Vous, autiste ?
Le généraliste se tortille dans son fauteuil et me fixe en écarquillant les yeux. Semblant désespérément guetter sur mon visage un signe, un sourire providentiel qui lui indiqueraient que je le taquine.
— Vous, autiste ?
Sa réaction ne me surprend pas, je m’y suis habituée en vérité, ayant eu à y faire face à plusieurs reprises depuis que j’ai reçu ce diagnostic.
Bien qu’il ne me connaisse (presque) pas, il ne comprend pas. Il n’y croit tout simplement pas. Je devine ce qui traverse sans doute son esprit à cet instant : ce qu’il voit de moi ne colle pas avec l’image qu’il a de l’Autisme, avec un grand A.
Mais que voit-il de moi ? Assez peu de choses, en définitive. Seulement ce que je veux bien lui montrer au prix d’énormes efforts intérieurs, une fois, deux tout au plus dans l’année, sur quelques minutes. Mais ça, il l’ignore totalement. La plupart des gens n’ont pas à se forcer pour sembler normaux, ils le sont. Moi je calcule tout, je copie tout, à la manière d’un faussaire.
Vingt-trois secondes, c’est le temps moyen de parole laissé à un patient avant que le médecin ne l’interrompe pour diriger l’entretien, selon les travaux des Drs Anne Révah-Lévy et Laurence Verneuil. Autant dire que cette toute première impression que va se forger un praticien en un coup d’œil pèsera lourd dans son opinion à propos d’un patient, peu importe ce que ce dernier pourra exprimer par la suite durant cette petite vingtaine de secondes. Les dés sont jetés avant même d’avoir pu s’en rendre compte.
Or, le syndrome d’Asperger est ce que l’on appelle couramment un handicap invisible. Erving Goffman avait vu juste, la vie sociale est une scène. Mais ce cirque est atrocement épuisant pour qui en méconnaît les codes. Sans script, cette pièce de théâtre est une improvisation permanente, ce qui symbolise tout ce dont j’ai horreur.
À la manière d’une transformiste, je maîtrise mon numéro. J’ai mis longtemps à confectionner ce costume de normalité, à peaufiner et à réajuster en conséquence les plus infimes détails de mon précieux ghillie suit. L’observation minutieuse des réactions face à moi m’a appris à jouer une comédie sociale. Faire en sorte que cela puisse parfaitement donner le change – sur une très courte période, façon Cendrillon – m’a occupée toute ma vie durant. Je suis la championne de l’illusion.
Mon interlocuteur me toise. Comment se pourrait-il que cette femme de 32 ans qu’il croise depuis quelques années dans son cabinet, et qui lui parle, qui est maman d’un enfant, qui vit en couple, qui ne se balance pas frénétiquement, sans même se frapper la tête, bref, qui a l’air parfaitement autonome et normale, à tous points de vue, soit une autiste ?
Le médecin, toujours incrédule, répète :
— Vous dites que vous avez reçu un diagnostic d’autisme ?
— Oui, c’est bien ça, lui dis-je, en poussant du bout des doigts en sa direction l’épais compte-rendu rédigé par l’unité diagnostique pour adultes.
Il parcourt brièvement du regard la liasse à en-tête officiel avant de faire défiler entre son pouce et son index le reste des conclusions, à la manière d’un enfant contrarié par le volume d’un devoir qu’on lui soumet. Je jurerais qu’il regrette de ne pas voir s’animer, au rythme du souffle de la trentaine de pages, un petit dessin dans le coin droit de mes documents. À son grand dam, c’est le déroulé complet et très sérieux d’une journée d’entretiens et d’une batterie de tests et de questionnaires qui est couché sur le papier. Décidément non, ce n’est pas une plaisanterie.
Arrivé à la toute dernière feuille, il lit à voix haute :
« L’ensemble des éléments cliniques, comme les résultats des multiples évaluations de Mme Reynaud plaident en faveur d’un trouble du spectre autistique (TSA) et plus précisément d’un syndrome d’Asperger. »
Sa moue traduit clairement son scepticisme. Il ne prend même pas la peine de le masquer. Je crois que si le protocole entre ses mains n’émanait pas d’une autorité sous l’égide du Centre de ressources autisme (CRA) – cette structure médico-sociale publique destinée aux autistes et à leur famille, ayant pour mission le diagnostic, l’accompagnement et l’information –, il aurait déjà éclaté de rire. Mais là, il ne le peut pas. Il lui est bien impossible de contredire l’avis du psychiatre spécialiste du continuum autistique, chef de service du pôle diagnostic de ce grand hôpital.
À contrecœur, il commence donc à remplir le certificat médical, cerfa 13878*01, que je lui ai présenté et qui est à destination de la commission de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), sans se priver néanmoins de lâcher cette cynique remarque à mon attention :
— Je ne vous trouve pas du tout autiste. J’ai un ami dont le fils a la maladie d’Asperger. Vous voyez, je sais de quoi je parle.
Paf ! Prend ça dans les dents ma grande. Je réponds sans ciller, parce que je crois qu’il ne faut pas laisser passer sans explications.
— Docteur Litz, il y a autant de façons d’être Asperger qu’il y a d’autistes Asperger. Et l’autisme n’est pas une « maladie », c’est un trouble neurobiologique !
Il faut être solide et avoir un certain aplomb pour encaisser ce genre de commentaires témoignant d’une compréhension aussi limitée que déformée du syndrome d’Asperger. Ils jalonnent la vie des aspies, antérieure comme postérieure au diagnostic officiel, lorsque ces derniers ne correspondent pas (assez) aux stéréotypes fermement ancrés dans l’esprit de la plupart des gens.
Je vois le médecin lever furtivement le stylo du formulaire qu’il griffonne en grommelant. Il doit supposer que je suis folle. Je ne le blâme pas, je l’ai moi-même souvent cru, étant plus jeune. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il y avait une explication bien différente, moi qui avais en tête une ébauche tout à fait erronée de l’autisme, et qui ne connaissais pas même l’existence du syndrome d’Asperger.
J’ai désormais en main la dernière pièce manquante pour l’envoi de mon dossier de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). J’étais passée il y a quelques jours, pour la première fois de ma vie, par la case assistante sociale. Elle aussi m’avait dévisagée, perplexe, afin d’évaluer s’il ne s’agissait pas d’une farce, se résignant somme toute à remplir sa partie. Ne manquait plus que cet irremplaçable certificat médical, en supplément du diagnostic bien entendu.
J’avais hésité quelques semaines à adresser cette demande. Si la démarche m’avait été vivement conseillée par le duo composé d’un psychiatre et d’un neuropsychologue de l’unité, lors de la restitution de mon évaluation diagnostique, j’avais été échaudée par cette proposition.
Je me demandais à quoi cela pourrait-il me servir, à moi ? Mais pour être honnête, j’étais véritablement sous le choc que l’on veuille m’aiguiller dans cette voie. Car qui dit reconnaissance de handicap dit, justement, « handicap ».
Étais-je H A N D I C A P É E ?
Cela peut sans doute paraître étrange de se poser une telle question, surtout après être allée au bout de démarches longues et compliquées, afin de vouloir clarifier une hypothèse de syndrome autistique à l’âge adulte. Je n’avais pourtant jamais fait le lien jusqu’alors ; ce lien entre trouble du spectre autistique et handicap qui venait subitement de se matérialiser sur les paroles de ce binôme.
Il me sautait aux yeux à présent, et m’inquiétait.
D’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie foncièrement différente des autres, très souvent incapable, notamment, de faire les choses qui semblaient si simples pour eux : entrer dans une forme de complicité avec eux, trouver une connexion à établir, « sentir » ce qu’ils attendaient de quelqu’un ou d’un échange. J’étais le plus souvent larguée, je ne me sentais absolument pas à ma place, perdue dans le monde qui m’entourait, parmi tous les autres qui donnaient l’impression de savoir exactement ce qu’ils avaient à y faire, eux, comme une conscience partagée dont j’étais exclue. Mais sans jamais avoir songé au mot « handicap » ! Il se bornait pour moi à quelque chose de physiquement invalidant, à une réalité plus pratique, palpable, conséquence d’une maladie ou d’un accident.
Le terme n’a rien d’anodin. Il fait vraiment peur, parce qu’il est chargé de tant de négativité et enrobe tellement de sombres croyances. Prononcé dans l’enceinte de l’unité diagnostique, il a incessamment généré chez moi une profonde crispation, un mouvement de recul. L’idée que l’on puisse un jour chercher à opposer ce statut de handicap à mes capacités éducatives concernant mon fils me pétrifia, qui plus est sachant que l’on parlait d’un handicap en rapport avec un trouble qui se trouve être répertorié dans le DSM, le Diagnostic and statistical manual of mental disorders de l’Association des psychiatres américains, en français Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, souvent qualifié de bible de la psychiatrie…
Je redoutais que cet état représente peu ou prou un danger pour nous, un risque pour ma vie familiale et ma position de mère. Je perdais de vue, dans la panique, la globalité de ma personne, oubliant allègrement le fait que je sois dotée d’un très haut quotient intellectuel (QI) déjà identifié trois ans auparavant. Par ailleurs, aucune maladie mentale ne m’avait jamais touchée – c’est l’avantage d’être passée entre les mains d’une équipe pluridisciplinaire, le diagnostic différentiel a écarté toute pathologie psychiatrique ! En résumé, j’étais une femme ordinaire, parfaitement à même de s’occuper de son enfant, avec ou sans reconnaissance de qualité de travailleuse handicapée, mais j’étais obnubilée par les clichés que j’avais d’une personne diminuée, déshonorée, d’une assistée aux yeux de la société… et surtout, je dois le dire, aux miens. Je ne voulais pas que l’on me regarde ainsi.
Comme toujours lorsque je dois prendre une décision, il m’a fallu du temps pour réfléchir et mettre de l’ordre dans mes pensées. À la manière d’un paresseux gisant au sol, j’ai toujours été très lente à avancer face à un choix. La seule façon possible de bouger pour moi, dans ces moments d’inquiétude et de questionnements, étant de le faire à mon rythme, au ralenti vu de l’extérieur.
J’ai fini par réaliser que le « handicap » ne voulait pas dire grand-chose au fond. Qu’il n’était pas synonyme de défaillance, ou de déficience comme on le suppose à tort. Ce n’est rien de plus qu’un repère, une pancarte administrative ouvrant potentiellement des droits qui, en l’espèce, pourraient contribuer à me rendre la vie un peu plus facile, et ce, sans la moindre incidence sur qui je suis depuis toujours ou sur la manière dont je prends soin de ma famille et de mon enfant.
Pourquoi alors refuser ce qui peut aider, sans entamer mon identité, mon acuité ou mes qualités parentales ?
Qu’est-ce que le syndrome d’Asperger ?
Il est une forme d’autisme, mais pour répondre à cette question, il me faut en prélude préciser ce qu’il n’est pas, à commencer par le fait que le syndrome d’Asperger (le SA) n’est pas une maladie comme on peut malheureusement si souvent le lire ou l’entendre dans les médias, voire dans la bouche de thérapeutes. Comme toutes les autres formes autistiques, il n’a pas de point de départ, pas de fin non plus. Le SA est une variante neurodéveloppementale présente dès la naissance, c’est-à-dire que l’on vient au monde avec, et qu’on le gardera toute sa vie durant, quel que puisse être son cheminement !
L’autisme est multiple, protéiforme et sa prévalence est estimée à 1 % de la population (soit un peu plus de 600 000 personnes en France). N’étant pas une maladie, il ne se soigne pas, ne se guérit pas, mais il évolue continuellement. Regroupé dans toutes ses manifestations sous l’appellation générique de troubles du spectre autistique (les TSA), il n’apparaît pas spontanément à la suite d’un vaccin ou d’une exposition dans l’enfance à tel pesticide ou phtalate, pas plus qu’il ne disparaît grâce à une poudre de perlimpinpin ou avec une alimentation dépourvue de gluten ou de lactose. Cela fait tristement partie des innombrables malentendus et préjugés qui depuis tant d’années accablent les TSA et contribuent à brouiller en permanence le débat public.
Il n’est pas non plus une pathologie psychiatrique ou mentale, encore moins une psychose, comme il fut longtemps considéré en France, subissant le joug de la psychanalyse. Bruno Bettelheim et son apologie de la « mère réfrigérateur », concept dans lequel il imputait l’autisme de l’enfant à un défaut supposé de chaleur affective de sa mère, ont causé énormément de tort aux autistes et à leurs familles. Hans Asperger écrivait lui-même, en parlant de ceux qu’il suivait : « Ils ne sont pas fous, ni à moitié, ni au quart. »
Regardés très différemment selon les mouvances, les TSA sont encore quelquefois tristement perçus comme un déficit, une anomalie qu’il faudrait réussir à gommer afin de faire revenir les autistes dans le droit chemin de la normalité. À l’inverse, il est considéré par d’autres comme un variant humain, à accepter comme tel et à envisager comme une différence présentant de grandes qualités que n’ont du reste pas les personnes non autistes. Ni un plus ni un moins, simplement un autrement.
Temple Grandin, autiste américaine qui est docteur en zootechnie, conférencière et auteure, a coutume de dire « Different, not less » (en français : différent, pas moins) ! En effet, les études montrent que les TSA sont caractérisés par une réorganisation cérébrale : le cerveau autiste dispose d’un fonctionnement profondément différent du cerveau standard. Pour désigner cette population non autiste, d’aucuns emploieront le sigle NT, pour neurotypique, par opposition à l’atypisme lié aux TSA. Ce mot me paraît rugueux et me déplaît furieusement, d’autant plus qu’il a depuis quelques années été détourné et récupéré par la communauté (T)HPI pour parler des non surdoués. Je ne l’utilise de ce fait jamais.
Outre ces données liminaires, lorsque l’on parle d’autisme, l’image qui vient immédiatement en tête est celle d’un enfant, toujours ! À croire que dans l’imaginaire collectif, les autistes ne grandissent jamais. Pire, ne vieillissent jamais ?! Et cet enfant est systématiquement dépeint comme coupé de tout, replié sur lui-même et refusant obstinément le contact. Si cette projection est exacte (bien qu’extrêmement réductrice) pour certaines formes autistiques les plus sévères, elle ne prend définitivement pas en considération l’immense majorité des cas qui ne correspond pas à cette caricature éculée. Un bon nombre d’autistes parle, va à l’école et apprend au contact du monde qui les accueille. Parmi eux, certains obtiennent des diplômes, font carrière, ont un conjoint, des enfants. Ceux-là mènent une vie presque normale et sont pour la plupart insoupçonnables arrivés à l’âge adulte.
Mais alors, qu’est-ce que le syndrome d’Asperger ? Si l’on sait aujourd’hui que le spectre de l’autisme est très vaste, il implique toujours deux principes élémentaires. Le syndrome d’Asperger, tout en étant une minorité au sein même du monde autistique, n’échappe pourtant pas à cette règle :
- des difficultés importantes et durables dans les interactions et compétences sociales ;
- des comportements, des activités et des intérêts à la fois restreints et répétitifs.
L’autisme Asperger est une exception parmi les autres TSA car il se caractérise à la fois :
- par l’absence de retard cognitif, avec un QI qui sera toujours situé dans la norme, c’est-à-dire supérieur ou égal à 70 sur échelle standard (de Wechsler, allant jusqu’à 160) ;
- par l’absence de retard de parole.
Et ce dernier point est LE point clé ! Dans toutes les autres manifestatio...