Chapitre 1
Le salariat associatif : entre travail et engagement(s)
« Les entreprises durablement prospĂšres sont du reste celles ayant une âraison dâĂȘtreâ, en laquelle [les salariĂ©s] peuvent se reconnaĂźtre, car câest elle qui confĂšre Ă leur travail un sens. Il faut en effet que ce sens soit clairement perçu par ceux qui y travaillent pour quâune Ćuvre soit rĂ©ussie{25}. »
Alain Supiot
Pour comprendre les spĂ©cificitĂ©s du travail associatif, nous avons rĂ©alisĂ© plusieurs travaux acadĂ©miques, notamment une thĂšse sur la « professionnalisation » du monde associatif et plusieurs enquĂȘtes sur le « patronat » associatif. Mais ce sont surtout les enseignements tirĂ©s dâune enquĂȘte{26} rĂ©alisĂ©e entre 2019 et 2020 auprĂšs dâemployé·es et dâemployeur·ses de petites entreprises associatives (< 50 salarié·es) que nous prĂ©senterons dans cette partie.
Ces cas ne sont Ă©videmment pas gĂ©nĂ©ralisables Ă lâensemble du monde associatif, notamment aux grosses entreprises associatives. Dans les grandes structures employeuses, lâexpĂ©rience du travail se rapproche davantage de celle des employé·es des grosses administrations. Lâanalyse qui suit devrait cependant trouver aussi un Ă©cho auprĂšs de ces salarié·es.
MalgrĂ© cette limite de notre enquĂȘte, celle-ci nous permet dâoffrir une analyse transversale du monde du travail associatif, quel que soit le secteur dâactivitĂ©, de repĂ©rer des traits communs, ainsi quâun type de relations de travail particulier, marquĂ© par le fait que les salarié·es travaillent pour la cause, avec et pour des bĂ©nĂ©voles.
EnquĂȘte rĂ©alisĂ©e en 2019-2020 auprĂšs dâemployé·es et dâemployeur·ses de petites entreprises associatives (< 50 salarié·es) : mĂ©thode
Nous avons fait le choix de nous intĂ©resser aux entreprises associatives de moins de 50 salarié·es qui regroupent en France 36 % de lâemploi associatif, soit environ un peu plus de 600 000 salarié·es.
Entre 2019 et 2020, trente entretiens ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s avec des salarié·es (la plupart Ă©taient ĂągĂ©s dâune trentaine dâannĂ©es, mais les interviewé·es ont entre 26 et 49 ans) et une quinzaine avec des employeur·ses associatifs, pour la plupart membres dâun syndicat employeur. Ces personnes appartiennent principalement au secteur de la dĂ©fense des droits et des causes (30 %), Ă celui de lâhumanitaire, du social et de la santĂ© (24 %), des loisirs (19 %) de lâĂ©ducation, de la formation et de lâinsertion (14 %), et enfin de la culture (8 %). Par ailleurs, les personnes interrogĂ©es travaillent dans/dirigent des structures de moins de 5 salarié·es (40 %), 5 Ă 10 salarié·es (8 %), 10 Ă 20 (32 %), et 20 Ă 50 (20 %). Une seule structure (dans laquelle deux salarié·es ont Ă©tĂ© interrogĂ©s) comporte plus de 50 salarié·es, mais ceux-ci sont rĂ©partis dans des Ă©tablissements de petite taille (< 10).
Nous avons par ailleurs rĂ©alisĂ© six entretiens avec des syndicalistes (membres de lâUnion syndicale Solidaires, la CGT, la FO et la CFDT).
Les personnes interrogĂ©es lâont Ă©tĂ© sur leur parcours, sur lâassociation dans laquelle elles ont travaillĂ© (et son projet), ainsi que sur les fonctions occupĂ©es, mĂ©tiers exercĂ©s, et les activitĂ©s rĂ©alisĂ©es dans ce cadre. Les questions ont ensuite portĂ© sur les conditions de travail, le rapport Ă la hiĂ©rarchie et Ă lâĂ©quipe (bĂ©nĂ©voles compris), et sur les Ă©ventuels conflits du travail.
Nous avons modifié les noms des personnes et des associations qui le demandaient pour préserver leur anonymat.
Travailler « pour une cause »
Depuis quelques annĂ©es, les sociologues du travail associatif pointent la particularitĂ© suivante : dans ce milieu, câest le salariat « atypique » qui est typique{27}. ComparĂ©s Ă ceux des secteurs privĂ© et public, les salarié·es du monde associatif sont fortement touchĂ©s par la prĂ©caritĂ©, câest-Ă -dire par la discontinuitĂ© associĂ©e Ă la carence du revenu, ou Ă la carence des protections. LâĂ©conomiste Lionel Prouteau{28} y constate des conditions de travail dĂ©gradĂ©es avec un recours important aux CDD, aux horaires atypiques, au temps partiel, etc. Mais alors, pourquoi ces emplois trouvent-ils preneurs ?
Des salarié·es intrinsÚquement motivés
Pour rĂ©pondre Ă cette question, lâĂ©conomiste Ă©tats-unienne Anne Preston{29} avance la thĂ©orie du « don du travail ». Pour la chercheuse, les conditions de travail moins bonnes du monde associatif par rapport au secteur privĂ© sont compensĂ©es par les bĂ©nĂ©fices sociaux produits par les organisations dans lesquelles les salarié·es travaillent. Si les travailleur·ses sont disposĂ©s Ă accepter un salaire rĂ©duit, câest quâils trouvent une compensation dans le fait que leur activitĂ© soit source dâ« externalitĂ©s positives ». Autrement dit : servir un projet Ă but non lucratif apporterait une satisfaction morale au travailleur qui justifierait une rĂ©munĂ©ration plus faible que ce Ă quoi il pourrait prĂ©tendre dans une organisation Ă but lucratif. Les salarié·es seraient « intrinsĂšquement motivĂ©s{30} » par le fait de travailler pour des structures Ćuvrant, gĂ©nĂ©ralement, pour lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.
La contribution des individus au bien commun serait une compensation en rĂ©tribution symbolique qui rendrait acceptable une rĂ©munĂ©ration plus faible. Cette idĂ©e souligne que le salaire ne constitue pas le critĂšre principal de la reconnaissance professionnelle et que dâautres Ă©lĂ©ments entrent en compte, comme la satisfaction morale dâaccomplir un projet dâutilitĂ© sociale. Les salarié·es qui « adhĂšrent » au projet de lâassociation{31} feraient don de travail en Ă©change dâun emploi qui leur permet « de vivre de et pour la cause ». Câest ce que montre la sociologue AurĂ©line Cardoso{32} Ă propos de salarié·es dâun planning familial.
Le sociologue Matthieu HĂ©ly{33} avance lâidĂ©e quâune partie des travailleur·ses associatifs seraient ainsi porteurs dâun « Ă©thos du bĂ©nĂ©volat ». Travailler dans une entreprise associative, câest travailler « pour une cause », pour un projet (celui de lâassociation) gĂ©nĂ©ralement tournĂ© vers lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ou public, ou du moins vers un intĂ©rĂȘt collectif. Câest avoir un travail « qui a du sens ».
Les limites de la « théorie du don »
Dans leur travail sur la Croix-Rouge française, deux universitaires en sciences de gestion, Monique Combes-Joret et LaĂ«titia Lethielleux{34}, sâinterrogent : lâacceptation dâun salaire plus faible, est-ce le « rĂ©sultat dâun supplĂ©ment dâĂąme ou une fatalitĂ© » ?
Ă la Croix-Rouge française, les salaires sont plus faibles que dans dâautres structures du secteur privĂ©, mais, « malgrĂ© cet Ă©cart de rĂ©munĂ©ration, le choix de rester dans la structure Ă©tait consenti par certains salarié·es, voire clairement revendiquĂ© (par deux comptables et une infirmiĂšre) comme tĂ©moin dâengagement altruiste et comme gage dâun âsupplĂ©ment dâĂąmeâ ». En effet, pour certains salarié·es, lâacceptation de salaires faibles est compensĂ©e par le fait de travailler « pour la cause (aider les autres, ĂȘtre utile) », ce qui rejoint lâanalyse dâAnne Preston. Cependant le diffĂ©rentiel de salaire nâapparaĂźt jamais comme recherchĂ© par les salarié·es. Pour certains, câest mĂȘme une « fatalitĂ© ». Ainsi, pour Monique Combes-Joret et LaĂ«titia Lethielleux, le rĂŽle des rĂ©tributions symboliques ne doit pas faire oublier que lâacceptation dâun emploi est aussi liĂ©e Ă des contraintes Ă©conomiques (comme la nĂ©cessitĂ© dâavoir un salaire) ou familiales (comme la mutation du conjoint). Cela peut aussi ĂȘtre liĂ© Ă la structuration du marchĂ© de lâemploi, le choix dâun emploi pouvant ĂȘtre contraint par le manque dâoffre ou lâemployabilitĂ© de la personne. Câest le cas du cadre quinquagĂ©naire pris comme exemple par Matthieu HĂ©ly dans son article intitulĂ© « LâĂ©conomie sociale et solidaire nâexiste pas{35} ». Ă la suite dâun licenciement, il dĂ©cide de fonder une Ă©picerie sociale, en utilisant pour les besoins de la cause le carnet dâadresses constituĂ© pendant sa carriĂšre dans le privĂ©, pour ĂȘtre « utile Ă la sociĂ©tĂ© », mais aussi pour trouver une forme honorable de reconversion professionnelle. Aussi, il est important de noter que, si travailler dans une association offre des rĂ©tributions symboliques qui viennent « complĂ©ter » la rĂ©munĂ©ration pĂ©cuniaire, celles-ci nâont pas la mĂȘme valeur pour lâensemble des salarié·es de la structure. Câest le cas dans cette association du secteur environnemental dont nous avons rencontrĂ© les salarié·es et que nous nommerons « Environnement Ensemble ». Dans cette structure, nous pouvons distinguer deux idĂ©aux-types de salarié·es. Le premier est composĂ© des chargé·es de mission de lâassociation, dont le mĂ©tier est lâanimation du rĂ©seau et la rĂ©alisation de plaidoyers. Dans ce groupe, comme lâexplique un salariĂ© de la structure, certain·es employé·es se revendiquent « militants » et ne veulent pas compter leurs heures, car « cela ferait trop dâheures Ă rĂ©cupĂ©rer ». Dans le deuxiĂšme groupe, nous retrouvons des employé·es aux mĂ©tiers plus administratifs (secrĂ©tariat, comptabilitĂ©) qui les amĂšnent moins Ă porter le projet de la structure puisquâils ne travaillent pas sur sa dimension politique et symbolique. Ils sont certes employĂ©s dans une structure aux missions dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, mais pour eux cet aspect est moins essentiel. « Je fais ça pour vivre », « pour payer mon loyer ». Les rĂ©tributions symboliques, si elles ne sont pas absentes, ne viennent pas compenser la faiblesse de la rĂ©munĂ©ration monĂ©taire ; elles apparaissent en quelque sorte comme dĂ©monĂ©tisĂ©es.
Travailler dans le monde associatif, un « faux choix » professionnel ?
Lâexemple de lâassociation « Environnement Ensemble » rejoint celui de la Croix-Rouge française. Comme lâĂ©crivent Monique Combes-Joret et LaĂ«titia Lethielleux dans leur article, « dans certaines localitĂ©s Ă©conomiquement sinistrĂ©es oĂč nous nous sommes rendues, plusieurs tĂ©moignages convergent pour relever que les choix de certains salariĂ©s occupant des postes Ă faibles responsabilitĂ©s (comme des secrĂ©taires dans de petites dĂ©lĂ©gations locales ou encore des assistantes maternelles dans des crĂšches) sont plus dictĂ©s par des raisons Ă©conomiques et lâabsence dâalternative sur le marchĂ© du travail local que par une adhĂ©sion Ă la cause de la Croix-Rouge française{36} ».
Dans leur manuel universitaire intitulĂ© Ăconomie politique des associations, les Ă©conomistes Anne Le Roy et Emmanuelle Puissant rejoignent cette analyse. Pour ces autrices, « le âdon de travailâ effectuĂ© par des travailleurs dont le niveau de vie est proche du seuil de pauvretĂ© peut apparaĂźtre moins Ă©vident que celui de cadres sensiblement mieux rĂ©munĂ©rĂ©s. Ensuite, la nature des emplois et la reconnaissance sociale associĂ©e ne sont pas non plus comparables : entre des professions reconnues dans le secteur humanitaire et des emplois non qualifiĂ©s dâentretien et dâaide aux personnes, les motivations intrinsĂšques ne peuvent ĂȘtre jugĂ©es Ă©quivalentes. Enfin, la thĂ©orie du don de travail repose sur lâhypothĂšse centrale dâun choix conscient du type dâemployeur. Or, si cette idĂ©e semble acceptable pour les travailleurs qualifiĂ©s nâayant pas de difficultĂ© dâinsertion professionnelle, elle semble assez difficilement dĂ©fendable pour des salariĂ©es non qualifiĂ©es des services Ă la personne, par exemple{37}. » Lâanalyse des donnĂ©es « conditions de travail 2013 » de la Direction de lâAnimation de la recherche, des Ătudes et des Statistiques (DARES) du ministĂšre du Travail{38} dirigĂ©e par lâĂ©conomiste François-Xavier Devetter va dans le mĂȘme sens et fait apparaĂźtre que, « en ce qui concerne les salariĂ©s peu qualifiĂ©s et contrairement aux cadres, le statut de lâemployeur nâest en rien dĂ©terminant dans leurs choix originels [dây travailler] ». Cependant, François-Xavier Devetter et ses coauteurs constatent quâau cours de lâactivitĂ© professionnelle, lâimportance de la « fiertĂ© de travailler » dans des structures associatives grandit pour ces salarié·es peu qualifiĂ©s.
Comme nous lâavons vu, travailler dans le monde associatif nâest pas forcĂ©ment un choix, ce qui nous invite Ă relativiser la thĂ©orie du « don » dâAnne Preston. Mais si, pour certains, travailler dans le monde associatif relĂšve dâun faux choix, il constitue aussi, dans une certaine mesure, un « refuge professionnel ». Câest le cas, par exemple, pour tous ceux qui ne trouvent pas de place sur le marchĂ© du travail car trop ĂągĂ©s ou trop jeunes. Anne Le Roy et Emmanuelle Puissant soulignent mĂȘme que, pour certaines personnes ayant un faible capital scolaire, le secteur associatif peut constituer un refuge permettant, dans une certaine mesure, une mobilitĂ© sociale ascendante.
Travailler avec des bénévoles
Travailler dans une entreprise associative signifie souvent travailler avec des bĂ©nĂ©voles. Ces derniers (et le travail quâils rĂ©alisent) sont prĂ©sents en amont dâun projet, puisque deux bĂ©nĂ©voles (au moins) sont nĂ©cessaires pour crĂ©er une association (qui deviendra ensuite, ou pas, employeuse). Ils sont aussi premiers historiquement, le monde associatif ayant dâabord Ă©tĂ© un monde de bĂ©nĂ©voles.
Le travail bénévole est historiquement présent dans les associations
Pour Anne Le Roy et Emmanuelle Puissant, « la figure du travail salariĂ© a Ă©tĂ© tardive et les salariĂ©s ont longtemps Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme des bĂ©nĂ©voles, puis des bĂ©nĂ©voles indemnisĂ©s, motivĂ©s avant tout par le projet de lâassociation et le service aux usagers, et moins par les revenus issus de ce travail{39} ». Pour illustrer leur propos, ces autrices mobilisent lâexemple de lâaide Ă domicile. Elles rappellent que, jusque dans les annĂ©es 1970, le modĂšle domestique et bĂ©nĂ©vole prĂ©valait. La salarisation, câest-Ă -dire le dĂ©veloppement de lâemploi, de ce secteur va surtout sâopĂ©rer Ă partir des annĂ©es 1980, durant lesquelles les associations sont mobilisĂ©es dans la lutte contre le chĂŽmage et agissent pour rĂ©pondre aux besoins sociaux croissants.
De nombreux secteurs associatifs ont connu des histoires similaires de dĂ©veloppement dâunivers bĂ©nĂ©voles se professionnalisant progressivement. Câest par exemple le cas du secteur de lâanimation socioculturelle, dont les racines historiques sont celles de lâĂ©ducation populaire, dâun « mouvement social fondĂ© sur le bĂ©nĂ©volat et le militantisme et animĂ© par des instituteurs, des prĂȘtres, des dames patronnesses, des syndicalistes, des militants politiques et autres acteurs de lâintermĂ©diation{40} ». Lâanimation va progressivement se transformer et devenir un secteur professionnel. Cette Ă©volution rĂ©sulte en grande partie du dĂ©veloppement des politiques publiques de la jeunesse, notamment Ă partir des annĂ©es 1960 oĂč lâĂtat va financer le dĂ©veloppement des Ă©quipements sportifs et socio-Ă©ducatifs (comme les Maisons des jeunes et de la culture par exemple{41}). Cette politique volontariste, de « multiplication » des infrastructures, Ă laquelle sâajoutent un soutien financier apportĂ© aux acteurs associatifs et la crĂ©ation de « diplĂŽmes sous lâautoritĂ© de lâĂtat et du monde associatif », vont progressivement faire des animateurs socioculturels un groupe professionnel reconnu{42}. Ainsi, en 1980, lâINSEE estime e...