Liminaire Les ambivalences de la loi du 19 mai 1874 sur la protection des enfants au travail
Didier Terrier est historien, co-auteur, avec Corinne Maitte, des Rythmes du labeur. EnquĂȘte sur le temps de travail en Europe (La Dispute, 2020).
Lâhistoire du temps de travail et des lĂ©gislations qui lâont dĂ©fini nâest pas â contrairement Ă une idĂ©e reçue â une seule histoire de progrĂšs et dâamĂ©lioration des conditions de travail. En revenant sur lâune de ces lois, Didier Terrier nous incite Ă prendre du recul et Ă mieux percevoir les ambivalences qui dictent le droit du travail.
« Le diable se cache dans les détails » (F. Nietzsche)
Prise entre celle de 1841, « lâinitiatrice », et celle de 1892, « la rĂ©fĂ©rence », la « loi intermĂ©diaire{3} » de 1874 destinĂ©e Ă protĂ©ger les enfants au travail de tout effort jugĂ© excessif aurait amĂ©liorĂ© la condition de ceux-ci en milieu industriel et produit, quelles que soient ses lacunes, une norme dĂ©cisive dans lâĂ©volution des conditions de travail.
Pourtant, ces apprĂ©ciations laissent dubitatif quand on les ramĂšne aux rĂ©alitĂ©s du terrain au point quâil ne semble pas tĂ©mĂ©raire dâinverser le sens de la lecture Ă faire de ce dispositif lĂ©gal. En effet, sous couvert dâune lĂ©gislation que lâon pourrait penser progressiste, cette loi aux accents philanthropiques et hygiĂ©nistes ne serait-elle pas avant tout un remarquable instrument juridique destinĂ© Ă sauvegarder « de puissants intĂ©rĂȘts » au dĂ©tour dâune ruse nouvelle du capitalisme ?
Circonscrire le « besoin des enfants{4} » dans les usines et les ateliers vers 1870
La protection lĂ©gale des enfants contre les efforts jugĂ©s excessifs nâa de sens que si lâon analyse les dĂ©bats Ă lâorigine du texte de loi en regard des reprĂ©sentations que vĂ©hiculent Ă ce sujet non seulement les hommes politiques ou les industriels, mais plus largement lâensemble de la nĂ©buleuse philanthropique de lâĂ©poque.
DĂšs lâouverture des dĂ©bats au sein dâune AssemblĂ©e nationale trĂšs majoritairement conservatrice, en novembre 1872, la nĂ©cessitĂ© dâĂ©tendre lâapplication de la loi aux ateliers de moins de 20 ouvriers â jusque-lĂ exempts de toute contrainte lĂ©gale â semble impĂ©rieuse{5}. Puisque « lâintroduction de la machine a tout changĂ©{6} », câest lĂ oĂč la technique nâest pas prĂ©sente que se perpĂ©tuent les abus les plus criants. Faute de machines censĂ©es allĂ©ger le travail, lever, porter, tirer, pousser, appuyer, sautiller sont autant de gestes que lâon exige dâenfants et autant de tĂąches qui appartiennent Ă un autre Ăąge. On pense aux tuileries oĂč, quâil pleuve, quâil vente, il est frĂ©quent que la main-dâĆuvre enfantine soit assimilĂ©e Ă un troupeau de bĂȘtes de somme transportant sur le dos des tuiles fraĂźches destinĂ©es Ă ĂȘtre sĂ©chĂ©es, ou bien encore aux verreries, comme Ă Rives de Gers oĂč les aides portent au four Ă recuire, distant de 20 Ă 25 mĂštres, prĂšs de 70 bouteilles Ă lâheure pesant chacune 1 kg au moyen dâun outil brĂ»lant pesant de son cĂŽtĂ© 3 kg, cela 11 heures durant{7}. La rue elle-mĂȘme devient alors une extension de lâatelier et un thĂ©Ăątre oĂč les enfants portent sur la tĂȘte, les Ă©paules ou le dos, des fardeaux parfois bien trop lourds pour eux, quand ils ne tractent pas une voiture Ă bras dont le poids excĂšde leurs forces. Mais de jeunes enfants peuvent Ă©galement ĂȘtre employĂ©s pour produire le mouvement. Plus encore que le dĂ©vidage du fil de soie pour lequel il faut tourner, la journĂ©e durant, la roue Ă bobines, câest probablement la fabrication des poteries qui illustre le mieux ce recours Ă la force motrice des enfants. Pour façonner sur son tour la pĂąte cĂ©ramique, le potier a prĂšs de lui un gamin qui utilise frĂ©quemment un tour anglais oĂč le mĂ©canisme destinĂ© Ă produire la rotation est disposĂ© verticalement. Lâenfant, debout sur une pĂ©dale et appuyĂ© sur une traverse pour se maintenir en Ă©quilibre, met le tour en action par un mouvement de sautillement tout au long de jours sans fin.
Dans les usines, « le principe mĂȘme de la division du travail, sans lequel la grande industrie nâexisterait pas, commande lâemploi de lâenfant{8} » : si la figure du petit rattacheur opĂ©rant sous les ordres du fileur et se glissant sous le mĂ©tier pour nouer les fils cassĂ©s nous est familiĂšre, celle des leveuses de bobines, des dĂ©videuses, des dĂ©boureuses, des Ă©tirageuses sont, pour rester dans la filature, tout aussi emblĂ©matiques de tĂąches qui exigent souvent, face Ă une machine qui imprime la cadence, discipline, attention, promptitude, dextĂ©ritĂ© de la part des femmes, de jeunes filles mais aussi de fillettes ĂągĂ©es en gĂ©nĂ©ral de 12-13 ans. Ă bien des Ă©gards, la description des allers-retours des jeunes qui sâaffairent autour des semi-renvideurs dans la filature de la SociĂ©tĂ© liniĂšre du FinistĂšre, Ă Landernau, vaut pour tous les tĂ©moignages dont on dispose, lĂ oĂč les enfants accompagnent la machine. Dans cette usine, « ce travail consiste dans les dĂ©montages de bobines pleines aux mĂ©tiers Ă filer (...). La siffleuse, au moyen dâun coup de sifflet, appelle les enfants aux mĂ©tiers qui ont besoin dâĂȘtre dĂ©montĂ©s ; aussitĂŽt dit, les enfants sâĂ©lancent, dĂ©montent les bobines pleines, mettent des vides Ă leur place, le mĂ©tier est mis en place et la besogne est faite{9}. » Ces gestes simples, faciles Ă assimiler, se retrouvent dans dâautres industries. PassivitĂ© totale et soumission Ă©troite Ă une temporalitĂ© mĂ©canique, gestes rĂ©pĂ©titifs mais attention constamment en Ă©veil, temps comptĂ© entiĂšrement orientĂ© vers lâaccomplissement du geste standardisĂ© : pour les promoteurs de la loi et, plus encore, leurs adversaires qui entendent rĂ©duire au maximum les contraintes lĂ©gales, ce sont lĂ des tĂąches certes Ă©prouvantes pour les uns, lĂ©gĂšres pour les autres, mais toujours sans commune mesure avec ce qui se passe dans les petits ateliers vĂ©tustes et inconfortables.
Entre les deux, bien sĂ»r, quantitĂ© de tĂąches dĂ©volues aux enfants se situent dans une sorte dâentre-deux oĂč un ordre usinier prĂ©vaut sans que la machine ne dicte la cadence. Que lâon pense, par exemple, Ă tous les mĂ©tiers de lâhabillement oĂč la fidĂ©litĂ© aux procĂ©dĂ©s manuels nâexclut pas une organisation propre Ă lâusine.
Sur ces bases, entre 10 Ă 14 % des effectifs recensĂ©s de 10 Ă 15 ans rĂ©volus entrent dans le champ dâapplication de ce projet de loi{10}. Câest lĂ une estimation plausible si lâon prĂ©cise que ni les jeunes paysans et paysannes, ni les jeunes travailleurs enrĂŽlĂ©s dans lâindustrie dispersĂ©e en milieu rural ne sont inclus dans ce dĂ©compte. Câest lĂ une estimation plausible Ă©galement si lâon ajoute quâil est trĂšs probable quâen France, Ă lâinstar de ce qui se passe en Angleterre, tous les jeunes enfants ne sont pas obligatoirement contraints de travailler de maniĂšre assidue dĂšs leur plus jeune Ăąge. Bref, entre les chiffres fantaisistes que les dĂ©putĂ©s ont Ă leur disposition â 3 Ă 4 % du total des enfants-ouvriers â et cette fourchette de 10 Ă 14 % trois ou quatre fois supĂ©rieure, lâĂ©cart est Ă©norme. Il dit combien cette loi repose sur des connaissances statistiques tronquĂ©es dont toute rĂ©elle objectivation des enjeux est absente. Il dit, plus encore, combien cette loi dĂ©laisse quantitĂ© dâenfants qui, en milieu rural notamment, sont soumis au bon vouloir des adultes, de leurs parents notamment, ne serait-ce que pour conjurer la misĂšre.
LâĂ©laboration dâune loi adaptĂ©e aux attentes des industriels (1871-1874)
Lâenfant-ouvrier reste donc, tout au long des dĂ©bats, une abstraction sur laquelle vont se greffer des stratĂ©gies argumentatives destinĂ©es, notamment, Ă fabriquer lâinnocuitĂ© des conditions du labeur. Car, dans un dĂ©bat oĂč la moitiĂ© des orateurs sont des industriels, pourtant minoritaires au sein de lâAssemblĂ©e, tous les adversaires de la loi se contentent dâinvoquer leur expĂ©rience et leur proximitĂ© dâavec les populations ouvriĂšres pour donner du crĂ©dit Ă leurs propos. « Parler de ce quâon sait » : la connaissance empirique vaut expertise.
Jules Leurent, mĂ©decin de formation avant de devenir filateur dans le lin et le coton, choisit par exemple, sur le mode de lâassertion, de nier la fatigue du travail des enfants en usine pour mieux inviter ses collĂšgues Ă porter leur regard vers les petites structures productives mal outillĂ©es dont on a vu quâelles Ă©taient plus facilement dĂ©noncĂ©es comme gĂ©nĂ©ratrices de pĂ©nibilitĂ© au travail. Cela lui permet de garder un silence brutal sur les conditions de travail des enfants dans une entreprise comme la sienne. Le tout rĂ©sonne bien comme une prise de position idĂ©ologique oĂč des intĂ©rĂȘts de classe bien compris le disputent habilement Ă lâindiffĂ©rence de notables soucieux de rester le plus possible maĂźtres chez eux.
Plus largement, cela en dit long sur la volontĂ© de cette majoritĂ© de nâentraver en aucun cas le caractĂšre industrialiste de la rĂ©gulation sociale. Prompts Ă stigmatiser les turpitudes des classes laborieuses quand elles sont attentatoires Ă la performance productive, les industriels nâentendent pas, pas plus que le gouvernement, remettre en cause tout ce qui pourrait placer lâindustrie française en position dâinfĂ©rioritĂ© par rapport Ă ses concurrents. Continuer Ă utiliser une main-dâĆuvre docile Ă moindre coĂ»t est un impĂ©ratif devant lequel doit sâeffacer toute prĂ©conisation trop ambitieuse dâune protection lĂ©gale des jeunes ouvriers. Les partisans du maintien du travail prĂ©coce des enfants usent en consĂ©quence dâarguments dâautant mieux rodĂ©s quâils sont rĂ©pĂ©tĂ©s comme une antienne depuis les dĂ©buts de la machine : il faut recruter trĂšs tĂŽt les jeunes ouvriers Ă des fins dâapprentissage, permettre aux familles pauvres dâamĂ©liorer leur ordinaire grĂące au salaire modeste mais prĂ©cieux perçu par leurs enfants, Ă©viter ainsi de laisser ces derniers sans surveillance le jour durant, etc. Mieux : ce qui Ă©tait auparavant, câest-Ă -dire avant le recours Ă des machines perfectionnĂ©es, source de fatigue devient un bienfait : « les fonctions de lâenfant sont plutĂŽt des exercices de gymnastique », peut-on alors entendre dans lâenceinte parlementaire oĂč lâon se met sinon Ă brandir systĂ©matiquement lâidĂ©e de lâinnocuitĂ© du travail prĂ©coce des enfants. Ne dĂ©couvre-t-on pas, par exemple, que la journĂ©e de travail du petit rattacheur dans une filature de coton 12 heures effectives durant sâapparente, aprĂšs tout, au quotidien dâune fillette de la bonne bourgeoisie faisant, des heures durant, ses gammes au piano ?
Pas un seul orateur nâĂ©voque cependant lâĂ©conomie qui rĂ©sulte pour le fabricant dâemployer des enfants plutĂŽt que des adultes. Pourtant, nul nâest dupe. SâĂ©tonnant du caractĂšre trĂšs partagĂ© des avis Ă©manant des industriels quant Ă lâintĂ©rĂȘt pour eux dâemployer des enfants, le bureau des manufactures concluait, en 1867, et cela non sans malice, que si lâemploi de petits garçons et de petites filles ne procurait aucune Ă©conomie sur les salaires, « pourquoi rencontrerait-on des difficultĂ©s Ă leur substituer des adultes{11} » ? LâĂ©conomie rĂ©elle, prĂ©cise ce rapport, peut ĂȘtre de 30 Ă 50 %, la modicitĂ© des salaires versĂ©s compensant la qualitĂ© parfois moindre du travail pour mieux assurer la compĂ©titivitĂ© des produits fabriquĂ©s, certes, la marge de profit, plus encore.
LâĂąge et le temps de travail quotidien : la victoire du parti industrialiste
La protection lĂ©gale reposait sur une ambition initiale relativement Ă©levĂ©e puisquâĂ lâautomne 1872, Ambroise Joubert, lâindustriel-dĂ©putĂ© Ă lâorigine du projet de loi, entendait fixer Ă 10 ans lâĂąge lĂ©gal dâentrĂ©e sur le marchĂ© du travail au lieu de 8 ans dans la loi de 1841 ; ensuite de limiter Ă 6 heures la durĂ©e quotidienne du labeur jusquâĂ 13 ans rĂ©volus, voire deux annĂ©es plus tard pour ceux qui ne disposeraient pas dâun certificat dâinstruction primaire (dont on ignore tout de son niveau dâexigence). On ne pourrait de mĂȘme employer les enfants de moins de 13 ans dans les mines et le travail de nuit serait interdit avant 16 ans.
LâĂ©lĂ©vation de lâĂąge Ă partir duquel il est permis de travailler passe de 8 Ă 10 ans sans rĂ©elle opposition car il ne sâagit lĂ , aprĂšs tout, quâune sorte dâalignement sur les pratiques en cours. En revanche, lĂ oĂč Ambroise Joubert proposait un « roulement alternatif » de 6 heures par jour de 10 Ă 13 ans rĂ©volus afin de laisser une plage horaire rĂ©servĂ©e Ă lâĂ©cole, la loi finalement votĂ©e retient lâĂąge de 12 ans pour passer au « temps plein », soit 12 heures par jour sans que lâon sache trĂšs bien si les pauses seront incluses ou non dans le temps de travail des enfants. DĂšs cet Ăąge, garçons et filles seront donc placĂ©s sous le rĂ©gime dĂ©fini par la loi du 9 septembre 1848 et travailleront en dĂ©finitive au mĂȘme rythme que les adultes, ce qui en dit long sur la volontĂ© « rĂ©formatrice » dâune assemblĂ©e qui laisse dâailleurs au gouvernement le soin dâautoriser par dĂ©cret le quasi-retour Ă lâordre antĂ©rieur : sont autorisĂ©s de la sorte dans les mois qui suivent le vote de la loi lâembauche des enfants Ă partir de 10 ans, moyennant la constitution de deux brigades Ă la journĂ©e, dans le textile (les filatures en lâoccurrence) et aussi la papeterie et la verrerie, puis le travail de nuit pour les enfants de 12 Ă 16 ans dans la papeterie, les sucreries, les verreries et, plus gĂ©nĂ©ralement, les usines mĂ©tallurgiques. Pour le reste, si le dĂ©cret du 13 mai 1875 va, ensuite, interdire aux enfants les tĂąches jugĂ©es les plus Ă©puisantes quand il sâagit de dĂ©placer des charges ou dâimpulser le mouvement Ă des rouages, il se gardera bien dâintervenir Ă propos de lâactivation Ă©puisante du pĂ©dalier des machines Ă coudre et, rappelons-le, du travail Ă domicile dont personne nâignore les effets nĂ©fastes sur la santĂ© et lâinstruction des enfants.
Une loi comme un simple paravent contre lâintolĂ©rable
Ă peine votĂ©e, la loi du 19 mai 1874 rĂ©vĂšle ses insuffisances. Pour les uns, elle est beaucoup trop arbitraire, rigide, contraignante alors mĂȘme quâĂ force dâexceptions, elle est rĂ©duite Ă bien peu si lâon considĂšre que, lâobligation du mi-temps nâĂ©tant manifestement pas appliquĂ©e, les enfants se voient imposer 12 heures de travail par jour comme les adultes ; pour les autres, il faut la rĂ©former car, outre la protection lacunaire des enfants, elle devrait sâĂ©tendre Ă tous, enfants comme adultes, quel que soit leur genre. Pourtant, il ne se trouve personne pour mettre lâaccent sur le caractĂšre trĂšs empirique du calcul des seuils Ă partir desquels des dĂ©penses musculaires ne peuvent ĂȘtre tolĂ©rĂ©es en termes dâefforts physiques. Plus encore, la protection des enfants ne tient aucunement compte des dĂ©penses « nerveuses » qu...