition serait acceptée : quelques jours plus tôt, l’agression d’un contrôleur avait provoqué une grève retentissante à la SNCF. Mais, à l’issue de ma présentation, les réactions furent plutôt hostiles, aussi bien du côté des syndicats de salariés que des organisations patronales. Le principal argument était que les violences concernent l’ordre public (justice et police), et non les entreprises. Ce n’était pas à la section du Travail du CES d’aborder ce problème, même si effectivement il concernait la vie des travailleurs.
Le vote fut reporté à la réunion suivante, c’est-à-dire deux semaines plus tard. Un délai que je mis à profit pour rencontrer les conseillers individuellement, mais aussi pour reformuler le projet d’avis. Je compris au cours de ces rencontres que les résistances concernaient surtout les violences générées au sein même du collectif de travail et dans les rapports entre la hiérarchie et les salariés subalternes. Ni les syndicalistes ni les représentants des employeurs n’avaient envie de regarder en face certaines méthodes managériales et certains rapports entre collègues qui pouvaient s’apparenter à de la violence caractérisée. Avec le soutien de la présidente Mme Berger et des deux administrateurs de la section, Dominique Guillaud et Xavier Guyard, je proposais une version allégée du projet d’avis, pour ne s’intéresser qu’aux seules violences provoquées par l’environnement du travail, les clients, les usagers du service public, les donneurs d’ordre... L’essentiel était quand même retenu, puisqu’il s’agissait bien d’accepter un lien fort entre travail et violence et d’en débattre au sein de notre assemblée.
Le bureau du Conseil donna son accord, et je pus me mettre à l’écriture de l’avis, intitulé « Travail, violences, environnement ». Pendant les dix-huit mois nécessaires à la rédaction, je pus rencontrer les spécialistes de ces questions, médecins du travail, psychologues, sociologues. L’un des points forts de l’avis du CES plaida en faveur d’une prise en charge des victimes afin d’éviter l’apparition de symptômes perturbant la vie personnelle et professionnelle : troubles du sommeil, de l’attention, irritabilité, manque d’énergie, jusqu’à l’installation d’états dépressifs, voire suicidaires, ce que l’on dénomme aujourd’hui sous le vocable d’état de stress post-traumatique. L’avis préconisait la reconnaissance de ces états comme liés au travail, même si l’auteur des violences n’appartenait pas à l’entreprise ou au service concernés. Pour protéger la santé des salariés, il revenait donc aux entreprises d’organiser la prévention et le soutien post-agression. Ce qui représentait une avancée indiscutable en termes de qualité de vie au travail, sujet totalement ignoré à l’époque.
L’avis fut approuvé et voté à l’unanimité en juillet 1999, alors que je devais quitter la section du Travail, mes deux années de mandat achevées. Je fus nommé en septembre de la même année membre du Conseil, je continuais ainsi à siéger, cette fois à part entière, dans cette assemblée.
Des violences au « harcèlement au travail »
En novembre 1998, la parution d’un essai, écrit par une psychanalyste alors inconnue du grand public, Marie-France Hirigoyen{34}, avait provoqué un choc médiatique et sociétal considérable. L’auteure n’avait pas imaginé à quel point il deviendrait un best-seller. Elle y décrivait des relations perverties au sein du couple et des familles, les mécanismes de l’emprise et de la possession malsaine, dressant le portrait du pervers narcissique, qui trouve plaisir et jouissance dans la souffrance de l’autre.
Le retentissement surprenant que l’ouvrage connut fut en réalité lié à une lecture particulière que les médias et le public en firent : alors que l’auteur parlait surtout couples et voisinage, et n’évoquait qu’en quelques pages les situations de harcèlement rencontrées au travail, c’est ce dernier aspect qui retint l’attention. De nombreux salariés se reconnurent dans sa description des rapports de soumission au travail, qui mettait en mots, pour la première fois, les mécanismes de dégradation de leur vie professionnelle. Le livre donnait un nom aux processus de harcèlement moral au travail, mettait à nu une souffrance au travail ignorée, cachée, dans tous les secteurs d’activité.
L’émotion médiatique et populaire fut telle que les syndicats, puis certains partis politiques, dont le Parti communiste français, prirent le relais de la psychiatre, se mobilisant pour qu’une loi vienne condamner de tels agissements, susceptibles de dégrader, jusqu’au suicide, la santé des travailleurs.
Le gouvernement de Lionel Jospin prit en compte la réalité du problème, et la ministre du Travail Martine Aubry saisit le CES pour obtenir son avis. Quel renversement de situation ! La section du Travail qui, deux ans plus tôt, avait refusé d’émettre un avis sur les situations de violence interne au collectif de travail se voyait obligée, via une saisine du gouvernement, d’émettre un avis sur le harcèlement moral, c’est-à-dire sur l’une des formes les plus préoccupantes, et ignorées jusque-là, de violence dans le cadre professionnel.
La section me confia la charge de rapporteur en raison de mon travail précédent sur l’avis de juillet 1999. Dans notre conception du harcèlement moral, nous défendions deux principes majeurs. Le premier concernait l’objet même du harcèlement moral, qui se manifeste par toute altération des conditions de travail, que ce soit sur le plan matériel (la victime ne dispose pas des bons instruments de travail), relationnel (mise à l’écart de la victime) ou psychologique (dévalorisation constante du travail effectué). Le second principe consistait à se départir d’une relation de dépendance hiérarchique directe, pour considérer toutes les situations harcelantes au travail : les descendantes d’abord, souvent liées aux « petits chefs », et celles qualifiées d’ascendantes, lorsqu’un subalterne, et plus souvent une coalition de subalternes, veut « pourrir la vie » au travail de son cadre ou directeur. Nous avons insisté enfin sur le harcèlement institutionnel, voulu par la gouvernance lorsqu’une entreprise souhaite se débarrasser par tous les moyens d’une catégorie de salariés devenus, selon elle, gênants.
L’approche sociale était tout aussi décisive que l’approche pénale. Elle fut l’objet d’âpres discussions au sein du Conseil. Il s’agissait en effet d’intégrer le harcèlement moral dans le Code du travail et le Code de la fonction publique : l’enjeu implicite des agissements harcelants est bien le départ de la victime devenue gênante, du salarié qui « coûte cher à l’entreprise », de la forte tête qui résiste à certains changements... quand ce n’est pas carrément la discrimination liée à l’orientation sexuelle présumée ou l’origine ethnique.
Au-delà de certaines idées reçues, la victime du harcèlement moral n’est pas cette personne fragile sur le plan psychique que l’on croit, mais bien une personne fragilisée par le processus insidieux qui lui rend la vie impossible au travail ; tout cela, bien sûr, à son insu. Les victimes ne sont jamais de nouvelles recrues ou des salariés qui ont connu le harcèlement dans toutes les entreprises où ils sont passés. Ce sont le plus souvent des personnes investies dans leur travail qui, après une période où ils donnaient toute satisfaction, sont tout à coup considérées comme gênantes par le nouveau cadre hiérarchique, la nouvelle équipe de direction. De telles situations se retrouvent fréquemment en aval de restructurations d’entreprises ou de fusions-absorptions. Dans ces cas-là, des cadres, ou employés très spécialisés, deviennent souvent des « doublons » dont on souhaite se débarrasser à peu de frais.
Notre approche médico-sociale avait un double objectif : la prévention des pratiques dont peuvent se rendre coupables les entreprises et leurs dirigeants, et surtout la prise en charge des effets sur la santé des victimes.
Si le groupe des entreprises privées et publiques du CES a considéré positivement l’approche et la conception préventive du projet d’avis, au point d’éditer des guides de bonnes pratiques, il s’est opposé résolument à la reconnaissance des dégâts psychiques, au prétexte que « jamais les entreprises françaises ne seront responsables de toute la détresse des gens ». Le représentant du patronat fit mine d’ignorer que tout médecin ou psychiatre normalement constitué peut faire la différence entre les événements de vie d’un salarié et ceux provoqués par ses conditions de travail. Mais il s’agissait d’abord de refuser les prises en charge systématiques des effets du harcèlement sur la santé des victimes. Depuis cette époque, très peu de salariés victimes de ces pratiques ont vu leur souffrance reconnue comme maladie professionnelle.
L’avis a été voté le 11 avril 2001, à une majorité de 102 pour, 22 contre, 42 abstentions.
De l’avis à la loi
À la suite à ce vote, l’Assemblée nationale se saisit à son tour du dossier. L’intention du gouvernement était de légiférer, mais il lui restait moins d’un an puisque les élections, présidentielles puis législatives, étaient fixées à avril et mai 2002. Je présentais aux députés de la commission le projet d’avis pour qu’ils rédigent la future loi. Mais le temps, pour eux aussi, était compté. L’Assemblée décida finalement de ne pas voter une loi spécifique,...