PREMIĂRE PARTIE
Un schéma emprisonnant
| Chapitre |
| Des bourreaux invisibles | 1 |
Couple, famille, amitiĂ©, lien professionnel, lien social (sportif, associatif, etc.)⊠tout systĂšme crĂ©ant une interaction entre deux ou plusieurs personnes peut ĂȘtre contaminĂ© par la violence psychologique. Bien que les composantes et les rĂ©sultantes de cette forme de violence sournoise et invisible sâobservent dans de nombreux contextes, ce livre porte essentiellement sur la violence psychologique intrafamiliale et conjugale.
Une structure désorganisée
DĂšs lors que sâexerce au sein de la famille ou du couple une violence, la structure se dĂ©sorganise et ses fondamentaux sont mis Ă mal. Les rapports gĂ©nĂ©rationnels se modifient, les notions de protection et de sĂ©curitĂ© nây ont plus de place. Un exercice de pouvoir et de contrĂŽle sâinstalle, sans bienveillance, de maniĂšre unilatĂ©rale, intĂ©ressĂ©e et coercitive. Cette dĂ©sorganisation vient souvent dâun seul membre. Elle peut se transmettre ou encore apparaĂźtre en Ă©cho Ă une fracture (sociale, professionnelle, etc.) importante, modifiant radicalement le fonctionnement initial de ce systĂšme relationnel trĂšs particulier. Celui ou celle qui vit cette fracture, incapable de supporter cette Ă©preuve, reporte la charge de son impuissance sur son conjoint ou sa famille, les rendant coupables de ses propres incapacitĂ©s. La charge affective est toujours trĂšs forte et sâimpose, interdisant toute comprĂ©hension, toute rationalisation, mais Ă©galement toute expression Ă©motionnelle proportionnĂ©e et adaptĂ©e. La famille nâest plus un espace intime et rassurant, mais un enfermement, une prison tenant au secret ce qui sây dĂ©roule. La cellule familiale nâest plus un cocon mais une geĂŽle. Il nâest dĂšs lors possible ni de contredire ni de contrecarrer ce qui se joue entre les membres de cette famille.
Monique raconte : « DĂšs quâil Ă©tait Ă la maison, il me surveillait. Il Ă©piait. Il se mettait sur le canapĂ© avec un journal. Je savais quâil ne le lisait pas⊠Il ne tournait pas les pages. Il contrĂŽlait tout. Il savait tout de mes dĂ©placements, il connaissait chacune de mes habitudes, chacun de mes gestes, le sens de mes soupirs et de mes silences. Jâai appris Ă tout faire sans faire de bruit. Mes enfants aussi. Nous faisions en sorte de disparaĂźtre de son champ de vision. Ăa nâĂ©vitait pas les questions. Mais ça Ă©vitait les sons. Aujourdâhui le bruit me fait peur. Une porte, des pas sur le parquet, ce qui semble lĂ©ger mais qui vous suit⊠ça me fait peur. Sâil Ă©tait encore lĂ , il me demanderait pourquoi je fais ci ou ça. Je ne serais pas libre. Cette peur, je nâarrive pas encore Ă mâen dĂ©faire. »
La violence psychologique, bien quâinvisible, est une entitĂ© Ă part entiĂšre. La structure dĂ©sorganisĂ©e offre paradoxalement une protection Ă ses membres. La violence devient le pilier de ce systĂšme dysfonctionnel et sa suppression risque de bouleverser le fonctionnement familial, le rĂŽle et la place de chacun. Mettre un terme Ă la violence ferait exploser cette structure, obligerait Ă accepter des changements individuels et collectifs radicaux, Ă remettre en cause le lien affectif dĂ©faillant et toxique. Maintenir le systĂšme tel quel permet Ă chacun de conserver sa croyance en un amour conjugal ou familial. Toute croyance, positive ou nĂ©gative, installe ou dĂ©veloppe des fonctionnements ; et lorsque le systĂšme est prĂ©alablement viciĂ©, les fonctionnements qui se mettent en place sont contraires Ă lâintĂ©rĂȘt de ceux qui les vivent. Lâinteraction est trĂšs forte entre chaque membre de la famille, et les sentiments dâamour et de haine se confondent ou sont utilisĂ©s pour perturber les liens.
Ăcoutons Pierre parler de la relation avec son pĂšre : « Il a tapĂ© du poing sur la table lorsque je lui ai dit que je voulais ĂȘtre cuisinier. CâĂ©tait impossible ! Ce nâĂ©tait pas Ă ma hauteur ! Je valais bien mieux que ça. Je devais viser plus haut, me dĂ©passer et me confronter Ă la rĂ©alitĂ©, au monde, aux difficultĂ©s Ă©conomiques, aux lois du marchĂ©, aux risques du chĂŽmage. Je devais rĂ©flĂ©chir. Mon choix serait une condamnation si je voulais rĂ©ellement faire ce type âdâĂ©tudesâ, comme il disait, un rictus au coin des lĂšvres. Et je lui faisais affront, je rejetais tout ce quâil Ă©tait. Lui disait mâaimer : âJe suis un parent aimant, moi ! Aimant ! Câest pour ça que je te dis que tu fais des erreurs, que tu ne sais pas, que tu rĂȘves mais tu vas te planter !â Jâai renoncĂ© Ă la cuisine. Jâai prĂ©parĂ© des concours. Jâavais peur de le perdre. Jâavais peur de le dĂ©cevoir. Moi, je ne comptais pas. Seule comptait lâidĂ©e obsĂ©dante que je pourrais le peiner et le dĂ©cevoir. Il voulait que je fasse une grande Ă©cole. Jâai passĂ© les diplĂŽmes quâil exigeait. Je nâai pas trouvĂ© de travail. Je cherchais un emploi pour lui plaire, câĂ©tait ma seule motivation. Mais jâai repris sans rien dire une formation de cuisinier. Aujourdâhui je suis second de cuisine. Jâaime mon travail. Je suis apprĂ©ciĂ© par mon chef, reconnu par mes collĂšgues. Mais je nâai plus de pĂšre. »
Dans ces systĂšmes oĂč les relations sont dĂ©gradĂ©es et faussĂ©es, la violence psychologique sâinstalle par une prise de pouvoir et de contrĂŽle conduisant au dĂ©nigrement et Ă la perte dâestime et de confiance en soi, mĂȘlĂ©s Ă la volontĂ© de crĂ©er ou de restaurer un climat dâapaisement et dâamour. Ce besoin dâapaisement recherchĂ© par la victime la rassure ; elle espĂšre retrouver un lien affectif valorisant et cherche inconsciemment Ă conserver le contrĂŽle de la relation, contrĂŽle reposant sur un pouvoir magique quâelle attribue Ă lâamour, et respectant ainsi cette dangereuse croyance selon laquelle lâamour serait plus fort que tout. Cette violence psychologique repose sur un abus caractĂ©risĂ© par le comportement agressif, directif et parfois destructeur dâun ou plusieurs membres de la famille Ă lâencontre des autres membres et peut provoquer un traumatisme psychologique (anxiĂ©tĂ©, dĂ©pression chronique, troubles du comportement avec comorbiditĂ©âŠ). Ă son stade ultime, elle devient emprise.
Sous emprise, plus rien nâest tangible, comprĂ©hensible, et tout est inversĂ©. Ce qui est fait dans le but dâannihiler est prĂ©sentĂ© comme de lâamour, lâinjure nâest pas entendue, le mĂ©pris devient une punition mĂ©ritĂ©e, la menace ou le chantage sont perçus comme des paroles motivantes car chargĂ©es en considĂ©ration. Au lieu de penser : « Il cherche Ă me dĂ©truire », la victime se rĂ©pĂšte : « Il fait tout ça pour moi, et je suis incapable de le satisfaire et dâen bĂ©nĂ©ficier. » Elle est redevable et honteuse de ne pas savoir le montrer. Sâil peut y avoir violence psychologique sans emprise, il nây aura jamais emprise sans violence psychologique. Sans emprise, la victime ressent la violence mĂȘme si elle demeure indicible. Sous emprise, la victime ne ressent rien, mĂȘme plus sa souffrance et sa peur.
La famille
La famille est en principe lâĂ©lĂ©ment fondateur de chaque individu : tout au long de sa vie, il y trouvera assurance, affection, reconnaissance, valorisation, confort. Il y a sa place et cette place est respectĂ©e avec bienveillance. Il peut alors sây Ă©panouir comme il peut sâĂ©panouir Ă lâextĂ©rieur de la famille. Celle-ci est nĂ©cessaire car elle propose des racines et des valeurs que chacun peut, en devenant adulte, accepter, rĂ©pĂ©ter ou Ă©carter si elles ne lui conviennent pas ou plus.
La famille est pourtant le cadre idĂ©al Ă la violence psychologique. En effet, au nom des traditions et de la loyautĂ© familiales, de croyances transmises et de principes Ă©ducatifs, lâimpossibilitĂ© de remettre en cause ce qui se joue et lâincomprĂ©hension ou lâaveuglement de lâentourage peuvent sâinstaller, favorisant le lit de cette violence. Ainsi, que ce soit au sein du couple, entre les parents et les enfants, ou dans la famille au sens Ă©largi, ce qui se met en place est souvent considĂ©rĂ© comme normal â ce qui permet de ne pas intervenir ni de prendre parti. Lâimage dâĂpinal de la sacro-sainte famille prĂ©domine encore, empĂȘchant de penser et de croire quâelle puisse non seulement manquer de protection et dâaffection, mais plus encore ĂȘtre le nid de drames psychiques destructeurs, parfois sur plusieurs gĂ©nĂ©rations. Et plus le silence et le secret existent au cĆur de cette Ă©trange bulle toxique, plus on peut apparenter ces mĂ©canismes manipulateurs Ă ceux dâune secte.
Secte et emprise familiale : des ressorts communs
Les mĂ©canismes de lâemprise observĂ©s au sein des sectes ou des familles dysfonctionnelles sont similaires :
- discours rĂ©pĂ©titif dâun « gourou », en apparence rassurant mais ayant pour but de prendre le pouvoir ;
- valorisation des victimes avant de les discréditer et les disqualifier ;
- dévotion des membres pour le « gourou » ; croyance en sa bienveillance et sa protection qui le rendent indispensable à chaque victime ;
- opinion personnelle interdite : les comportements de chaque membre doivent ĂȘtre en conformitĂ© avec ce qui est exigĂ©, sans laisser la moindre libertĂ© dâaction et de pensĂ©e ;
- contrÎle de tout besoin et tout désir des membres ;
- isolement et rupture gĂ©ographique, familiale et sociale, sous prĂ©texte dâun danger non explicite ;
- persuasion, fausses vérités, chantage et menace du rejet, création de peurs irrationnelles chez les membres, développant un sentiment de paranoïa ;
- perte identitaire et sujétion des membres au gourou.
Comme dans le Village de la sĂ©rie Le Prisonnier, tout va bien en apparence, le dĂ©cor est idyllique et chacun connaĂźt son rĂŽle, lâaccepte et ne le remet jamais en cause. Dans le cas contraire, il est chassĂ©, rattrapĂ©, enfermĂ© et condamnĂ©.
Qui sont les victimes ? Des personnes « naturellement » en position dâinfĂ©rioritĂ© (Ăąge, systĂšme familial, lien gĂ©nĂ©rationnel, handicap physique ou mental, fragilitĂ© Ă©motionnelle, dĂ©pendance Ă©conomique et matĂ©rielle) ou qui se retrouvent dans cette position car exposĂ©es Ă un danger, une menace. Sans oublier celles qui constituent elles-mĂȘmes et Ă leur corps dĂ©fendant une menace pour lâun des membres de la famille, parce que possĂ©dant des qualitĂ©s ou des compĂ©tences individuelles et sociales dont lâauteur de violence est dĂ©pourvu, quâil envie et jalouse au point de chercher parfois Ă dĂ©truire sa victime.
Alexia a ainsi subi la jalousie de son mari : « Il disait aimer mes rires, ma joie de vivre, mais il me reprochait de recevoir, de voir des amis, de prendre le bon cĂŽtĂ© des choses. Il refusait tout dialogue, sâenfermait dans la chambre quand mes amis venaient, prĂ©textant de la fatigue ou des soucis de travail. Ensuite, il sous-entendait que jâĂ©tais trop lĂ©gĂšre, inconsciente, que je ne lui prĂȘtais aucune attention. Le pire, câest que ce nâĂ©tait jamais un vrai reproche ; il rĂ©pĂ©tait toujours : âTu en fais trop, chouchou, laisse de la place aux autres.â Il mâa convaincue que jâempĂȘchais tout le monde dâexister et que je volais lâespace pour ĂȘtre au centre. Jâai fini par ne plus recevoir personne. Il mâa alors laissĂ©e penser que câĂ©tait de ma faute, que je nâĂ©tais pas si drĂŽle que ça, que je lassais tout le monde et que je finirais seule. »
Le dĂ©sĂ©quilibre se concrĂ©tise dans un rapport de force intangible et indicible. Cette profonde asymĂ©trie permet de distinguer le conflit conjugal ou familial de la violence psychologique. Dans le conflit, les forces qui sâopposent sont Ă©quivalentes, elles se respectent mĂȘme si elles nâarrivent pas Ă sâentendre, elles recherchent chacune lâĂ©coute de lâautre partie. Le dĂ©sir est de convaincre, et non de dominer. LâĂ©motion qui prĂ©domine est la colĂšre. En revanche, lâauteur de violence psychologique nâa aucun respect pour sa victime mais ne cesse dâen exiger, et deux Ă©motions sâaffrontent : la colĂšre souvent froide (et nourrie dâorgueil) face Ă la peur silencieuse (sâexprimant de maniĂšre dĂ©sordonnĂ©e). Il ne peut y avoir violence psychologique sans cette interaction nĂ©gative.
Si celui ou celle qui dĂ©tient une figure dâautoritĂ© lâimpose...