Chapitre 1
Quelques éléments biographiques
« Exercer son droit revient à parler pour soi, à exposer ses préférences et ses choix, tout en faisant son chemin à travers le monde1. »
BARRY GRANT
Carl Rogers, un des psychologues américains les plus renommés de sa génération, a fondé l’Approche Centrée sur la Personne. Il a posé les bases de cette approche humaniste en s’appuyant sur ses expériences personnelles et professionnelles, et l’a développée jusqu’à sa mort. Il avait à cœur d’élaborer ses découvertes à partir de sa clinique dans une dynamique empirique et phénoménologique. Avec lui, on se situe d’emblée dans le présent, dans la perception fine de ce qui surgit au moment même où cela est vécu.
Afin de mieux comprendre la pensée de Carl Rogers, il est important de connaître quelques parcelles de son histoire personnelle et d’avoir un aperçu du milieu culturel et social dans lequel il a évolué. L’influence manifeste de ce contexte mérite d’être précisée, car elle donne un sens plus exact du terreau d’où émergeront ses travaux.
Les premières années
Carl Ransom Rogers est né le 8 janvier 1902 à Chicago, aux États-Unis. Quatrième d’une fratrie de six enfants, qui compte une fille et cinq garçons, il est élevé dans un cadre religieux et moral extrêmement strict. La famille Rogers est protestante et c’est dans un milieu traditionaliste et évangéliste qu’il grandit. Ses parents, protestants fondamentalistes, tous deux issus de familles implantées en Amérique depuis plus de trois cents ans, ont gardé un esprit « pionnier » dont Carl hérite et qui lui donna probablement ce caractère novateur et entreprenant qui le caractérisera tout au long de sa vie. Enfant, il n’est pas en très bonne santé et on lui prête une trop grande sensibilité, ce qui contribue sans doute à le rendre solitaire. Il se console en lisant et en s’échappant dans un monde imaginaire. Ces longues heures studieuses lui donnent une avance considérable sur les garçons de son âge. Il développe très jeune cette capacité de concentration et de constance dans les études. Ces aptitudes lui permettent de se distancier de ses camarades, signe de prématurité du précurseur qu’il deviendra. C’est pourtant auprès d’eux qu’il trouve la chaleur qui fait indubitablement défaut à la maison.
La sévère ambiance familiale ne laisse aucune place aux divertissements. L’isolement, le travail et la prière sont de rigueur. Bien que ses parents aiment leurs enfants et leur prodiguent une grande attention, ils exercent sur eux un contrôle permanent qui donne pourtant l’impression de leur laisser une certaine liberté. La réalité est tout autre et c’est une autodiscipline austère qui régit le comportement de chacun. Les règles ne sont jamais clairement exprimées, elles sont implicites et respectueusement appliquées, ne suscitant aucune contradiction. L’éducation, soutenue par une implication religieuse rigide, est rigoureuse et sans complaisance. Carl Rogers se souviendra longtemps des litanies de sa mère. Deux particulièrement lui reviennent souvent en mémoire. La première exprime la conviction qu’ils sont supérieurs aux autres et la seconde que, dans le meilleur des cas, le pécheur est misérable relativement à Dieu. C’est à cette hiérarchie que Rogers s’opposera, et peut-être peut-on reconnaître ici ce qui deviendra plus tard chez lui un leitmotiv : l’égalité entre les personnes. Il n’adhérera pas à cette fatalité qui implique que l’homme ne puisse pas s’épanouir ni se libérer sans instance supérieure qui réglerait sa vie. Devenu étudiant, il prend goût à cette sensation de liberté qui lui deviendra chère. Ses premières relations, en dehors de la famille, lui ouvrent la voie de la découverte, et son enthousiasme, bien qu’empreint d’un certain idéalisme, ne cessera de stimuler ses recherches.
Un chercheur en puissance
Rogers a douze ans lorsque sa famille déménage à la campagne. Son père, ingénieur, veut se consacrer à l’exploitation d’une ferme selon les dernières méthodes de pointe. Le jeune Carl voit, dans ce qui ressemble à un exil, outre l’expansion de la situation financière de ses parents, leur préoccupation d’éloigner leurs enfants d’éventuelles mauvaises influences de la ville. Cependant, son père, qui valorise le labeur, encourage ses fils à créer leurs propres entreprises. Toutes les expériences à la ferme ont pour objectif de favoriser une démarche de prise d’autonomie. Carl Rogers met à profit cette stimulation et l’isolation est pour lui l’occasion d’explorer la nature. Il y puise de précieux enrichissements qui prendront une grande signification dans ses futures réflexions. Lecteur infatigable, il dévore des livres scientifiques et commence à se familiariser ainsi avec les procédures et la méthodologie. « À 14 ans, j’étudiais laborieusement des centaines de pages du livre de Morison : Alimentation et Nutrition, apprenant à faire des expériences, à comparer des groupes de contrôle avec des groupes expérimentaux. [...] J’appris combien il est difficile de vérifier une hypothèse2. »
L’expérience ne s’arrête pas là. En parcourant la forêt aux alentours de la ferme familiale, il observe, avec patience et obstination, le principe évolutif de la nature. Son intérêt pour le phénomène de croissance naît sans doute de ces longues promenades solitaires au cours desquelles il examine les animaux, les plantes et toutes les espèces vivantes, leurs comportements et leur maturation. Il y voit comment, malgré la rudesse de la vie en milieu rural, le processus de développement se maintient, et cela en dépit des éléments extérieurs parfois très peu favorables. C’est avec un étonnement teinté d’émerveillement qu’il scrute l’adaptation des espèces à leur environnement et leur capacité à défier les difficultés du quotidien. Ce sont là les prémices de sa foi dans la formidable aptitude de l’individu à l’épanouissement. Avec une constance inépuisable, Rogers tente de percer les secrets du mouvement de la vie. Ces élans de chercheur s’ancrent dans une réalité tangible et le conduisent à développer son intérêt pour l’évolution du vivant. Son appréhension fine de chaque phase de la transformation de la chenille en papillon pourrait être considérée comme le point de référence du déroulement du processus thérapeutique.
C’est donc tout naturellement que Rogers s’engage dans des études d’agronomie. Il s’inscrit à l’université du Wisconsin en 1919. Ces premières années sont marquées par une nouvelle forme de relations et d’expression, notamment grâce à la présence d’un professeur qui encourage son groupe d’étudiants à prendre des initiatives, se refusant à les diriger. Cet homme, peu banal, sème une graine dans l’esprit de Rogers. L’autogestion des groupes deviendra un concept fondamental dans ses recherches et ses expériences thérapeutiques. Rogers développe aussi, à sa grande satisfaction, des rapports amicaux, chaleureux et durables que son éloignement rural et les déménagements fréquents de la famille Rogers l’ont empêché d’établir dans son enfance. Parallèlement à ses études, inscrites dans un milieu très chrétien, Rogers participe à des discussions passionnées sur la religion. Stimulé par ces derniers échanges, il trouve rapidement dans ce domaine une nouvelle voie plus adaptée à ses idées émergentes et envisage très sérieusement de devenir pasteur. Il garde de son éducation religieuse certains principes dont quelques-uns du théologien Paul Tillich3 qui insiste sur l’importance de la dimension intérieure de la vie religieuse. Sa ferveur chrétienne s’enflamme tout en se détachant de l’orientation des croyances familiales. Elle s’épanouit dans une dimension éloignée de la froide rigueur qu’il a connue jusqu’alors pour se diriger vers une vibrante humanité. Il troque l’agronomie pour l’histoire de la religion afin de mieux se préparer au pastorat. C’est à peu près à cette période qu’il est choisi avec quelques autres jeunes Américains pour participer à un voyage en Chine dans le cadre de la fédération des étudiants chrétiens. Son étonnement et sa joie sont indéniables. La perspective de cette aventure suscite chez lui un grand intérêt et un formidable enthousiasme. Le voyage a lieu en 1922, il durera six mois.
Un voyage capital
Le choc culturel qui se produit pendant ce voyage en Chine perce une brèche dans la vision du monde de Rogers. Cette ouverture ne cesse de s’élargir et vient confirmer son mouvement vers l’indépendance. Rogers remarque, parmi la grande variété des hommes et des femmes qu’il rencontre, que chacun, avec la même sincérité et la même honnêteté, peut adopter des doctrines religieuses ou des concepts philosophiques très divergents des siens. C’est un éveil permanent à la diversité. Tout naturellement, cela l’entraîne à développer considérablement son champ d’investigations intellectuelles, sociales et religieuses. Quel contact a-t-il établi en Orient ? A-t-il été inspiré par des penseurs, philosophes ou Maîtres de grandes traditions millénaires qui préconisent une présence absolue à la réalité dans une acceptation paisible de ce qui est ? A-t-il rencontré ces fascinants personnages qui exhortent à la liberté ? Nous n’en savons rien. Quoi qu’il en soit, ces fructueuses expériences lui permettent de se dégager des opinions religieuses de ses parents, qu’il ne lui est désormais plus possible de suivre. La nouvelle n’est pas très bien reçue chez lui et est à l’origine de bien des tensions familiales. Mais ce premier contact avec un monde interculturel, tellement éloigné de ce qui a peuplé son univers jusqu’à présent, est si décisif que rien n’aurait pu ni le détourner de ses récentes convictions, ni l’empêcher de les exprimer avec une totale sincérité. Durant ce voyage en Orient, les personnes qu’il côtoie, y compris les membres de l’équipe, tous très cultivés, qui encadrent le groupe, les conversations enrichissantes avec les autres étudiants, ou encore les découvertes qu’il fait sur le comportement des êtres humains pendant ces longs et passionnants échanges, auront une influence incontestable sur sa future vie professionnelle.
Appréhension de la liberté
Cette période marque, en effet, un premier tournant capital dans la vie de Carl Rogers. Il explore une nouvelle façon d’aborder sa vie en privilégiant son intuition. L’expérience en Chine lui a ouvert un vaste champ d’explorations relationnelles, une nouvelle vision des rapports humains. « Grâce à ces six mois de voyage, j’avais pu librement, sans sentiment de culpabilité ou d’insécurité, penser à ma façon, dégager mes propres conclusions et prendre parti de mon propre chef. J’avais acquis à travers ce processus une assurance et une résolution qui ne pouvait plus vaciller4. »
C’est le début d’une vraie révolution interne qui modifiera tous ses repères. Il lui faut quelques mois pour intégrer cet élan de liberté naissante et d’appréhension du monde. Ce processus ne se fait pas sans mal. Un ulcère duodénal, déjà menaçant depuis l’âge de quinze ans, se déclare et l’oblige à interrompre momentanément ses études. Sous traitement médical, il ne peut plus se rendre dans le Wisconsin suivre ses études. Le message familial étant que le travail règle tous les problèmes, Rogers accepte de travailler dans un magasin de bois malgré sa faiblesse. Il met quand même ce temps à profit tant sur un plan personnel, puisqu’il se fiance avec Helen Elliot qu’il connaît depuis l’école primaire, que sur un plan professionnel puisqu’il s’inscrit pour la première fois à un cours de psychologie par correspondance avec l’université du Wisconsin. C’est son premier contact avec la psychologie. L’année suivante, il épouse Helen, quitte la maison familiale pour s’installer à New York avec sa femme et commence ses études à l’Union Theological Seminary, institut d’études philosophiques et religieuses. Dans cet établissement, la liberté de penser est encouragée, les réflexions individuelles respectées, ce qui n’est pas sans conforter les idées naissantes de Rogers. Son intérêt pour la psychologie se confirme et le pousse à suivre simultanément des cours de psychologie à l’université Columbia toute proche de l’Union Theological Seminary.
Une nouvelle direction
Plein d’enthousiasme et de passion, Rogers s’intéresse à la recherche scientifique, sans jamais perdre de vue l’importance de la place de la personne. Il porte un grand intérêt à nombre d’auteurs et de professionnels dans de multiples domaines, entre autres : l’éducation, la psychologie, la sociologie, les sciences, la biologie, la philosophie et la religion. De nouvelles options vont s’esquisser et le pousser à entrer au Teachers College de Columbia University en 1926, année qui est aussi celle de la naissance de son fils David...