Chapitre 1
L’origine du système capitaliste actuel et de son mode de calcul malfaisant
La plupart des problèmes auxquels est actuellement confrontée l’humanité ont pour origine des pratiques comptables innovantes, théorisées beaucoup plus tard (au xixe siècle), qui naissent avec les débuts du capitalisme moderne vers la fin du Moyen Âge dans de grandes cités de l’Italie du Nord. Yves Renouard a montré comment beaucoup d’anciens petits seigneurs ruraux ou d’artisans urbains, partis d’un petit capital, se hissent, grâce à leurs affaires, au premier rang de la société et développent une nouvelle culture bourgeoise, technique, basée sur un nouveau type de comptabilité{4}.
Transportons-nous par exemple à Prato (près de Florence) et voyons comment, vers la fin du xive siècle, Datini, l’un des plus grands capitalistes de l’époque, à la fois industriel de la laine, commerçant et banquier, qui a déjà de nombreuses filiales en Europe (dont en France à Avignon), calcule ses profits avec une comptabilité mise au point par son comptable. Prenons le cas, pour illustrer notre propos, de la nouvelle filiale (nommée ici filiale F) que Datini vient de fonder en Espagne à fin janvier 1399. Il la gère à distance avec des salariés, dont un gérant chargé de lui rendre des comptes. Lui et sa famille, à Prato, n’exercent pratiquement aucune activité sauf la lecture des comptes et la transmission d’ordres sur place.
Datini vient d’investir dans cette filiale une somme de 100 (on ne donnera pas d’unités pour s’en tenir seulement au raisonnement). Son gérant sur place, qui est aussi son comptable, a embauché immédiatement des salariés pour une somme globale de 40 à payer à la fin de la première période d’activité, son salaire personnel étant de 10 à rajouter à cette somme. Comme c’est toujours le cas aujourd’hui lors d’une création d’entreprise, Datini (que nous confondrons avec son comptable) va établir ce qu’on appelle un bilan d’ouverture (de départ). Voici ce document fondamental du capitalisme moderne daté du 31 janvier 1399 (établi après la fondation de la filiale et de l’embauche du personnel sur le modèle décrit par l’historien De Roover{5}).
Bilan d’ouverture de la filiale F au 31 janvier 1399
| Actifs (débiteurs) | Passif ou dettes (créanciers) |
| Argent (concret) en caisse (à utiliser) | 100 | Mon capital | 100 |
Ce bilan soulève deux grandes questions relatives, premièrement, à sa structure dualiste et, deuxièmement, à l’absence de toute information concernant le personnel salarié. Nous traiterons de la deuxième question ultérieurement pour nous concentrer d’abord sur la première.
La question fondamentale du dualisme du bilan capitaliste
Effectivement, un bilan capitaliste comporte deux côtés. Le mot bilan vient du mot latin bi-lanx qui signifie, originellement, balance à deux côtés : ceci pour désigner dans les marchés romains ces vieilles balances à deux plateaux (bi-lanx) que l’on trouve encore parfois aujourd’hui sur nos marchés. On y voit un côté gauche intitulé « actifs » et un côté droit nommé « passif » ou « dettes » ou encore « créanciers » (creditori en italien). Cette terminologie, malgré certaines variations, est toujours de mise aujourd’hui, y compris à l’échelle internationale. Il suffit d’ailleurs au lecteur de prendre ce jour un bilan quelconque d’entreprise ou de société pour constater qu’il est dualiste. Nous voyons qu’à l’actif de son bilan Datini a inscrit la somme d’argent concret qu’il a en caisse, des espèces sonnantes et trébuchantes qu’il va ensuite utiliser pour acheter des marchandises et ainsi exercer son nouveau commerce en Espagne. Mais pourquoi a-t-il eu besoin de faire figurer la même somme de 100 de l’autre côté de ce document, au passif, sous le titre « mon capital » ? N’y a-t-il pas une répétition inutile ? A priori, à la lecture de l’actif, il connaît déjà la somme d’argent dont il dispose pour pouvoir commercer.
C’est ici qu’apparaît une question fondamentale pour notre compréhension de ce qu’est véritablement le capital en comptabilité et, en conséquence, le capitalisme moderne. En effet, pour la quasi-totalité des économistes, de toutes obédiences, qu’ils soient classiques, marxistes ou néoclassiques, qu’il s’agisse d’Adam Smith, de Karl Marx, de Stanley Jevons ou de Léon Walras, pour ne citer que quelques illustres fondateurs de la pensée économique moderne, le capital est un actif à utiliser, un moyen ou encore une ressource (autres mots équivalents généralement choisis par ces économistes).
Il en va de même de nos jours. Dans les livres de microéconomie, le capital est toujours traité, à égalité de sort avec le travail, comme un moyen d’exercice d’une activité. C’est aussi le cas en macroéconomie. Il suffit de lire la somme impressionnante que consacre Thomas Piketty au Capital au xxie siècle pour s’en convaincre{6}.
Mais, pour Datini, ce « capitaliste praticien », son capital n’est absolument pas un moyen ou un actif mais bien une dette, qui plus est une dette de sa propre entreprise envers lui ! C’est ce dont témoigne le mot creditori comme titre du passif en italien : Datini se considère comme un créancier de sa propre entreprise. Il a ouvert un compte capital non pas pour suivre des mouvements d’actifs concrets (dont d’argent) mais pour conserver sa mise, cette mise devant lui être remboursée par son entreprise !
L’apparition du concept moderne comptable de capital est donc liée à une question de conservation et non d’usage. Analyser cette divergence sur la notion de capital en économie et en comptabilité traditionnelle est fondamental pour comprendre la nature et les moyens du capitalisme et aussi pour imaginer un nouveau modèle apte à le remplacer. Avec leur conception du capital comme un actif, les économistes, y compris Marx, n’ont non seulement pas compris ce qu’est la vraie nature du capital pour ces entrepreneurs capitalistes, mais ils sont passés à côté d’un instrument majeur du capitalisme qui les a empêchés de concevoir une alternative sérieuse à ce modèle, à supposer qu’ils en aient eu l’intention (voir chapitre 3). Le lecteur voit donc toute l’importance d’une étude de la pratique comptable avant de pouvoir discuter sérieusement du capitalisme.
Mais revenons à Datini : on a affaire, dans son cas ainsi que dans celui de ses successeurs, à un fantastique dédoublement de personnalité. La personne privée (Datini) prête une somme de monnaie de 100 à l’entreprise qu’elle crée (sous forme de société ou non) et cette dernière, dirigée par ce même Datini (ou son représentant gérant), en tant que capitaliste, a une dette de 100 à rembourser à la personne privée Datini, cette dette figurant au passif du bilan.
On ne soulignera jamais assez ce fait majeur pour l’histoire de l’économie capitaliste et du droit : les premiers comptables capitalistes ont inventé une sorte de personnalité morale (comptable) de l’entreprise bien avant que les juristes du xixe siècle ne l’utilisent vers 1860 pour « fabriquer » des sociétés anonymes. Mais pourquoi donc cette duplication de la même somme de 100 à l’actif et au passif alors que la question de la responsabilité de Datini ne se posait pas à l’époque dans les termes de ceux des sociétés du xixe siècle ?
La réponse à cette question cruciale est la suivante. Il est strictement impossible de gérer correctement une entreprise, et notamment de calculer le résultat périodique de son activité, sans avoir distingué d’une part à l’actif des actifs concrets à user{7} (le capital des économistes) et d’autre part au passif le vrai capital des comptables : une somme d’argent abstraite à rembourser. C’est la double activité permanente de l’usage des ressources découlant d’une mise de capital et de la conservation de ce capital qui requiert ce dualisme.
Les comptables de cette époque ont donc dû, par la force des choses, inventer cette solution qui permet au capitaliste d’utiliser son argent concret tout en conservant constamment un montant équivalent à sa mise : il est évident qu’avant de pouvoir accumuler des profits, il lui faut d’abord et surtout préserver (conserver) ce capital. C’est ici qu’apparaît le coup de génie d’un comptable inconnu qui a pensé le premier à ce système dit de la « partie double » et auquel les capitalistes, passés ou actuels, reconnaissants, auraient dû depuis longtemps dresser un monument pour l’immense service qu’il a rendu à la cause du capitalisme.
Nous montrerons ultérieurement que cette invention majeure, qui permet de nos jours de vérifier en permanence la conservation du capital financier et de calculer des profits financiers réels après cette conservation, pourra être mise au service des causes écologique et humaine que nous défendons dans ce manifeste. Cette invention, qui a créé le problème actuel, sera la clef de sa solution !
Mais reprenons le cas de la filiale F, en supposant maintenant que le gérant achète pour une somme de 100 sur le marché espagnol une marchandise destinée à la revente dans un autre pays. Que va-t-il se passer dans le bilan de Datini ? À l’actif, la marchandise de 100 (ou plus exactement le coût d’achat de la marchandise) va se substituer au montant d’argent concret de 100, ce dernier étant versé au fournisseur. Le montant de l’actif reste donc globalement le même, et comme ce montant est toujours dû à Datini au titre du capital qu’il a prêté, la filiale n’a toujours pas eu de bénéfice à ce stade. Passons maintenant à la phase cruciale de la vente et supposons que la marchandise achetée pour 100 soit revendue au comptant pour un prix de 300 et que Datini paye immédiatement, grâce à cette rentrée d’argent, la somme globale de 50 qu’il doit à ses salariés. La somme nette qu’il perçoit au titre de la vente est donc seulement de 250. C’est cette somme qui va apparaître au bilan final du premier mois d’activité qui se présente comme ci-dessous.
Bilan de la filiale F au premier mois d’activité
| Actifs | Passif (dettes) |
| Argent concret | 250 | Mon capital | 100 |
| | | Profit net qu’il a plu à Dieu de me donner | 150 |
Datini peut maintenant comparer le montant final d’actif disponible de 250 avec sa mise en capital de 100 et en tirer la conclusion qu’il a fait un bénéfice de 150. Son comptable l’a inscrit en tant que somme due à son égard au passif du bilan. Notons que, comme c’est traditionnellement le cas à cette époque et le sera jusqu’aux années 1800 en Europe, l’apparition de ce profit net est justifiée par un « don de Dieu ». Comme le montre Origo{8}, Datini est en effet angoissé par son activité de capitaliste. Il sait très bien qu’il n’est pas en règle avec Dieu, car il prête à intérêt lors de ses activités bancaires, ce qui est en principe interdit par l’Église catholique dont il est un des fidèles les plus assidus. Par ailleurs, il n’investit pas tous ses bénéfices dans ses entreprises : il possède une grosse fortune immobilière et mène un grand train de vie qui fait jaser. Alors, pour se disculper, très souvent, il fait ce qu’on pourrait appeler, en langage moderne, de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), du moins au sens anglo-saxon du terme : non seulement il donne aux pauvres et fait pénitence, mais il finance aussi des œuvres charitables et des églises. Avec l’appui des autorités ecclésiastiques, il se sent alors autorisé à dire que Dieu a sanctifié son entreprise et même son bénéfice. Fort de cette conviction morale, il revendique même, comme on le verra, une protection sociale des autorités politiques. Max Weber s’est trompé en faisant de l’éthique protestante la base de l’esprit du capitalisme{9}. Il faut rendre à César ce qui est à César : c’est cet homme d’affaires catholique de l’Italie du Nord qui symbolise la naissance du capitalisme moderne et non ses successeurs anglais ou allemands du xvie siècle ! Ce « bon » catholique de Datini avait déjà trouvé le moyen de concilier son activité de capitaliste et ses convictions religieuses et de faire croire à ses concitoyens que ses nombres étaient sanctifiés par Dieu ! Avec ses coreligionnaires, il a inventé la comptabilité capitaliste moderne en partie double, un système qui permet de suivre en permanence la conservation de son capital et la mesure de ses profits réels{10}.
Soulignons que si Datini avait été obligé de faire une nouvelle mise en capital au cours de cette période pour acheter une autre marchandise, cette nouvelle mise aurait été à nouveau inscrite au passif, si bien que l’actif correspondant n’aurait évidemment pas été considéré comme donnant lieu à bénéfice. Marx, par contre, a décrit le schéma du cycle de l’argent dans la firme capitaliste comme une comparaison de montants d’actifs du type AMA’ (argent initial, marchandise, argent final). Mais on ne peut analyser correctement la formation du profit capitaliste à partir d’une simple circulation d’actifs{11}. Marx n’a pas du tout vu que le cycle comptable des capitalistes praticiens est beaucoup plus complexe et que l...