Historique du tourisme au féminin
Les femmes, tout comme les hommes, voyagent depuis toujours (Michel, 2018). Toutefois, elles ont laissé peu de traces de leurs pérégrinations – tout particulièrement pour tous les voyages ou déplacements ayant eu lieu avant le XIXe siècle. Cette situation est probablement due au manque de scolarisation des femmes (très peu d’entre elles ont pu laisser des traces écrites) ou au fait qu’elles vivaient, en grande majorité, et ce, peu importe leur provenance, dans l’ombre de leur mari, anonymisant ainsi leur présence lors des déplacements familiaux ou économiques. Jusqu’au tournant du XVIIIe siècle, le déroulement des voyages au féminin, souvent décliné au masculin, doit alors être reconstitué à partir d’allusions, repérées ici et là, à travers les correspondances personnelles des voyageuses (Bourguinat, 2008). Au-delà des quelques rares récits ponctuels féminins, il est également possible de reconstituer la vie de ces femmes mobiles à partir de documents juridiques de l’époque, tels que des créances, des contrats familiaux, des procès-verbaux, et même des verdicts de procès (Michel, 2018, p. 20). Le présent chapitre a pour but de détailler chronologiquement la place des femmes en tant que voyageuses, puis touristes, et de mettre en évidence les contraintes auxquelles elles ont dû faire face pour y arriver, tout en soulignant celles qu’elles doivent, encore aujourd’hui, surmonter. À cet effet, il est impossible de passer sous silence l’influence qu’a pu jouer le Grand Tour, phénomène de société propre au XVIIIe siècle, destiné à parfaire l’éducation des jeunes hommes aristocrates.
1. Le grand tour
Au terme de leurs études, les jeunes Britanniques du XVIIIe siècle (bien que le Grand Tour ne fût pas l’apanage des Anglais uniquement) étaient contraints de partir à la découverte du continent européen, afin de valider ce qu’ils avaient appris théoriquement à travers leur scolarisation. Le point culminant de ce voyage de terrain demeurait l’Italie, en particulier Rome et la baie de Naples, et incluait la découverte des ruines de Pompéi et du Vésuve (Geronimi, 2003). Cette expédition rituelle, presque qu’exclusivement masculine, s’ouvrira plus largement aux femmes au tournant du XIXe siècle. Cette tendance suit évidemment l’adoucissement des normes sociales imposées aux femmes ainsi que leur accès récent à une scolarisation plus large et plus démocratique.
L’influence et la démocratisation du Grand Tour viendront tranquillement normaliser les déplacements des femmes à l’extérieur de leur foyer (Baumgartner, 2015, p. 6). Toutefois, il était essentiel que ces nouvelles touristes voyagent sous la protection d’un membre de leur famille, d’une domestique ou d’un chaperon (Imbarrato, 1998, p. 31). Cette règle prend d’ailleurs racine bien avant le Grand Tour, alors que les femmes devaient se déplacer pour visiter leur famille ou déménager en vue de trouver un partenaire de vie. Tout particulièrement à cette époque, il était obligatoire pour ces femmes d’être accompagnées dans tous leurs déplacements (Michel, 2018, p. 24). Ces voyages étaient le plus souvent organisés autour des tâches domestiques tout en tenant compte des aléas de la maternité. Tout comme aujourd’hui (Reul et al., 2018, p. 359), il était recommandé aux femmes de voyager au cours du second trimestre de la grossesse, ou environ 15 mois après l’accouchement. La professeure américaine Susan Clair Imbarrato (1998, p. 31) explique ce phénomène par l’intention de sevrer l’enfant en favorisant l’éloignement de la mère. Elle ajoute que, bien que les informations soient rares à ce sujet, ces voyages de sevrage étaient, au tournant du XVIIIe siècle, une occasion importante pour les femmes de pouvoir reconnecter avec les autres membres de leur famille ou de leur cercle social à l’extérieur de la sphère domestique.
2. La contribution des femmes à la littérature de voyage
La démocratisation de la scolarisation chez les femmes aura pour effet de rendre leur accès plus facile à bon nombre d’ouvrages littéraires. Elles consomment, entre autres, de nombreux récits de voyage – l’un des genres littéraires les plus populaires au XIXe siècle (Baumgartner, 2015, p. 1). Il s’agit principalement de récits d’expédition rédigés par des écrivains voyageurs (Geronimi, 2003) dans le cadre du Grand Tour ou de voyages de découverte en lien avec l’expansion des colonies européennes. Ce genre littéraire aura pour effet de susciter leur curiosité concernant les territoires et les lieux outre-mer, puis d’amplifier leur envie de participer, au même titre que les hommes, à ces expéditions, qu’elles soient formatrices, économiques ou tout simplement d’agrément.
Dès le début du XIXe siècle, en Europe comme en Amérique du Nord, les femmes sont désormais de plus en plus nombreuses à se déplacer à l’extérieur de leur foyer et à se réapproprier le modèle du Grand Tour pour découvrir par elles-mêmes le continent européen (Bourguinat, 2008 ; Geronimi, 2003). Il est pertinent de constater qu’au même moment survient un accroissement fulgurant de publications de récits de voyage. Les femmes viendront bonifier ce genre littéraire qui, jusque-là, était essentiellement nourri par des voyageurs masculins. Ce qui nous intéresse ici, c’est comment la plume littéraire des femmes viendra compléter celle des hommes. Cette plume semble se définir entre autres par son caractère profondément subjectif. Le motif d’écriture, alors qu’il était jusqu’ici essentiellement intellectuel, prendra une nouvelle trajectoire et sera davantage axé sur le regard subjectif de la voyageuse (Baumgartner, 2015, p. 2). Les femmes décriront le voyage en lui-même, par des détails utiles et concrets, faisant la part belle aux mœurs et coutumes propres à la destination visitée, contrairement aux hommes qui avaient plutôt tendance à décrire la mission du séjour, ou encore, suivant la tradition du voyage aristocratique, à faire preuve de plus de sentimentalité (Bourguinat, 2008).
Si ces nouvelles voyageuses mettent notamment l’accent sur la sphère privée du voyage, c’est parce qu’il s’agit d’un univers qui leur est familier. Dans les milieux les plus aisés de la société, il est alors d’usage pour les femmes de tenir un journal intime (Perrot, 2015, p. 178), lieu d’expression privilégié dans une société qui invisibilise la parole des femmes dans l’espace public. Les femmes alphabétisées ont donc eu l’occasion en amont de développer ce genre littéraire particulier et verront la rédaction subjective des récits de voyage comme une continuité naturelle de leur journal intime. À travers leurs récits, la recherche en tourisme découvre une foule de données pertinentes et précieuses pour documenter les modes de transport de l’époque (Jumper Matheson, 2017 ; Michel, 2018, p. 33), les hébergements (Imbarrato, 1998), les mécanismes et le fonctionnement de l’industrie touristique, les relations entre visiteurs et visités, ainsi que les mœurs et coutumes des sociétés d’accueil (Bourguinat, 2008). L’arrivée massive des femmes dans la sphère du tourisme au tournant du XIXe siècle viendra documenter l’histoire des loisirs en apportant une quantité impressionnante de données brutes significatives pour toute personne faisant de la recherche en études touristiques ou en études féministes.
3. L’apparition des premières femmes touristes, une minorité cultivée
Au tournant du XIXe siècle, les femmes commencent à percevoir une certaine forme de souplesse au regard de leur mobilité. Selon Buisseret (2000, p. 43), bien que la classe dirigeante demeure encore bien attachée à l’idéologie conservatrice (soit un régime familial, patriarcal et autoritaire, qui continue d’imposer aux femmes « l’espace privé » comme domaine d’expression privilégié), il s’agit tout de même d’une période marquée par des idées de progrès, des aspirations libérales et une recherche de modernité. À la veille de la Belle Époque, cette mutation se traduit, entre autres, par l’apparition de deux innovations technologiques qui viennent contribuer à l’évolution des mœurs des femmes : la bicyclette, qui lui donne d’abord la possibilité de parcourir seule l’espace qui l’entoure, puis l’automobile, qui viendra par la suite répondre à d’autres besoins de mobilité. Ces deux progrès technologiques permettront aux femmes d’envisager la possibilité de se déplacer (Buisseret, 2000, p. 43).
3.1. La démocratisation de la bicyclette
Bien avant la bicyclette ou la voiture, c’est le chemin de fer qui ouvrit à de nombreuses femmes la possibilité de voyager. Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’était pas anormal de croiser des femmes dans un train sans qu’elles soient accompagnées de leur mari ou d’un chaperon. Le motif de leurs déplacements était principalement familial, quoique le thermalisme fût également très populaire à cette époque (Buisseret, 2000, p. 43). Mais il est important de noter que cette intégration à la sphère publique ne se fit pas sans heurts. Bien que les femmes aient acquis une plus grande liberté de mouvement, le contrôle de leur image par la société n’offrait pas la même latitude. Elles se devaient d’afficher, en tout temps et en tous lieux, une image attractive, respectable et modeste, tout particulièrement dans les lieux propres à la mobilité – maintenant devenus neutres – tels que les gares et les compartiments de train (Jumper Matheson, 2017, p. 24). C’est donc au cours de cette période que les femmes commencèrent à réfléchir autrement à leur habillement : l’éloignement de la sphère privée, la fréquentation des gares, l’inconfort du compartiment de train, la longueur du voyage, l’immobilité, la promiscuité avec les hommes ou encore l’accès difficile aux cabinets de toilette furent toutes des raisons qui amenèrent les femmes à une réelle prise de conscience de leur corps.
Vers 1880, la mise en marché de la bicyclette pour le grand public pourrait être considérée comme l’un des événements décisifs pour la mobilité – maintenant individuelle – des femmes (Buisseret, 2000, p. 43). Le dernier obstacle sera l’affranchissement du costume féminin, contraignant les jambes à être en tout temps soigneusement enveloppées. Clais (1998, p. 74) observe que, même au sein des clubs huppés de vélocipédistes, les femmes cyclistes étaient les bienvenues à condition d’observer de rigoureuses pratiques vestimentaires, soit le port habituel de la jupe longue, du gilet, du foulard, de bottines et de gants. Chez les plus marginales, de nouveaux styles vestimentaires, tendant vers plus de liberté de mouvement, feront leur apparition, sans toutefois faire l’unanimité. Le bloomer, soit la jupe-pantalon créée vers 1850 par l’Américaine Amelia Bloomer dans un objectif de mobilité totale, demandera plusieurs décennies avant d’être accepté par l’opinion publique (Stevenson, 2017). « Les femmes qui portaient le bloomer montraient une volonté d’entrer dans la sphère publique et de défier les agendas sociaux de la mode, en faisant personnellement l’expérience du ridicule où qu’elles se trouvent », explique Stevenson (2017, p. 622). Bien que le vêtement féminin soit en pleine transformation vers la seconde moitié du XIXe siècle, le regard sévère porté sur ces modifications illustre bien l’extrême lenteur avec laquelle a évolué la tenue féminine, entrave majeure à la liberté de mouvement. Toutefois, le vaste mouvement de démocratisation de la bicyclette, quoique lent et tumultueux, aura pour effet de propulser les femmes à l’extérieur de la sphère privée, et ce, avec le temps, toutes classes sociales confondues.
3.2. La démocratisation de la voiture
La démocratisation de l’automobile au début du XXe siècle entraînera une deuxième vague de mobilité chez les femmes. Bien entendu, comme pour la bicyclette, l’accès des femmes à la conduite automobile arrive d’abord dans les milieux les plus aisés de la société avant de rejoindre progressivement l’ensemble de la population. À cet égard, Buisseret mentionne que « [l]es femmes au volant participent à cette élaboration lente de l’image d’une femme capable d’exister seule » (2000, p. 54). Il a raison, car, cette fois-ci, les femmes occidentales peuvent se déplacer comme elles le veulent au moment où elles le souhaitent, sans être tributaires de leurs époux. La voiture permet d’aller loin. Elle permet maintenant de voyager au même titre que le proposait le train, mais sans le groupe, de façon individuelle, voire presque de façon anonyme. En 1927, à seulement 26 ans, l’Allemande Clärenore Stinnes, vêtue de vêtements masculins pratiques et discrets et habitée par un désir d’aventure, accomplira le premier tour du monde en voiture (Stinnes, 2012 [1930]). Issue de l’une des familles les plus fortunées d’Europe et meilleure pilote féminine de course, Stinnes brisera toutes les barrières sociales possibles de l’époque et partira à l’aventure contre le gré de sa propre famille (Stinnes, 2012 [1930]). On pourrait facilement croire aujourd’hui que ce premier tour du monde en voiture, effectué par Stinnes, apporta des changements majeurs à l’idéologie conservatrice de l’époque. Et pourtant, l’histoire ne retiendra pas son exploit. « Pourquoi ? Parce que je suis une femme ! », déclarera-t-elle à la télévision allemande au milieu des années 1980. Même son de cloche chez les aviatrices. Les noms de Charles Lindbergh, d’Antoine de Saint-Exupéry et de Louis Blériot nous sont beaucoup plus familiers que celui de l’Américaine Amelia Earhart, disparue en mer en 1937 en tentant de faire le premier tour du monde en avion, un exploit qui n’avait encore pas été tenté par ses prédécesseurs masculins.
Pour revenir à l’automobile, lorsque l’on s’intéresse à son histoire, on constate que les femmes « n’y sont présentes que de manière anecdotique », souligne Buisseret (2000, p. 41). C’est toutefois en prenant le volant que les femmes changeront enfin le rapport qu’elles ont avec la société qui les entoure, exerçant ainsi davantage de contrôle sur leur mobilité.
3.3. Des vacances familiales au loisir personnel
Les femmes qui voyageaient seules au début du XXe siècle avaient un point en commun : elles faisaient toutes partie des sphères les plus élevées de l...