Chapitre
1
Le développement territorial et le rôle structurant des activités culturelles
Les projets de développement par la culture ne risquent-ils pas de se traduire par des transformations communément associées à la gentrification ? C’est une crainte souvent mise de l’avant. Nous tenterons de répondre à cette question en exposant, en premier lieu, la problématique du développement territorial pour, en second lieu, aborder les différentes approches du développement local par la culture : d’abord, l’approche descendante, centralisée et élitiste et, ensuite, l’approche ascendante, décentralisée et inclusive. Cela nous permettra de conclure en nous attardant aux enjeux que ce type de développement soulève vis-à-vis du phénomène de la gentrification.
1. Le développement territorial à l’heure de la globalisation
Dans le cadre du modèle économique traditionnel qui avait dominé dans les pays occidentaux depuis la Deuxième Guerre mondiale, le territoire était surtout vu comme un réceptacle de matières premières et de ressources nécessaires pour la production de biens ou comme des espaces à gérer en vue de favoriser la croissance économique et la consommation. Le développement du territoire était géré par l’État de façon descendante (top-down) à travers des politiques publiques et des programmes d’aménagement du territoire. Les acteurs clés étaient l’État et les grandes entreprises. Par contre, dans le modèle qui s’installe progressivement à partir des années 1980, dans le cadre de la globalisation (encadré 1.1), les acteurs territoriaux se voient attribuer un rôle plus actif, en réseau avec les acteurs globaux, donnant ainsi lieu à une nouvelle approche en développement territorial.
Encadré 1.1
Mondialisation et globalisation
Les termes globalisation et mondialisation sont parfois vus comme des synonymes. Nous préférons les différencier en reprenant des nuances bien formulées par Ghorra-Gobin (2017) :
La « mondialisation » se définit comme un processus multidimensionnel concernant différents aspects de la vie des sociétés et des individus. Elle se traduit par l’intensification des flux d’échanges de biens matériels et immatériels. Elle concerne les registres social, culturel, environnemental et économique et de fait interpelle différentes disciplines. […]
La « globalisation » ne fait pas référence à une représentation du Monde et à une représentation de cette nouvelle échelle. Elle participe d’une réflexion sur d’une part la métamorphose du capitalisme et d’autre part la recomposition du local sous l’effet du transnational […] La globalisation renvoie à la métamorphose d’un capitalisme émancipé du cadre national (ou postfordiste) et financiarisé.
Source : Ghorra-Gobin, 2017.
Les enjeux du développement soulevés dans le cadre de la globalisation sont avant tout économiques, ce qui signifie, pour peu qu’on veuille y maintenir les activités économiques et sociales, l’adaptation du tissu socioéconomique local aux mutations issues de la globalisation et de la mondialisation (Kosianski, 2011). La crise de la régulation fordiste de l’organisation de la société capitaliste a donné lieu à la dissociation des normes de production et de consommation dans les espaces nationaux, autrement dit à la désagrégation socioterritoriale des systèmes socioéconomiques nationaux. Ce contexte a ouvert la voie à la légitimation des prises de décision annonçant l’émergence de nouvelles trajectoires de développement. De nouvelles conditions de croissance et de nouvelles logiques de production et d’appropriation des résultats de cette croissance ont été favorisées. C’est ainsi qu’on peut voir aujourd’hui mobilisées, dans les territoires concernés et par des preneurs de décisions politiques et économiques, des formules de développement ancrées dans les territoires locaux comme l’autodéveloppement, le développement endogène, le développement autocentré, le développement intégral, etc. (Bellemare et Klein, 2011).
Un changement de paradigme quant à la façon de concevoir le développement territorial émerge ainsi :
Le territoire local, vu dans toutes ses configurations en tant que région, en tant qu’agglomération et en tant que quartier ou district urbain, devient la base à partir de laquelle il est possible de générer des initiatives et des projets de développement économique qui mobilisent la société civile. L’évidence de la crise du fordisme, mais aussi la mise à jour des dynamiques innovantes de certains milieux caractérisés par l’intégration productive locale des activités économiques, confèrent de la crédibilité et valident cette nouvelle vision du développement que l’on nommera dès lors développement local, dans laquelle prévaut la société civile (Bellemare et Klein, 2011, p. 5).
Dans la foulée d’Alain Touraine (1984), on peut évoquer ici le paradigme actionnaliste, qui impose le retour de l’acteur dans l’analyse sociale. Sous cet élan, les sciences du développement découvrent le lieu comme dispositif territorial où s’expriment les revendications de la société civile en matière de développement (Greffe et Pflieger, 2005).
Le territoire devient ainsi un ancrage important pour des stratégies de développement (Glon et Pecqueur, 2016), ainsi qu’un facteur de grandes mutations. En particulier, les villes font valoir leur potentiel créatif dans le monde globalisé (entrevue avec S. Sassen, dans Lafleur, 2011). En conséquence, signale Kosianski, citant Itçaina et Palard (2007), le développement territorial :
[…] n’est pas le fruit d’une suite de stratégies entrepreneuriales individuelles et isolées : il est avant tout la résultante de conditions « culturelles » favorables et d’un système d’action qui associe étroitement, sur un territoire donné, des représentants de l’ensemble des sphères d’activité directement impliquées : économique, politique, social [sic] (Kosianski, 2011, p. 85).
Cette vision du territoire permet l’intégration des trajectoires institutionnelles locales et régionales (au sens des valeurs, des règles tacites, des conventions et des connaissances) dans l’analyse économique, reconnaissant ainsi le rôle que celles-ci peuvent jouer dans le développement à travers la spécificité des réponses que les acteurs donnent aux différents problèmes auxquels ils font face et les modes de gouvernance qu’ils mettent en œuvre.
2. Le développement territorial et les activités créatives et culturelles
Historiquement, la contribution de la culture au développement économique des villes a suscité peu d’intérêt. Cependant, l’émergence d’une vision du développement axée sur le territoire local comme cadre structurant de la collaboration entre acteurs sociaux donne lieu à un rapport inédit entre culture et économie. La culture se voit attribuer un rôle moteur de la croissance économique, particulièrement en ce qui concerne les activités culturelles associées à la créativité, lesquelles sont devenues un secteur d’intérêt de la nouvelle économie.
Greffe et Pflieger (2005) signalent qu’« au cours des deux dernières décennies, des territoires qui avaient perdu leurs activités motrices sous le coup de mutations énergétiques, technologiques et économiques ont mobilisé leurs ressources culturelles pour explorer de nouvelles trajectoires de développement » (p. 17). Ces auteurs signalent également que, dans le passé, les économistes ne se montraient pas intéressés à la contribution que la culture pourrait apporter à l’économie, avec des arguments parfois contradictoires. Les activités culturelles et le patrimoine étaient vus comme relevant du passé, comme un blocage à la mondialisation.
Pour beaucoup d’économistes, la culture et l’économie restaient étrangères l’une à l’autre : on s’inscrivait dans la tradition suivant laquelle la culture était définie par son côté symbolique et l’absence de dimension utilitaire, ce qui tranchait avec une science économique fondée sur l’utilitarisme (Greffe et Pflieger, 2005, p. 17).
Cette vision a été exacerbée par une lecture uniquement économiste de la mondialisation : « L’idée que la culture et l’économie constitueraient des champs distincts voire antinomiques au sein de la société est en quelque sorte réactivée par la puissance de la mondialisation actuelle » (Daviet, 2007, p. 4), et ce, même si l’industrie culturelle (musique, cinéma, art numérique) est largement mondialisée.
3. La culture et la revitalisation urbaine, deux approches différentes
En réponse aux mécanismes de la mondialisation, et à travers ceux-ci, de nouveaux rapports entre l’économie et les territoires urbains se tissent, tout comme émerge un nouveau rôle pour la culture. De nouvelles stratégies réorientent les trajectoires de développement par la dynamisation de certains secteurs des agglomérations urbaines.
La vision du développement territorial par la culture constitue l’une de ces trajectoires de développement. Elle se situe au croisement de différentes approches scientifiques : d’une part, les approches provenant des études critiques sur la notion de la classe créative de Florida, source d’inspiration de la « nouvelle politique urbaine » (New Urban Policy ; Swyngedouw, Moulaert et Rodriguez, 2002) et sa déclinaison vers la culture ; d’autre part, les contributions provenant des auteurs qui ont étudié d’autres options de développement local plus inclusif.
Ce croisement donne également à voir plusieurs thèmes d’analyse qui débordent de celui du développement local : la classe créative (Florida, 2002, 2005), la ville créative (Bianchini et Landry, 1998), le dividende artistique (Markusen et King, 2003), le district culturel (Mommaas, 2004 ; Sacco et Tavano Blessi, 2005) et le milieu socialement créatif (André et Abreu, 2006, 2009). Autour de ces thèmes se structurent plusieurs approches et façons d’aborder les politiques culturelles, que ce soit en analysant les industries culturelles en soi ou les stratégies plus tangibles de requalification urbaine telles que l’établissement de clusters culturels (Greffe et Pflieger, 2005 ; Sagot-Duvauroux, 2011), d’équipements récréotouristiques (Swynguedouw et al., 2002), ou en se concentrant sur le développement d’initiatives locales plus inclusives, comme le fait, par exemple, l’approche des quartiers culturels à Montréal (Klein et al., 2019, 2020).
L’analyse de ces différents thèmes permet de mettre en lumière deux positions majeures, c’est-à-dire deux manières distinctes d’appréhender le rôle de l’activité culturelle dans le développement des territoires : une approche descendante centralisée, plutôt élitiste, qui vise des résultats purement financiers, et une approche ascendante décentralisée, davantage inclusive, qui vise la vitalité culturelle des communautés.
3.1 L’approche descendante du développement local par la culture
Dans le contexte de la globalisation, le territoire et ses ressources culturelles prennent une place importante dans les stratégies de développement, stratégies qui visent la différenciation des territoires afin d’accroître leur compétitivité dans l’espace mondialisé. Les acteurs territoriaux, sociaux et économiques essaient d’attirer des investissements et des résidents en utilisant le marketing urbain (Leriche et al., 2008). Pour cela, ils favorisent la concentration des équipements culturels dans les espaces centraux des villes afin d’en augmenter l’attractivité et les avantages concurrentiels et d’accroître la rentabilité des investissements privés et publics qui y sont réalisés (Swyngedouw et al., 2002 ; Halbert, 2013). Ainsi, la concurrence interurbaine internationale amène les villes à mettre en œuvre des politiques culturelles destinées à afficher leur dynamisme et leur différence (Vivant, 2007). La culture devient une composante d’une stratégie urbaine globale. L’implantation d’équipements culturels dans le cadre de projets de régénération urbaine vise l’augmentation de l’attractivité, la revalorisation foncière, ainsi que le changement d’image de villes et de quartiers souvent trop marqués par un passé industriel révolu.
Dans ce contexte, les politiques culturelles sont perçues comme des outils de restructuration urbaine et de développement économique (Bailey, Miles et Stark, 2004 ; Darchen et Tremblay, 2013). Elles sont au service du marché et les autorités qui les instrumentalisent suivent une logique commerciale orientée vers l’accessibilité et la consommation des produits et des biens culturels. Il s’agit d’une marchandisation de la culture. Les différentes stratégies déployées (district culturel, massification du tourisme, événement culturel médiatisé, équipements et infrastructures culturels centralisés), que ce soit en matière d’aménagement du territoire ou de développement touristique, sont mobilisées pour le positionnement interurbain. Les villes d’Édimbourg et de Bilbao ont fait le choix de ce type des stratégies urbaines de développement (Vivant, 2007 ; Angulo, Klein et Tremblay, 2017).
Cette utilisation des infrastructures et des équipements culturels a suscité des critiques importantes en ce qui concerne aussi bien son efficacité en tant que déclencheur de processus innovateurs (Shearmur, 2010 ; Peck, 2005 ; Peck, Theodore et Brenner, 2013) que ses conséquences pour les résidents des villes et des quartiers les plus dévitalisés (Chantelot, 2009 ; Auclair, 2011). Parmi les conséquences évoquées peuvent être soulignées l’augmentation des prix du sol, la gentrification, la déstructuration des quartiers et la dévalorisation identitaire des résidents.
L’une des principales stratégies de marketing urbain est celle proposée par Florida (2002), qui favorise l’attraction et l’émergence d’une « classe créative » composée de professionnels, de travailleurs et d’entrepreneurs des milieux culturel et artistique, ainsi que de travailleurs des secteurs de l’éducation...