Besoins d’afrique
Quand on danse avec un aveugle, il faut de temps en temps lui marcher sur les pieds afin qu’il sache qu’il n’est pas seul.
Proverbe peul
Besoin d’Afrique ! s’exclamaient Erik Orsenna, Éric Fottorino et Christophe Guillemin en 1992 dans un livre carnets de route{189}. Naturellement, pas plus qu’un autre continent, l’Afrique ne saurait être idéalisée. Il ne s’agit pas d’en faire un lieu mythique, une sorte de paradis sur terre dans une vision finalement ambiguë qui nous rapprocherait du mythe du « bon sauvage ». Il s’agit simplement d’écouter et de continuer la rencontre avec des cultures et des sociétés par définition différentes.
Quand on évoque les « valeurs africaines », l’interlocuteur pense rapidement à la solidarité et à l’entraide qu’on rencontre communément dans les campagnes. Cette idée contient sa part de vérité, mais les « valeurs africaines » ne sont pas uniquement liées au monde rural. Si, dans l’Europe paysanne, on trouve des modes de vie et des coutumes similaires, il existe une spécificité de la ruralité africaine. C’est tout une conception du rapport à l’environnement et au monde qui est à découvrir en Afrique et qui dépasse les constructions et les valeurs liées à la ruralité en général.
D’ailleurs, il existe une Afrique des villes et des grandes métropoles surpeuplées où se perpétuent des comportements et des relations sociales qu’on trouvait dans les campagnes. Cette permanence, qui peut être transitoire, indique cependant une spécificité de l’imaginaire africain et des sociétés. Les cités du continent montrent un rapport inédit à la modernité urbaine. Des liens, des activités et des rapports sociaux nouveaux y émergent dont l’originalité pourrait, elle aussi, être porteuse d’enseignement. Cette modernité africaine est génératrice d’une créativité propre ; elle innove dans des formes inconnues du reste du monde. Ainsi, le Kenya a été pionnier dans les usages sociaux des nouvelles technologies, comme le paiement en ligne via les téléphones mobiles ou la création d’applications météorologiques à destination des éleveurs et des agriculteurs{190}. Trop souvent encore, les Occidentaux qui acceptent l’idée que le continent puisse apporter sa pierre à la marche du monde fantasment sur un retour idéalisé à la pureté supposée d’un univers pré-moderne, ou délirent sur une sorte de Moyen Âge rassurant, aseptisé façon Hollywood. Trop peu souvent, en revanche, en dehors du monde universitaire, prend-on en considération les dynamiques propres aux sociétés africaines dans leur contemporanéité et les valeurs qu’elles peuvent véhiculer. Cet appel à l’Afrique n’a donc pas pour but de créer un nouveau musée des arts premiers qu’on pourrait visiter avec une nostalgie attendrie ! Voilà plutôt un appel à la vie, à une Afrique qui non seulement puiserait fièrement dans des siècles de civilisation propre, mais qui ferait le lien avec toute sa vitalité et sa créativité actuelles : l’Afrique qui bouge au service d’un monde qui se meurt. Cet appel est d’autant plus pressant que les sociétés africaines sont menacées ; elles sont en passe de se disloquer sous l’effet de la mondialisation et des ravages sociaux et humanitaires qui l’accompagnent. Avec les taux de croissance élevés des années 2000, la tentation de courir après le modèle occidental s’est accrue ; les ressources dégagées par la vente des matières premières n’ont pas été mises au service d’un modèle africain de développement. Il s’agit simplement de « rattraper » le fameux « retard » que le continent aurait pris sur l’Occident.
Bien sûr l’Afrique est aussi porteuse de ses propres scléroses : les cultures du continent sont parfois empreintes d’un certain fatalisme qui conduit à la passivité ; certaines sociétés sont castées, voire féodales ; la condition de la femme est encore trop souvent particulièrement défavorable par rapport à celle de l’homme ; le culte du chef aboutit à accepter les dictatures ; la pression du groupe peut devenir très étouffante{191}, etc. Cependant, malgré ces blocages, il se manifeste, sur le continent noir, une créativité sociale particulière dans laquelle on pourrait puiser pour résoudre les maux d’une planète qui va mal. Plus fondamentalement, comment interdire à l’Afrique de contribuer au progrès de l’humanité avec ses valeurs positives alors que l’Occident se permet sur ce terrain non seulement d’exporter mais de propager ses valeurs négatives ? Car l’Afrique peut aussi contribuer à la production de valeurs universelles partagées.
C’est surtout du point de vue de la hiérarchie des valeurs que l’Afrique constitue une source inépuisable d’enseignement. Car, s’il n’existe pas une seule Afrique – les intellectuels du continent s’interrogent d’ailleurs sur l’« africanité », au-delà même du vieux débat sur la négritude{192} –, les civilisations du continent dégagent des traits communs dont on peut tirer des leçons universelles. L’un de ces traits communs réside dans la place centrale accordée aux valeurs relationnelles, à la cohésion sociale et aux valeurs non matérielles. Or c’est précisément de l’absence de ces qualités dont souffre l’Occident et pour la reconquête desquelles il finance à grands frais des rapports inutiles de technocrates aussi ignorants des autres cultures qu’impuissants. Quelques experts africains feraient davantage pour résoudre cette crise que ce délire papivore et finalement conservateur ! Car, comme l’affirmait avec force une participante du Gingembre littéraire de Ziguinchor en décembre 2020, « l’Afrique a un savoir-faire inégalé en matière de relations de solidarité ». Par ses traditions d’entraide et de rapport équilibré à la nature, elle pourrait apporter une contribution essentielle à un « monde mondialisé » qui a placé l’argent au sommet de son échelle de valeur. Si la justice et le principe d’égalité, c’est-à-dire finalement l’humanité, ont un sens, alors aider l’Afrique c’est accepter qu’elle nous aide.
Les vertus simples du lien social
Qui a tenté de faire des affaires en Afrique ou qui y a simplement séjourné un peu n’a pu qu’être frappé devant l’extrême lenteur de toute chose. La moindre démarche prend un temps fou et l’Occidental moyen, habitué à une certaine conception de l’efficacité et qui a fait de la rapidité une vertu suprême, s’arrache souvent les cheveux ! Toutes les explications fusent alors, de la moins sympathique (les Africains seraient paresseux) à la plus faussement compréhensive (leur rapport au temps est différent).
La question du temps est plus pertinente que celle – aux relents racistes – de la paresse (nous y reviendrons). Il est vrai que le gain de temps n’est pas une préoccupation majeure dans les sociétés traditionnelles. Rappelons que refuser la cadence ou la dictature du temps ne signifie pas refuser de travailler ni être incapable de travailler sérieusement ou avec dévouement. Cela signifie que l’acte de travail s’inscrit dans un rapport à la vie et à la sociabilité différent. Les Occidentaux se méprennent ainsi souvent sur le sens accordé aux loisirs en Afrique. Le travail n’est pas détaché de sa fonction sociale et d’une vision de la société qui n’est pas fondée sur l’accumulation de biens. Une anecdote suffit à illustrer ce rapport au temps. Un de mes amis se rendait un jour en voiture dans le village situé à une dizaine de kilomètres de chez lui. Sur la route, à distance de toute habitation, marchait un vieil homme appuyé sur sa canne. Mon ami s’arrête et lui propose de le conduire. L’homme, visiblement vexé, repousse sa proposition.
« Le village est loin », insiste mon ami. « Qu’importe ! répond le vieux, l’essentiel c’est que j’arrive ! »
Il faudrait par ailleurs rendre hommage aux « marcheurs » : en Afrique, comme les transports sont aléatoires, n’existent carrément pas ou sont hors de prix, on marche beaucoup. Le long des routes, souvent à des kilomètres de toute habitation, on voit des marcheurs solitaires ou en groupe – notamment des femmes – aller d’un pas ferme droit devant eux. Souvent, ils et elles portent des calebasses remplies ou des baluchons. Et ce n’est pas seulement la nécessité qui fait loi : on marche parce que se déplacer participe aussi de la sociabilité.
Sans doute nos sociétés suractives où l’on construit davantage de lieux de passage que de lieux de rencontre pourraient-elles trouver là quelque vertu qui les inciterait à ralentir un peu, à se rappeler que certaines choses prennent du temps et qu’on n’est pas toujours obligé de se presser. Il est vrai que nombreux sont les Africains, notamment entrepreneurs, qui se plaignent de cette lenteur car elle constitue un frein à leurs activités économiques{193}. Comme le souligne un journaliste sénégalais, il ne faut cependant pas « ethniciser » le temps, même si « en tout état de cause, une conception élastique du temps a forcément des conséquences sur le rendement. C’est dire l’urgence qu’il y a à proposer d’autres manières de faire. En attendant, retenons que tout ce qui a été dénoncé n’est pas logé dans les gènes de quelque personne que ce soit. Loin s’en faut. Il suffit pour s’en convaincre de voir le comportement des Africains évoluant en Europe. Ils courent, respectent leurs rendez-vous, et compatissent au même titre que les autres{194}. »
À l’inverse, l’Occident pèche, quant à lui, sans doute par excès de vitesse, et pas seulement sur la route ! Combien de débats fondamentaux sur l’avenir de nos sociétés sont-ils escamotés – pour notre malheur – en raison de cette dictature de la rapidité ? Quand prendra-t-on, par exemple, le temps d’expliquer sérieusement les enjeux européens ou celui des retraites ? « En deux mots, M. X, que pensez-vous de ce problème ? » se permettent de demander les journalistes à des experts qui ont souvent consacré des années à l’étude d’une question. Le bridage permanent du débat public, y compris dans les parlements, vide peu à peu nos démocraties de leur contenu et démunit les citoyens lorsqu’il s’agit d’aller voter. Nous négligeons aussi les vertus du temps lors d’événements plus intimes, comme le deuil. En Afrique, le deuil est considéré comme un événement important nécessitant plusieurs semaines de consécration. En Occident, on enterre les gens en trois jours et on demande aux proches de penser à autre chose, d’oublier. Pourquoi faut-il toujours aller vite et être efficace ? D’où vient cette obligation finalement assez réactionnaire quand elle aboutit à vider la décision publique de toute influence sur la réalité et conduit à faire avaliser des décisions déjà adoptées par des citoyens pris en otages.
Bref, « vive le temps ! » nous dit l’Afrique, même si elle a des comptes à régler avec elle-même à ce sujet !
« Vous avez la montre, nous avons le temps », dit un proverbe déjà cité.
Mais, au-delà du rapport au temps, l’apparente lenteur des choses en Afrique tient à une autre hiérarchie des valeurs. La réussite individuelle ou l’aboutissement d’une action est subordonnée à son contenu, sa valeur ajoutée, en termes de lien social. Ce qui compte ce sont les relations entre les gens, les liens qu’on peut tisser ou entretenir avec autrui. La qualité des échanges interpersonnels prime. C’est pourquoi le rituel des salutations est fondamental : on prend des nouvelles de l’interlocuteur, de ses proches ou de son village. Il est peu fréquent en revanche qu’on vous demande ce que vous faites dans la vie ; c’est même une question choquante pour un Africain qui va plutôt chercher à savoir ce que vous êtes dans la vie : il vous interrogera sur vos goûts, vous demandera d’où vous venez et où vous allez, si vous avez de la famille... Et puis on va refaire le monde autour d’un thé à la menthe ou d’un plat de riz{195}....