Alors mĂȘme que le clitoris a officiellement Ă©tĂ© dĂ©couvert en 1559 et redĂ©couvert dans les annĂ©es 1950, nous avons toutes les deux grandi dans un monde qui distinguait lâorgasme vaginal de lâorgasme clitoridien et prĂ©tendait, non sans douter, que lâorgasme clitoridien Ă©tait plus petit que son compĂšre et bien moins transcendant. Au fil du temps, le clitoris a donc brillĂ© par son inutilitĂ© ou son absentĂ©isme. Autant dire que sa carriĂšre nâa pas Ă©tĂ© des plus folles. Un tel rejet sâexplique en grande partie par le fait que le plaisir masculin Ă©tait bien plus considĂ©rĂ© et Ă©tudiĂ© que le plaisir fĂ©minin. La sexualitĂ© Ă©tait principalement observĂ©e sous un prisme coĂŻtal. Aujourdâhui encore, le phallocentrisme continue dâĂȘtre brandi comme le plus gros obstacle Ă la jouissance fĂ©minine. Des chiffres et des chiffres le rabĂąchent. Pour autant, nous observons dans nos lits une attention toute particuliĂšre portĂ©e au clitoris : si le clitoris revient sur le devant de la scĂšne, les femmes nâont pas (toujours) manquĂ© dâĂȘtre actrices de leur plaisir.
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Vous avez un maximum de « B » : vous ĂȘtes clitoridienne !
Ă lâheure de nos premiers poils et de nos premiĂšres expĂ©riences sexuelles, dans les annĂ©es 1990 et 2000, on se posait la question suivante entre copines : « Tu es plutĂŽt clitoridienne ou vaginale ? » Et si nous Ă©tions prises dâun doute quant Ă la rĂ©ponse, il nous suffisait de faire lâun des nombreux tests proposĂ©s par la presse fĂ©minine. Selon nos positions prĂ©fĂ©rĂ©es, nos habitudes masturbatoires (le polochon ou le majeur), le plaisir ressenti, nous dĂ©couvrions alors si nous Ă©tions plutĂŽt lâune ou lâautre. CâĂ©tait assez mathĂ©matique. Un peu comme on pouvait savoir en trois minutes si lâon allait rencontrer lâamour cet Ă©tĂ© ou se faire larguer cet hiver (ou les deux). Les tests psycho et sexo dĂ©bouchant gĂ©nĂ©ralement sur trois profils, certaines dâentre nous Ă©taient de grandes chanceuses puisquâelles entraient dans les deux cases. Ă la fois clitoridiennes et vaginales, elles dĂ©marraient plutĂŽt bien dans la vie.
Mais les « pures vaginales » Ă©taient aussi de sacrĂ©es veinardes. Car lâorgasme vaginal Ă©tait prĂ©sentĂ© comme un orgasme difficile Ă atteindre, mais tellement plus intense, tellement plus diffus, tellement plus fort, tellement plus tout que le septiĂšme ciel clitoridien. Les filles capables de rencontrer une telle jouissance se comptaient (presque) sur le bout des doigts, tandis que les clitoridiennes Ă©taient bien plus nombreuses. Dans nos souvenirs, les statistiques rapportĂ©es dans la presse Ă©taient de cet ordre (plus ou moins) : 30 % de vaginales, 70 % de clitoridiennes. Alors câest comme ça que se rassuraient la plupart des filles : certes, elles se contentaient peut-ĂȘtre du « petit » orgasme et du « petit » plaisir, mais elles nâĂ©taient pas les seules.
Et puis rien nâĂ©tait perdu. Dâabord, on lisait frĂ©quemment que lâorgasme vaginal avait davantage de chances de survenir Ă la trentaine, pĂ©riode oĂč la femme se connaĂźt mieux et sâabandonne plus aisĂ©ment au lit. Mais il Ă©tait possible de le rencontrer « prĂ©maturĂ©ment », avec un peu de volontĂ© et dâentraĂźnement. La recette se trouvait Ă cĂŽtĂ© de celle pour en finir avec les cheveux secs (lâautre mal du siĂšcle). Surtout se dĂ©tendre (toujours), bien lubrifier (pour une pĂ©nĂ©tration favorable), stimuler les parois vaginales (et ne pas sâacharner avec des va-et-vient profonds), et ne pas oublier le clitoris, ce « bouton extĂ©rieur » qui aidait Ă faire grimper le plaisir.
Car oui, le clitoris Ă©tait perçu comme le meilleur jouet des prĂ©liminaires, le petit coup de pouce, lâorgane idĂ©al pour se mettre dans lâambiance. Le clitoris, câĂ©tait le premier verre du vendredi soir, la gorgĂ©e rafraĂźchissante qui ouvre les vannes, lâinterrupteur que lâon actionne avant de crier « Surprise ! » et de lancer les festivitĂ©s. Aujourdâhui encore, le clitoris est parfois dĂ©fini comme une zone Ă©rogĂšne que lâon active avant que le coĂŻt ne dĂ©marre vraiment. Un petit apĂ©ritif dont on ne se prive pas, mais qui ne rassasie pas (assez).
Nous Ă©tions tellement persuadĂ©es quâil existait deux bords quâil nous arrivait de partager nos ressentis entre copines pour « comparer », avec plus ou moins de pudeur. Histoire de voir si le vaginal Ă©tait vraiment plus dingue, si le clitoridien Ă©tait vraiment plus bref et piquant (ou plus simple et ridicule). Et quand une clitoridienne Ă©prouvait un orgasme plus long, elle se demandait alors si (enfin) elle avait touchĂ© le Graal (fiesta). Tout le souci Ă©tait lĂ , on ne pouvait pas rĂ©ellement savoir Ă quoi ressemblait lâun ou lâautre de ces orgasmes, ni comment ils Ă©taient susceptibles de sâexprimer dans notre corps. Personne ne fait lâamour de la mĂȘme façon, et si une position et une caresse procuraient un plaisir inouĂŻ Ă lâune, il nâĂ©tait pas certain que cela fonctionnĂąt pour lâautre. Question dâhabitudes, de prĂ©fĂ©rences, de fantasmes, de sentiments amoureux, dâexpĂ©riences, de morphologie aussi. Mais on ne le savait pas. On imaginait quâil existait une sĂ©rie de techniques Ă appliquer pour mordre lâoreiller Ă coup sĂ»r pendant de longues minutes. Car oui, lâorgasme vaginal Ă©tait dĂ©crit comme trĂšs long.
Peut-ĂȘtre que des filles prĂ©tendaient avoir un orgasme vaginal tout simplement parce quâil dĂ©barquait pendant la pĂ©nĂ©tration. Alors que jouir suite Ă des caresses externes, seule ou Ă deux, câĂ©tait forcĂ©ment connaĂźtre un orgasme clitoridien puisque le vagin nâavait rien Ă voir avec la choucroute. Peut-ĂȘtre aussi quâentendre parler de ce magnifique orgasme, aussi inaccessible quâextraordinaire, nous induisait en erreur. La moindre sensation diffĂ©rente de la veille pouvait nous faire croire quâon lâavait atteint. Ă force de lire quâil existait, on avait le sentiment de lâapprocher, comme une bande dâados assises en rond qui convoquent les esprits avec dĂ©termination et finissent par sentir une vague de frissons leur traverser le ventre : le fantĂŽme est passĂ© par lĂ , non ? Tout le monde approuve. Ătant donnĂ© lâĂ©nergie quâon y met, forcĂ©ment, câest mĂ©mĂ© qui vient nous faire coucou depuis lâau-delĂ .
Pénétration for ever
Et puis, Ă cĂŽtĂ© de ça, le KĂąma SĂ»tra (dont le nom indien signifie littĂ©ralement « les aphorismes du dĂ©sir ») â ou plus prĂ©cisĂ©ment son livre II qui traite des relations sexuelles et des positions â Ă©tait relayĂ© sous toutes les formes. Dessins, descriptions, conseils, on apprenait dans quelles positions il Ă©tait bon de faire lâamour. Le clitoris nâĂ©tait pas toujours oubliĂ© (du moins il lâĂ©tait de moins en moins). Il nâempĂȘche que la reprĂ©sentation de la sexualitĂ© Ă©tait trĂšs phallocentrĂ©e. Les films porno aussi nous montraient un mec qui chope six nanas Ă tour de rĂŽle en levrette aprĂšs avoir fait tomber son costume dâĂ©lectricien. Tout passait par le pĂ©nis, le bon angle, la bonne position, le bon rythme aussi. Le sexe, câĂ©tait simplement une succession de va-et-vient forcenĂ©s, qui rendaient le mec fou et la fille hors dâelle. Si bien que lorsquâon avait 20 ans, Ă la question « Tu as couchĂ© avec combien de mecs ? », on se souvient quâon rĂ©pondait « Ăa dĂ©pend », parce que finalement, sâil nây avait pas eu pĂ©nĂ©tration, seulement des baisers, des caresses, bref du plaisir (et pas forcĂ©ment de jouissance), on ne considĂ©rait pas vraiment quâil sâagissait dâun rapport sexuel. Tout Ă©tait vu sous lâangle du coĂŻt. Est-ce que se caresser avec tendresse dans les toilettes de la fac sans pĂ©nĂ©tration Ă©tait un acte sexuel ? Aujourdâhui, la rĂ©ponse est oui. Ă lâĂ©poque, câĂ©tait moins sĂ»r. CâĂ©tait un rapport avortĂ©, un goĂ»ter, voire un truc un peu sale, parce que la pĂ©nĂ©tration avait tout bon.
Point G (coordonnées 26.622833-70.876729)
Le point G aussi Ă©tait un sujet de conversation. On ne savait pas bien sâil existait (la question Ă©tait trĂšs controversĂ©e), mais des conseils pour le trouver noircissaient les pages des magazines. Si lâon sây mettait toutes, on allait pouvoir enrichir la recherche et dĂ©terminer si oui ou non, le point G Ă©tait une supercherie ou un pouvoir magique. Se masturber Ă©tait lâopportunitĂ© de tomber sur lui (ou pas, parce quâaprĂšs tout, peut-ĂȘtre que toutes les filles nâen Ă©taient pas dotĂ©es). On nous suggĂ©rait de chercher Ă quelques centimĂštres de lâentrĂ©e du vagin un point sensible â parce que soi-disant plus innervĂ© â que lâon pourrait reconnaĂźtre par une zone de peau parfois plus rugueuse de la taille dâune piĂšce dâun euro (ou dix francs Ă lâĂ©poque). Ensuite, lâidĂ©e Ă©tait de le presser jusquâĂ dĂ©couvrir de nouvelles sensations, pour un rĂ©sultat trĂšs automatique : tu trouves, tâappuies, tu jouis. De quoi flipper pendant un frottis chez le gynĂ©co. Tout ce qui se tramait dans le vagin Ă©tait quasi-mystique. Et câest pour ça que câĂ©tait dĂ©crĂ©tĂ© comme meilleur. Ce qui donne moins de fil Ă retordre, comme le clitoris, est moins prometteur. PlutĂŽt que de sâen remettre Ă la facilitĂ©, poursuivre sa quĂȘte Ă©tait une bonne chose. On Ă©tait sans cesse encouragĂ©e Ă le faire.
Ce tour dâhorizon nâincrimine pas la presse fĂ©minine qui vivait avec son temps et a su vĂ©hiculer, au fil des dĂ©couvertes sur le clitoris, de nouvelles rĂ©vĂ©lations. Elle Ă©tait notre principale source dâinformations, et elle nous aidait, mine de rien, Ă en savoir plus sur le plaisir, notre corps, nos dĂ©sirs et nos relations. Avec le temps, elle a fait passer de nouveaux messages : stop Ă la distinction entre orgasme clitoridien et vaginal â ce dernier nâexisterait peut-ĂȘtre pas. Stop au point G, il prend la tĂȘte et ne serait quâune rĂ©plique du plaisir clitoridien. Mollo sur la pĂ©nĂ©tration, elle nâest pas la condition sine qua non de la jouissance. Le rĂŽle des mĂ©dias fĂ©minins nous semble primordial. Ils permettent dâinformer les femmes, mais aussi de les accompagner et de les aider Ă mettre des mots sur ce quâelles ressentent, malgrĂ© leur apparence injustement futile et superficielle. Certes, certains articles surfent sur les clichĂ©s et souffrent parfois de nâĂȘtre pas assez documentĂ©s, mais qui dâautre aurait pu nous en dire autant sur le plaisir ? Sur le clitoris ? Ou du moins nous inviter Ă nous poser les bonnes questions en faisant le tri ?
MalgrĂ© cela, malgrĂ© le nombre dâarticles publiĂ©s par les plus grands magazines au sujet de lâorgasme et de lâaccĂšs Ă la voluptĂ©, la dichotomie vaginale/clitoridienne a survĂ©cu. Si, aujourdâhui, on tend Ă affirmer quâil nâexiste quâun orgasme, qui naĂźt du clitoris, cette rectification fait bien moins de bruit que lâorgasme vaginal nâa pu en faire Ă lâĂ©poque. DĂ©tricoter ce qui a si longtemps Ă©tĂ© tricotĂ© va demander patience et peut-ĂȘtre bien un brin dâacharnementâŠ
Nos souvenirs d...