I° partie
LES RESSORTS
DE L’ADOLESCENCE
I
LA CONSTRUCTION SOCIALE
DE L’ADOLESCENCE
Au tout début de la dernière décennie du XXè siècle paraissait un ouvrage au titre d’autant plus surprenant qu’il allait à contre-courant des idées communes de l’époque. Il s’intitulait en effet « L’adolescence n’existe pas » et était sous-titré, pour bien accentuer son effet premier auprès de ses potentiels lecteurs : « Histoire des tribulations d’un artifice »5. À en croire un tel titre, l’adolescence ne serait donc qu’un simple artifice, c’est-à-dire une pure création sur laquelle en fin de compte on se trompait lourdement. L’ouvrage passait alors relativement inaperçu dans le grand public, mais il ne pouvait, en revanche, qu’intriguer tous ceux qui se questionnaient, d’une manière ou d’une autre, sur cette période de la vie, à commencer par les chercheurs. Les auteurs, Patrice Huerre, psychiatre et psychanalyste, directeur d’une clinique médico-universitaire, Martine Pagan- Reymond, agrégée de lettres modernes et Jean-Michel Reymond, directeur d’une consultation pour enfant et adolescent, rappelaient d’abord et avant tout que l’adolescence est une création récente de notre société et qu’elle constitue donc un « artifice » pour rendre compte du passage de l’enfance à l’âge adulte. Dans un article paru 20 ans plus tard, Patrice Huerre résumera ainsi la question telle qu’il la posait avec ses collègues lors de la parution de l’ouvrage : « L’existence d’un âge intermédiaire entre l’enfance et la vie adulte – l’adolescence – est un fait qui paraît aujourd’hui bien établi. Mais il n’en a pas été ainsi avant le milieu du XIXe siècle. La puberté signait alors la fin de l’enfance et l’accès à un statut d’adulte, grâce à des rituels de passage initiatiques aux formes variées, mais partagées, dans lesquelles il s’agissait d’en savoir plus sur la mortalité et la sexualité. » Et d’ajouter plus loin : « L’adolescence est dotée d’un statut flou, qui ne relève ni de références juridiques, car en droit il n’y a que des mineurs et des majeurs, ni de raisons biologiques, renvoyant chaque jeune et chaque famille à en préciser sa définition. »6
Ainsi, l’adolescence n’aurait pas toujours existé et ce qui nous paraît aujourd’hui une évidence, à savoir que tout homme passe nécessairement par une telle période, répondrait en fait à une invention. Celle-ci serait en outre relativement récente, alors même que nous ne gardons communément aujourd’hui aucune trace d’un tel événement ou d’une telle découverte. Cette adolescence, qui nous semble un fait naturel, vécu par tous les hommes, ne serait donc qu’un leurre ? Sans doute peuton assez facilement admettre, après réflexion, qu’elle ne soit pas vécue de la même manière selon les sociétés et selon les époques ; il suffit pour cela de faire valoir la différence des générations dans laquelle nous sommes nécessairement pris. Néanmoins, c’est une tout autre perspective que de considérer que l’adolescence a été « créée » et qu’elle a par conséquent pu par le passé ne pas faire partie des réalités quotidiennes à l’intérieur de notre société ! Ainsi se comprennent d’ailleurs la réaction d’étonnement quasi unanime des lecteurs de l’ouvrage en question et la raison de sa réédition. Et aussitôt les questions s’enchaînent, car on ne peut que se demander en quoi il s’agit d’un artifice, quand il aurait fait son apparition et, bien évidemment, quelle est la raison de sa survenue.
1) La naissance d’une classe d’âge
L’ouvrage de Patrice Huerre et de ses collègues, en tant notamment qu’il proposait un recul historique sur la notion d’adolescence et sur les manières à partir desquelles les sociétés ont traité les questions afférentes aux années qu’elle recouvre au fil des siècles, répondait d’abord à un vide dans le champ de la recherche sur l’enfance et l’adolescence. En effet, le domaine de l’enfance, avait connu, trois décennies plus tôt, la publication d’un ouvrage d’histoire dont le retentissement a été immense, sauf dans le champ de la psychologie génétique qui était, à l’époque, la discipline qui s’était en quelque sorte appropriée l’étude scientifique de l’enfant. Philippe Ariès, son auteur, révélait que la représentation que nous avions de l’enfance et qui nous paraissait universelle était sociohistoriquement datée et qu’elle n’avait donc rien de naturel, ni d’universel. La démonstration était éloquente et ne prêtait guère à la discussion, du moins sur le fond de la thèse. L’auteur relativisait par conséquent cette conception de l’enfance qui était la nôtre et faisait apparaître du même coup qu’elle avait été tout autre dans notre propre société avant la Révolution française. Or, la psychologie de l’enfant traitait à l’époque de l’enfant comme s’il était le même partout, comme s’il était précisément une réalité universelle ; elle ne se souciait pas véritablement des différences selon les sociétés et selon les époques. Elle était pour tout dire occidentale dans son approche et surtout elle plongeait ses références dans le biologique à partir de la notion de genèse ou de développement, c’est-à-dire donc dans un registre relevant de l’ordre de la nature.
Cette psychologie de l’enfant continua de faire comme si l’ouvrage d’Ariès n’était pas paru. Elle l’ignora magnifiquement, sans doute moins d’abord pour une raison de cloisonnement disciplinaire que parce qu’il était foncièrement inacceptable, ébranlant les bases même de la discipline habituée à inscrire ses travaux dans une approche naturalisante étrangère pour l’essentiel à toute considération sociohistorique. Le livre d’Ariès, intitulé L’enfant et la vie familiale dans l’Ancien Régime7, ouvrait en tout cas la voie à des recherches historiques plus précises sur la relativité historique de la représentation de l’enfance au fil de l’histoire, ainsi que sur la famille et l’éducation. Au demeurant, cette relativisation n’était pas nouvelle, puisque l’ethnologie8 apportait depuis bien plus longtemps, c’est-à-dire quasiment depuis que l’on avait exploré des sociétés très différentes des nôtres, une vision plurielle et relativiste de l’enfant et de son éducation. Dans la première moitié du XXè siècle, le chercheur avait déjà à sa disposition des ouvrages largement diffusés et relativement connus, tels ceux de Margaret Mead et Bronislaw Malinovski. Ces approches qui, il est vrai, n’étaient pas d’abord centrées sur l’enfance, n’avaient toutefois pas pénétré véritablement la conception de l’enfance que l’on pouvait avoir avant les années 1960.
L’adolescence, quant à elle, n’avait pas connu d’équivalent à l’entreprise d’Aries, jusqu’à l’ouvrage de Patrice Huerre et de ses collègues. Celui-ci venait donc inaugurer une réflexion historique et plus largement sociohistorique sur cette période, même s’il n’était pas le fruit d’historiens de métier. Les raisons de l’absence d’un recul de cette nature concernant l’adolescence sont nombreuses. La première d’entre elles tient sans doute à la division des disciplines. Un psychologue, clinicien ou non clinicien, spécialiste de l’adolescence ne voyait pas spontanément quels enseignements il pouvait avoir à tirer d’un recul de type historique. Tel est d’ailleurs toujours le cas pour beaucoup de psychologues. Ensuite, la recherche dans le champ de l’adolescence s’inscrivait nécessairement dans le cadre des travaux sur l’enfance, et ce d’autant plus que ceux-ci se fondaient sur la notion de genèse. L’adolescence ne constituait somme toute que la suite logique et la continuité de l’enfance. Enfin, les travaux sur l’adolescence étaient marqués, comme ceux sur l’enfance, d’un naturalisme qui évacuait donc par principe les considérations sociohistoriques. Celles-ci ne pouvaient entrer en ligne de compte qu’à titre de facteurs externes influant plus ou moins sur des processus développementaux qui ne leur devaient intrinsèquement rien. Aussi, de la même façon que la psychologie génétique traitait de l’Enfant avec un grand E, l’Adolescence était-elle en fin de compte étudiée avec un grand A ne laissant prise à aucune réelle relativité d’ordre sociohistorique.
On connaissait toutefois l’existence d’ouvrages pionniers. Granville Stanley Hall, aux USA, était régulièrement cité, de même en France que Pierre Mendousse, Gabriel Compayré et, de parution plus tardive, Maurice Debesse. Ils étaient considérés dans la seconde moitié du XXè siècle comme des précurseurs, au même titre que les grands précurseurs de la réflexion sur l’enfance dans le dernier quart du XIXè siècle et au tout début du XXè. Bien que s’inscrivant, comme la psychologie génétique, dans la vision évolutionniste du XIXè siècle, ils n’ont cependant pas été à l’origine d’études nombreuses et régulières comme cela a été le cas pour l’enfance. Telle était par conséquent dans les années 1960 et jusque 1990 la part d’histoire accordée à l’adolescence, ou plus exactement à l’étude de l’adolescence. En 1956, paraissait ainsi un gros ouvrage de près de 600 pages très denses intitulé L’adolescent de 10 à 16 ans. Écrit en collaboration par un grand psychologue de l’enfance américain, Arnold Gesell, il s’inscrivait dans une trilogie qui, couvrant ainsi que le dit l’auteur dans sa préface « les 16 premières années du cycle de croissance », a connu un grand succès, aux USA et en Europe9. Cet ouvrage se révèle particulièrement représentatif de la conception naturaliste de l’enfance et de l’adolescence évoquée ci-dessus. L’adolescence est comprise dans cet ouvrage comme une phase naturelle du développement ou de la croissance du petit de l’homme. La question de l’adolescence se trouve pensée en termes de maturité physiologique et de « gradients de croissance ». Nulle place réelle dans un tel travail pour des considérations historiques ou sociales.
L’ouvrage de Patrice Huerre et de ses collègues affirmait, à l’issue d’un rapide parcours historique sur le sort réservé aux jeunes de l’Antiquité à aujourd’hui, en passant par le Moyen-Âge et la Renaissance jusqu’aux début des années 1800, que l’adolescence, telle qu’elle était comprise à notre époque, datait au plus tôt de la moitié du XIXè siècle. Ce qui lui conférait à peine 150 ans d’existence, c’est-à-dire somme toute l’espace de seulement quelques générations, alors même que nous sommes spontanément conduits à croire qu’elle avait existé de tout temps. En 1999 paraissait en France un gros ouvrage, produit cette fois par une historienne, sur l’histoire de l’adolescence. Tel était d’ailleurs son titre, avec une précision de date importante : 1850-1914. Il s’arrêtait donc à l’aube de la première guerre mondiale, mais il confirmait surtout que l’adolescence, telle que nous la connaissons, ne date que de la seconde moitié du XIXè siècle : « La seconde moitié du XIXè donne à l’adolescence sa signification moderne et forge la classe d’âge adolescente », écrit l’auteur, Agnès Thiercé10 . L’ouvrage, bien documenté, va faire autorité sur la question. Il analyse notamment le contexte dans lequel cette « classe d’âge » est apparue. Un contexte fait de distinction croissante des âges, d’intérêt pour la jeunesse en général au-delà de la seule enfance (dont on sait ce qu’elle lui doit, en tant notamment que domaine de recherche au XIXè siècle) et d’héritage du romantisme, le tout bien évidemment dans la suite de la Révolution française et, comme pour l’enfant, de la montée de la famille bourgeoise. L’auteur insiste également sur l’importance de la scolarisation sur laquelle nous allons également revenir.
Quelques recherches rapides font pourtant apparaître que le terme « adolescence » est loin d’être si jeune et qu’il a, lui, traversé les âges. Il remonte même à l’Antiquité et, plus encore, adolescentia désigne chez Hippocrate, ainsi que le rappelle Agnès Thiercé, la période entre 14 et 21 ans, donc à peu de chose près celle que nous désignons également comme telle… N’y a-t-il pas là contradiction ? Le problème n’est qu’apparent et il se trouve facilement résolu. Si le terme demeure le même, la réalité qu’il désigne, elle, change11. Il délimite notamment des périodes différentes de la vie selon les époques. Certes, c’est le lot de bien des mots qui, conservant sinon la même séquence de phonèmes, du moins le même lexème, traversent l’histoire. Ils sont l’objet d’emprunts et d’appropriations différentes selon le contexte historique et social. Au demeurant, le terme n’est pas utilisé — comme celui d’enfant, d’ailleurs — seulement pour désigner des périodes de la vie. Il renvoie d’abord étymologiquement en latin, à travers le verbe adolescere, à l’idée de grandir, de croître, de se développer, donc d’un mouvement ou d’un processus et non d’un état ; son extension peut dès lors être large12, même si c’est toujours une croissance sociale et pas simplement physique qu’il vise. Adultus en latin, qui donnera « adulte » en français, vient d’ailleurs de ce même verbe et désigne dès lors celui qui est parvenu au terme de sa croissance. Par contraste, l’adulescens est celui qui est jeune.
2) L’importance de la scolarisation
Il est bien évidemment possible de suivre l’évolution du terme « adolescence », et donc sa portée, voire parfois sa disparition, selon les époques. Certains s’y sont essayés, à commencer par Patrice Huerre et ses collègues qui y consacrent un chapitre dans leur ouvrage. Agnès Thiercé, qui en rappelle aussi les avatars, insiste surtout sur le fait que si le XIXè n’a pas inventé le terme, il a créé ce qu’elle appelle le « modèle » adolescent, celui dont nous héritons aujourd’hui qui définit une nouvelle classe d’âge, objet d’un nouveau type de traitement social. Le facteur dét...