La mĂ©morable journĂ©e dâAnna
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6 h 45
RĂ©veil difficile
ANNA ne parvenait pas Ă faire entrer dans son rĂȘve la sonnerie du rĂ©veil⊠Pourtant, çâaurait Ă©tĂ© la solution la plus simple pour continuer Ă dormir et savoir ce qui allait se passer ensuite. Malheureusement, elle nâavait pas le choix, il fallait absolument quâelle se rĂ©veille pour affronter une nouvelle journĂ©e bien chargĂ©e. Mais elle se sentait Ă©puisĂ©e, avec la sensation, une fois de plus, de nâavoir pas assez dormi â et cette impression dĂ©sagrĂ©able quâelle ne pourrait pas prolonger son rĂȘve qui, pourtant, sâannonçait on ne peut plus captivant ! Pourquoi nâarrivait-elle pas Ă dormir plus longtemps, et pourquoi son rĂȘve risquait-il de sâĂ©vaporer quelques minutes aprĂšs son rĂ©veil ?
Comme un tiers des adolescents et des adultes vivant dans un pays industrialisĂ©, Anna faisait rĂ©guliĂšrement lâexpĂ©rience dâune nuit de moins de six heures et souffrait donc dâun manque de sommeil chronique⊠Ce quâelle ignorait, câest que la durĂ©e du sommeil dĂ©pend de lâendroit de la planĂšte oĂč lâon sâendort. Si Anna avait habitĂ© en Australie, elle aurait peut-ĂȘtre dormi environ neuf heures par nuit ! Mais il valait mieux quâelle Ă©vite la CorĂ©e du Sud oĂč les jeunes de son Ăąge dormaient, en moyenne, moins de cinq heures⊠De toute façon, Anna nâavait pas lâintention de dĂ©mĂ©nager Ă lâautre bout du monde : elle voulait juste Ă©viter de se rĂ©veiller si tĂŽt. Et elle y pensait chaque lundi matin, tant elle souffrait de reprendre le rythme du travail aprĂšs le week-end. Ăvidemment, elle aurait aussi pu essayer de gagner des heures de sommeil en se couchant plus tĂŽtâŠ
Anna avait beau savoir que les Ă©crans ou les excitants comme la cafĂ©ine Ă©taient responsables de ses difficultĂ©s Ă sâendormir, elle nâavait gardĂ© quâune chose en tĂȘte, cette Ă©tude quâelle avait lue peu de temps auparavant. On y apprenait quâaux Ătats-Unis, les Ă©tudiants qui peuvent commencer les cours une heure plus tard gagnent une heure de sommeil, rĂ©duisant leur sensation de fatigue voire leur somnolence, ainsi que le risque dâavoir un accident de voiture ! Elle ne dĂ©sespĂ©rait pas de pouvoir collecter, un jour, certaines de ces donnĂ©es prouvant lâimportance de respecter les rythmes biologiques de chacun. Elle pourrait ainsi dĂ©montrer Ă son patron quâil serait bĂ©nĂ©fique, tant pour lâentreprise que pour elle-mĂȘme, quâelle puisse dormir une heure de plus⊠Malheureusement, en rĂ©ponse Ă sa requĂȘte, son patron risquerait fort, dans un premier temps, de lâinviter Ă dĂ©brancher son ordinateur et son tĂ©lĂ©phone le soir â comme ses parents le lui conseillaient rĂ©guliĂšrement ! Une Ă©tude, menĂ©e dans un pays dit prĂ©-industrialisĂ©, a en effet montrĂ© que les habitants dotĂ©s de lâĂ©lectricitĂ© â et, donc, de lumiĂšre artificielle â dorment en moyenne une heure de moins que leurs voisins dâune rĂ©gion pourtant voisine mais dĂ©pourvue dâinstallations Ă©lectriques.
Cependant, Ă ce moment prĂ©cis, Anna Ă©tait surtout aux prises avec un problĂšme pratique. Elle nâarrivait pas Ă se souvenir prĂ©cisĂ©ment de la prĂ©sentation quâelle devait faire au travail le matin mĂȘme, pas plus quâelle ne parvenait Ă se souvenir de son rĂȘve⊠Elle en Ă©tait sĂ»re : elle commençait Ă prĂ©senter des troubles de la mĂ©moire ! Bien entendu, elle savait quâĂ vingt-cinq ans, le risque de dĂ©velopper une maladie neuro-dĂ©gĂ©nĂ©rative est faible, mais ses pertes de mĂ©moire et ses troubles de lâattention commençaient Ă lâinquiĂ©ter trĂšs sĂ©rieusement. NĂ©anmoins, elle Ă©tait terrorisĂ©e Ă lâidĂ©e dâen parler Ă qui que ce soit â a fortiori Ă sa mĂšre, neuropsychologue : Ă coup sĂ»r, celle-ci lui proposerait un bilan dont les rĂ©sultats confirmeraient peut-ĂȘtre ses craintesâŠ
Anna avait tout Ă la fois tort et raison de sâinquiĂ©ter. Ses petits troubles de la mĂ©moire et de lâattention nâĂ©taient que la consĂ©quence directe de son manque chronique de sommeil. Cependant, Ă terme, ces petits problĂšmes pourraient constituer un vrai risque pour sa santĂ©. Or, la seule solution consistait Ă faire de plus longues nuits car, hĂ©las, contrairement Ă ce quâAnna pouvait penser, dormir beaucoup le week-end ne lui permettait pas de rĂ©cupĂ©rer toutes ses capacitĂ©s. Pour les adolescents, en particulier, dormir deux heures de plus les jours de week-end nâefface pas les petits troubles cognitifs gĂ©nĂ©rĂ©s par la rĂ©pĂ©tition de courtes nuits pendant la semaine. Il leur faut au moins trois bonnes nuits de sommeil (dâau moins neuf heures par nuit) pour espĂ©rer rĂ©cupĂ©rer un fonctionnement cognitif de qualitĂ©.
Anna avait raison de sâinterroger car, Ă terme, le manque de sommeil peut causer une perte neuronale et venir altĂ©rer la qualitĂ© des connexions entre les diffĂ©rentes aires cĂ©rĂ©brales, ainsi que le fonctionnement de ces derniĂšres. Sâil est tout Ă fait normal que notre attention varie Ă chaque instant, ne pas dormir suffisamment pourrait vĂ©ritablement empĂȘcher le maintien de lâattention tout au long de la journĂ©e, tout comme la formation de nouveaux souvenirs. Cela induirait aussi un risque important de voir apparaĂźtre dâautres problĂšmes organiques (hypertension, obĂ©sitĂ©, diabĂšte). Globalement, les pouvoirs du sommeil semblent maintenant Ă©tablis, tant pour diriger et soutenir lâattention â et, donc, acquĂ©rir de nouvelles connaissances et sâadapter plus vite et plus efficacement Ă son environnement â que pour aider Ă former des souvenirs, Ă les consolider et Ă les faire ressurgir.
Anna aurait donc une autre requĂȘte Ă prĂ©senter Ă son employeur : dormir plus pour travailler mieux ! VoilĂ un slogan quâelle pourrait facilement faire adopter Ă ses collĂšgues. Elle allait donc essayer de convaincre son patron quâil serait bĂ©nĂ©fique pour lâentreprise quâelle nâutilise plus de rĂ©veil en semaine⊠au risque de faire la grasse matinĂ©e chaque jour ! Anna nâĂ©tait cependant pas certaine que son employeur comprenne son raisonnement, mĂȘme si elle lâĂ©tayait de donnĂ©es scientifiques !
Pour percer les mystĂšres de lâhorloge biologique et du rythme circadien, rendez-vous page 125.
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6 h 55
RĂȘver encore
TOUT en se brossant les dents, Anna tentait dĂ©sespĂ©rĂ©ment de se souvenir de son rĂȘve. Comme souvent, elle sâĂ©tait rĂ©veillĂ©e déçue de ne pouvoir connaĂźtre la fin du scĂ©nario quâelle avait, pourtant, forcĂ©ment Ă©crit elle-mĂȘme pendant la nuit. Elle aurait adorĂ© savoir comment se terminait cette aventure qui lâavait entraĂźnĂ©e dans des endroits inconnus avec de parfaits Ă©trangers. En prolongeant sa nuit, aurait-elle pu en savoir plus sur la fin de lâhistoire ? Malheureusement, non⊠câĂ©tait mĂȘme plutĂŽt lâinverse ! Pour se souvenir de ses rĂȘves, il faut se rĂ©veiller pendant la nuit et, donc, avoir un certain degrĂ© de conscience du rĂȘve afin de pouvoir le mĂ©moriser. Car, sans conscience, difficile dâencoder de nouvelles informations avec suffisamment dâattention pour pouvoir sâen souvenir. Aussi Ă©tonnant que cela puisse paraĂźtre, plus les rĂ©veils seraient nombreux au cours de la nuit, plus les souvenirs des rĂȘves seraient importants.
Pendant longtemps, on a pensĂ© que seules certaines phases de sommeil, comme le sommeil paradoxal, caractĂ©risĂ© par une activitĂ© cĂ©rĂ©brale intense, sâaccompagnaient de rĂȘves. Il semble maintenant clair que le rĂȘve peut apparaĂźtre pendant nâimporte quelle phase de sommeil, mais que son souvenir dĂ©pend de notre degrĂ© de conscience Ă la fin du rĂȘve et, donc, de notre Ă©veil. De lĂ Ă ce quâAnna demande Ă son employeur de rĂȘver Ă©veillĂ©e afin de mieux contrĂŽler et se souvenir de ses rĂȘves, comme certains chercheurs le suggĂšrent, il nây avait quâun pas⊠Mais lĂ , cela aurait commencĂ© Ă faire beaucoup, et elle aurait risquĂ©, tout simplement, de perdre son emploi ! QuâAnna se rassure : tout nâĂ©tait pas perdu, puisquâil semble que les femmes se souviennent mieux de leurs rĂȘves que les hommes, ce qui irait de pair avec des connexions plus importantes entre les diffĂ©rentes aires cĂ©rĂ©brales. Anna jubilait intĂ©rieurement : une preuve scientifique de plus que les femmes sont plus intelligentes que les hommes ! Si, bien sĂ»r, elle arrivait Ă savoir ce quâĂ©tait lâintelligence⊠Elle se disait, en finissant de prĂ©parer son cafĂ©, quâil faudrait quâelle songe Ă approfondir ce sujet. Mais, pour lâinstant, lâurgence, câĂ©tait surtout dâĂȘtre prĂȘte Ă lâheure !
Pour percer les mystĂšres des rĂȘves, rendez-vous page 129.
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7 h 30
Une odeur de pain grillé
ANNA avait fini par se rĂ©veiller, et lâodeur du cafĂ© frais et du pain grillĂ© lui faisait, comme quand elle Ă©tait enfant, lâeffet dâun cĂąlin rĂ©confortant de sa maman. Elle avait toujours Ă©tĂ© apaisĂ©e, le matin, par cette odeur si particuliĂšre qui sâĂ©chappait de la cuisine alors que, tout ensommeillĂ©e, elle allait rejoindre ses parents pour le petit dĂ©jeuner. CâĂ©tait un moment privilĂ©giĂ© pour elle : celui oĂč, toute petite, elle venait se blottir dans les bras de sa mĂšre pour, comme disait cette derniĂšre, prendre des forces avant dâaller affronter une nouvelle journĂ©e pleine de surprises !
Anna ne le savait sans doute pas mais, au moment mĂȘme oĂč elle sentait les premiers effluves de son petit dĂ©jeuner, son amygdale cĂ©rĂ©brale (et non celle au fond de sa gorge) sâactivait, rĂ©activant ainsi tous ces souvenirs. Anna avait dâailleurs entendu un chercheur spĂ©cialiste de la mĂ©moire expliquer Ă quel point notre mĂ©moire sensorielle pouvait nous permettre dâaccĂ©der Ă des souvenirs anciens. La « petite madeleine de Proust » aurait dâailleurs tout aussi bien pu ĂȘtre une tartine de pain grillĂ© et un cafĂ© frais sâĂ©coulant de la cafetiĂšre. Ces recherches rĂ©centes montraient ainsi que le contact direct avec des objets datant de lâenfance ou de la jeunesse de patients ĂągĂ©s, atteints de la maladie dâAlzheimer, permettait Ă ceux-ci dâavoir accĂšs Ă des souvenirs anciens quâils nâauraient pu retrouver autrement. Non seulement toutes les informations sensorielles encodĂ©es au moment de la mĂ©morisation dâun souvenir persistaient et pouvaient rĂ©sister au dĂ©clin cognitif, mais en plus, elles semblaient ĂȘtre stockĂ©es dans notre cerveau de maniĂšre Ă pouvoir rĂ©activer les souvenirs y Ă©tant associĂ©s.
Anna sâĂ©tait rendu compte que ses souvenirs Ă©voquĂ©s par les odeurs familiĂšres Ă©taient souvent agrĂ©ables. Elle plaignait les gens qui ne pouvaient pas reconnaĂźtre les odeurs, ce qui rendait impossible ce petit voyage dans le passĂ©. Alors quâelle, ce matin-lĂ , avait la trĂšs nette sensation dâĂȘtre dans la cuisine de ses parents, Ă huit ans, en train de les Ă©couter discuter au petit dĂ©jeuner, au lieu dâĂȘtre en train de se prĂ©parer pour partir au travail. Elle se souvenait dâailleurs quâune de ses amies, Lou, trĂšs dĂ©primĂ©e, lui avait dit avoir lâimpression de ne plus reconnaĂźtre les odeurs comme par le passĂ© et, surtout, que les mauvaises odeurs lui paraissaient plus nausĂ©abondes quâauparavant, tandis que les senteurs quâelle aimait autrefois avaient perdu leur caractĂšre agrĂ©able. Comme si lâodeur des plats quâelle aimait ou du parfum de ses proches lui semblait maintenant un peu Ă©trangĂšre et, surtout, beaucoup moins plaisante⊠Lou avait fait des tests, inquiĂšte dâavoir perdu son odorat et, pourtan...