TROISIÈME PARTIE
De l’enfant ignoré à l’adulte vivant
« La liberté n’est pas transcendante, c’est un combat de tous les jours.
Comme pour les bébés, le premier pas vers l’émancipation se fait
dans un arrachement singulier à notre histoire personnelle et collective,
un étonnement toujours renouvelé, celui de redécouvrir la marche debout. »
Robert Ebguy
| Chapitre |
| Les enfants victimes | 11 |
Il est un fait incontestable : nous sommes et serons tous les enfants de nos mères, quoi que nous vivions et quelle qu’elle soit. Certains cependant resteront enfants longtemps, tant que la maturité émotionnelle et affective sera interdite. Aussi, parler des conséquences de la maltraitance maternelle pour les enfants, c’est parler de ces victimes jusqu’à leur majorité légale, et souvent bien plus tard, jusqu’à ce qu’ils se sentent adultes, c’est-à-dire autonomes et objectivement responsables. Être adulte, ici, ne signifie pas l’absence ou le refoulement d’émotions, mais la liberté de choisir, et la conscience de souffrances psychiques et physiques jusque-là ignorées ou refoulées, qu’il faut dépasser. Pour cela, il faut acquérir la capacité de parler.
Naître fille ou garçon ne protège pas de la violence d’une mère. Au-delà de certains clichés, au-delà de certaines réalités, telle que la rivalité fréquemment perçue et suffisamment étudiée ailleurs entre les mères et leurs filles, au-delà encore du désir possessif et castrateur de certaines (futures) mères à avoir des fils, la maltraitance est unisexe. Son expression et les comportements qui y sont liés chez ses auteurs seront sans doute différents selon les situations et les personnes, mais les conséquences sur les victimes sont les mêmes, observables pour chaque cas particulier et individuel : absence d’estime de soi, de cadre sécurisant et de limites, peur du conflit, recherche et soumission à l’autorité qui semble protéger, manque d’affirmation, besoin d’être aimé(e) et risque de s’attacher et de s’asservir à celui ou celle qui montrera de la tendresse et de l’amour. L’attachement repose alors sur un manque et une dépendance à l’autre, devenant rapidement dangereux, tant pour l’enfant en souffrance que pour la personne dont il se met à dépendre.
L’enfant, fille ou garçon, se construit en étant en manque de lui-même, puisqu’il n’a pas eu accès à cette individuation indispensable. Il croit se reconnaître uniquement dans le regard de l’autre dont il devient friand et exigeant, et, sans ce regard, le sentiment d’exister n’est jamais présent.
Les dangers de l’emprise maternelle
L’emprise psychologique est un contrôle abusif de la pensée, de la volonté, de l’action et de l’affection d’une personne pour une autre. Ce n’est pas et n’est jamais de l’amour, la victime de cette emprise – l’enfant – n’étant jamais libre. L’interdit de cette liberté pourtant essentielle souligne l’absence de considération de la mère pour son enfant. Il n’est qu’un objet, un jouet, un trophée ou un défouloir. Il est instrumentalisé. L’emprise exclut toute notion d’altérité, de bienveillance, de protection. La relation et tous ses messages sont truqués, tronqués ; le quotidien est flouté, trahi ou transformé. L’individuation est presque impossible face à une mère qui se tient en embuscade, prête à resserrer son emprise autant que nécessaire.
Il se noue une interdépendance : l’enfant est naturellement dépendant de sa mère dont il a besoin pour exister ; la mère est dépendante de son enfant qui nourrit un dysfonctionnement, une névrose ou une pathologie. Non seulement l’enfant est dépendant de sa mère, mais il lui est redevable, puisqu’elle déforme les messages en faisant croire qu’elle agit pour son bien, qu’elle est une mère aimante. En exprimant cette gratitude exigée, l’enfant pense – espère – être aimé. Pour renforcer ou conserver cet amour, il cherche à contrarier le moins possible sa mère, ce qui crée une tension psychique permanente. Même en ressentant l’injustice et sans comprendre ce qui lui est imposé, il veut correspondre exactement à ce que sa mère exprime ou laisse entendre, croyant y trouver le moyen d’être aimé. Il évite donc de la contrarier, de la perturber, et devine que tout écart de sa part vaudra une punition allant du dénigrement aux coups.
La répétition des multiples agressions atteint profondément la personnalité et l’identité de l’enfant victime. Leur récurrence offre l’illusion de la normalité en les banalisant, ce qui va profondément s’inscrire dans la pensée de l’enfant. Adulte, il reproduira ses réactions enfantines, réactions devenues réflexes. Il accepte sans les identifier des schémas similaires ; s’y reconnaissant, il est rassuré et sait comment se comporter. Une situation équivalente à celle traumatique réveille les réflexes et les angoisses de l’enfance, empêchant toute action et toute pensée individuelle. L’adulte encore attaché à sa mère s’enferme, se tait, vit dans l’anxiété, se met en danger, se croit incapable. Il peut a contrario être dans la provocation, la demande incessante, la dépendance à l’autre, cherchant ainsi à retrouver le lien maternel déviant. Quoiqu’il agisse, il en souffre, ressentant sans la comprendre une distorsion entre ce qu’il est et ce qu’il a appris.
Les fausses croyances s’inscrivent dans la construction de l’enfant : « Tu es l’homme de la maison » interdit au petit garçon de conserver sa place d’enfant ; « Tu es grosse, nulle, jamais aucun garçon ne voudra de toi » empêche la jeune fille de se construire une identité, un désir, une sexualité. Elle ressent une peur ou un dégoût de l’homme et d’elle-même.
Les mots sont un poison. L’enfant doit adopter une attitude adulte dont il ne connaît pas le sens, les règles et les limites, il refoule ses émotions, ce qui crée une fracture dans sa construction psychique. Non seulement le traumatisme est causé (et nié) par la violence des mots et des gestes, mais il imprime une trace durable et profondément handicapante.
L’adulte conserve ces ancrages. Par peur du rejet, de l’abandon, de la perte de sa mère et de l’illusion d’amour qu’elle lui donnait, il a subi puis accepté ce qui était imposé et repousse tout autre schéma relationnel, pour ne pas risquer de désobéir à maman.
Louise déroule ses souvenirs : « Je n’ai pas le souvenir que ma mère m’ait prise contre elle, m’ait embrassée. Je n’ai aucune définition normale qui pourrait aller avec “maman”. Son expression favorite : “Dégage, je ne veux pas te voir.” Elle a décidé que j’avais gâché sa vie ; elle m’a détestée. Je craignais toujours la punition, pour avoir mal fermé la porte ou oublié de sortir la poubelle. Quand on n’a pas le droit de s’amuser, quand on ne fait qu’entendre qu’on est nulle, moche, qu’on ne fera rien dans la vie, quand on n’a pas le droit d’exister, on ne peut pas parler d’enfance. C’est très destructeur, c’est chaque jour et on vit la peur au ventre. Ça détruit le jugement et la confiance. »
La quête de l’enfant
L’enfant est dans une quête perpétuelle d’amour maternel. Il se soumet volontiers, sans le savoir, pour faire plaisir. Il est impossible cependant de contenter une mère maltraitante. La raison est aussi simple que logique : si elle se montrait satisfaite, elle perdrait un moyen d’action et de contrôle. L’enfant pourrait se dire : « J’ai réussi, au moins une fois, à lui faire plaisir. Je peux y arriver encore maintenant que je sais faire. » Or, une mauvaise mère ne sera jamais contentée ; l’enfant sera toujours critiqué et dévalorisé, ce qui le convainc de son incapacité à satisfaire qui que ce soit, ne pouvant déjà pas satisfaire sa mère, celle qui est en principe amour et pardon inconditionnels.
Si cette mère vient par erreur à montrer une once de satisfaction, elle fera aussitôt volte-face, incriminant et disqualifiant ce qui aura été fait pour ne pas perdre le contrôle. Mais il est rare qu’elle se risque au « merci », ou seulement s’il est une nouvelle tromperie maintenant l’emprise. La seule satisfaction de la mauvaise mère est de pouvoir à nouveau rabaisser son enfant.
Pauline raconte cette quête qui n’en finit pas : « J’ai toujours espéré que ma mère m’aime. Je cherche encore des preuves, même si elle est morte depuis longtemps. Je me raccroche à des détails, des souvenirs extrêmement fugaces. Des petits riens qui, mis bout à bout, me font dire que je me trompe, qu’elle m’aimait, qu’elle se souciait de moi mais ne savait pas comment faire. Ses paroles blessantes ? Elle-même n’avait connu que ça. Ses coups et les heures enfermées dans le placard, à l’entendre rire avec mes frères et sœurs, ou à l’entendre frapper celui qui voulait m’aider ? J’en ai été en partie responsable. Un jour, mon frère a ouvert la porte du placard. Je n’avais rien mangé depuis la veille. Il a glissé un bout de pain. Quand maman l’a su, elle m’a frappée pour me punir d’avoir mangé le pain. Et elle a frappé mon frère pour le punir de m’avoir aidée. J’entends encore ses cris, et longtemps je m’en suis voulu, je pensais que j’étais coupable. C’était une destructrice. Au fond d’elle, je crois qu’elle nous aimait ; qu’elle ne savait simplement pas le montrer. »
Pauline ne peut concevoir ne pas avoir été aimée. Penser que sa mère était inadaptée mais aimante lui est bien plus supportable. Elle l’exprime lors des consultations, refusant de la juger, d’avoir une opinion qu’elle juge bien trop sévère, ne sachant pas pourquoi elle se comportait ainsi. Et pour l’excuser, elle répète sans cesse : « Qu’aurais-je fait à sa place ? »
Aujourd’hui, Pauline confond amour et relation conjugale. Les comportements de son mari la renvoient à ceux de sa mère ; elle-même reproduit ce qu’elle faisait petite ou ce qu’elle ressentait, sans en avoir aucune conscience. Elle est malheureuse, se sent rejetée et punie. « Si je rentre plus tard que prévu, il dîne sans moi, ne me laisse rien et ne me parle pas. Si j’essaie de discuter, il me laisse seule dans la pièce, part en claquant la porte et en criant : “Je ne veux rien savoir, c’est à toi de payer ce que tu me fais.” Parfois j’en ai assez, j’aimerais bien un peu de tendresse de...