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eBook - ePub
Ă propos de ce livre
Plus de la moitiĂ© de la population mondiale est bilingue. Pour le neurobiologiste et le linguiste, c'est un exploit et une Ă©nigme, car le langage humain est une facultĂ© extraordinairement complexe. Comment deux langues peuvent-elles coexister dans un mĂȘme cerveau?? Quels sont les avantages du bilinguisme?? Quelles sont les contraintes qu'il impose?? Albert Costa partage ici les rĂ©sultats de vingt annĂ©es de recherches. S'appuyant sur des Ă©tudes menĂ©es dans de nombreux pays, il montre comment des nouveau-nĂ©s font la diffĂ©rence entre deux langues, comment l'accent affecte la façon dont nous percevons les autres, pourquoi les bilingues sont meilleurs pour rĂ©soudre les conflits, comment on prend des dĂ©cisions diffĂ©rentes selon la langue utilisĂ©e. Les surprises sont nombreuses?: il se pourrait mĂȘme que le bilinguisme ralentisse les manifestations des maladies neurodĂ©gĂ©nĂ©ratives. Illustration magistrale des applications des neuro- sciences et de la linguistique, ce livre alerte et plein d'humour explore les effets du bilinguisme sur le cerveau, les mĂ©canismes de pensĂ©e et le comportement. Il laisse le lecteur Ă©tonnĂ© devant le pouvoir du langage. Albert Costa, neuropsychologue et linguiste espagnol de l'UniversitĂ© Pompeu Fabra de Barcelone, renommĂ© mondialement pour ses travaux sur le bilinguisme, a disparu brutalement en 2018.Â
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Informations
CHAPITRE 1
Bilingues au berceau
Le deuxiĂšme opus de la trilogie Le Parrain narre lâarrivĂ©e de Vito Andolini aux Ătats-Unis au dĂ©but du XXe siĂšcle. Vito est un garçon de 12 ans qui a fui, tout seul, sa ville natale de Corleone en Sicile. AprĂšs son dĂ©barquement Ă New York, Vito Andolini deviendra Vito Corleone, et ainsi dĂ©butera la saga des Corleone en AmĂ©rique. Je nâen dirai pas plus au cas oĂč vous nâauriez pas vu le film. Ce que je peux nĂ©anmoins dĂ©voiler, câest que lâhistoire personnelle de Vito Andolini partage des points communs avec celle de trĂšs nombreux immigrants qui ont foulĂ© le sol des Ătats-Unis au siĂšcle dernier.
Entre la fin du XIXe siĂšcle et le premier quart du XXe siĂšcle, quelque 12 millions de personnes sont passĂ©es devant les agents de lâimmigration du gouvernement amĂ©ricain sur une petite Ăźle situĂ©e tout prĂšs de Manhattan : Ellis Island. La plupart de ces Ă©migrants venus chercher un avenir meilleur en AmĂ©rique Ă©taient originaires dâEurope. Ă leur arrivĂ©e Ă Ellis Island, ils devaient rĂ©pondre Ă un questionnaire dâaptitude visant, entre autres, Ă dĂ©terminer leur pays dâorigine, leurs ressources Ă©conomiques et leur Ă©tat de santĂ©. Les plus chanceux ne passaient « que » cinq heures environ sur lâĂźle avant dâĂȘtre autorisĂ©s Ă entrer dans le pays ; ceux qui avaient moins de chance y passaient nettement plus de temps, Ă©taient placĂ©s en quarantaine (tel fut le cas de Vito, car il avait la variole) ou renvoyĂ©s vers leur pays dâorigine. Lâun des personnages clĂ©s Ă©tait lâinterprĂšte, qui avait pour mission dâaider les nouveaux arrivants Ă rĂ©diger les formulaires dâentrĂ©e et Ă interagir avec les agents dâimmigration. Son rĂŽle Ă©tait essentiel, car Ellis Island Ă©tait en quelque sorte lâanalogue moderne de la tour de Babel, oĂč se concentraient des gens parlant une multitude de langues, de lâitalien Ă lâarmĂ©nien en passant par le yiddish et lâarabe. Les vagues dâimmigration ont Ă©tĂ© si intenses quâune bonne centaine de millions dâAmĂ©ricains, par leur histoire familiale, sont liĂ©s dâune maniĂšre ou dâune autre Ă des immigrants passĂ©s par cette Ăźle. Câest le cas de mon fils Alex, dont les arriĂšre-grands-parents sont entrĂ©s aux Ătats-Unis par Ellis Island. Une bonne proportion de ces migrants a rĂ©ussi Ă prospĂ©rer et Ă fonder des liens familiaux durables. Pour qui nâa pas Ă©tĂ© forcĂ© dâĂ©migrer, pour des raisons Ă©conomiques ou Ă cause de persĂ©cutions politiques, il est difficile dâimaginer ce que cela signifie dâarriver sur une terre inconnue et de devoir recommencer une nouvelle vie loin de son pays dâorigine. Une chose en revanche est plus facile Ă imaginer, et câest un dĂ©fi auquel beaucoup dâentre eux ont dĂ» faire face : il leur fallait apprendre une nouvelle langue.
Que signifie exactement « apprendre une langue » ? Apprendre une langue, ce nâest pas seulement mĂ©moriser ses mots et sa grammaire, câest aussi acquĂ©rir son systĂšme de sons (ce que les linguistes appellent les « propriĂ©tĂ©s phonologiques ») et apprendre lâusage appropriĂ© des expressions dans un contexte de communication prĂ©cis (la « pragmatique » de la langue). Il ne suffit pas de connaĂźtre les Ă©tiquettes lexicales, câest-Ă -dire les mots : nous devons apprendre aussi les sons de la langue, savoir comment les combiner, apprendre quelles constructions syntaxiques sont correctes, lesquelles ne le sont pas, savoir quel registre utiliser en fonction de lâinterlocuteur qui est devant nous, etc.
Les migrants qui se retrouvaient Ă Ellis Island sâen sont vite aperçus : câest un immense dĂ©fi dâapprendre une langue Ă©trangĂšre. Arriver Ă la maĂźtriser comme un locuteur natif est un rĂȘve quasi inatteignable si lâon ne commence pas trĂšs jeune. Adulte, il est pratiquement impossible dâacquĂ©rir parfaitement les sons dâune nouvelle langue et bien peu dâentre nous arrivent Ă se dĂ©barrasser de leur accent Ă©tranger. Il est difficile aussi dâacquĂ©rir des structures syntaxiques et, bien souvent, nos phrases contiennent des erreurs grammaticales. Par exemple, un Français voulant traduire « une carte » en espagnol pourra se tromper et dire « una mapa » au lieu de la formulation correcte : « un mapa ». Des aspects subtils du sens des mots nous Ă©chappent, et nous utilisons parfois des termes qui ne sont pas les plus adaptĂ©s au contexte de communication. Ainsi, on pourra commettre involontairement des impairs en employant des mots qui ont un double sens. Ă lâinverse, la similitude avec des mots de notre premiĂšre langue pourra nous conduire Ă attribuer une signification incorrecte Ă un mot Ă©tranger. Ainsi, le mot espagnol constipado signifie « enrhumĂ© », ce qui peut conduire Ă des situations cocasses devant un pharmacien. Finalement, il nous est difficile de coordonner toutes ces informations en temps rĂ©el et, mĂȘme armĂ©s de suffisamment de courage pour dĂ©marrer une conversation dans une langue Ă©trangĂšre, le dĂ©fi est Ă©norme. Pourtant, aucun de ces obstacles ne rĂ©siste aux bĂ©bĂ©s, eux qui ont pourtant lâair de dormir toute la journĂ©e. Tous, nous sommes passĂ©s par ce stade, et tous, nous avons rĂ©ussi Ă apprendre une langue, avec une certaine facilitĂ© â plus ou moins. Comment avons-nous accompli ce miracle ? Je nâai pas pour ambition, dans ce chapitre, de fournir une rĂ©ponse exhaustive Ă cette question. Plus raisonnablement, mon but est de vous prĂ©senter certains des dĂ©fis auxquels sont confrontĂ©s les bĂ©bĂ©s, en particulier lorsquâil sâagit dâacquĂ©rir deux langues simultanĂ©ment.
Les Ă©tudes que je vais prĂ©senter portent sur les processus dâacquisition au cours des premiers mois du dĂ©veloppement du bĂ©bĂ©. Ma sĂ©lection vise uniquement Ă illustrer les stratĂ©gies que les chercheurs utilisent pour dĂ©couvrir les connaissances acquises par les bĂ©bĂ©s au cours de leur dĂ©veloppement linguistique. Je mentionnerai des travaux effectuĂ©s tant sur les bĂ©bĂ©s monolingues que sur des bĂ©bĂ©s bilingues. Ne soyez pas surpris par lâutilisation du terme « bĂ©bĂ© bilingue ». Ces bĂ©bĂ©s ne parlent encore aucune langue â ils auront bien le temps de le faire plus tard â, mais cela ne signifie pas quâils nâont aucune expĂ©rience. Dans de nombreux cas, lâexpĂ©rience du bilinguisme commence bien avant que les bĂ©bĂ©s soient capables de produire des mots, dâoĂč lâutilitĂ© de lâexpression « bĂ©bĂ©s bilingues », car elle permet de diffĂ©rencier les nouveau-nĂ©s qui vivent avec deux langues ambiantes de ceux qui nâen ont quâune. Donc, nous appellerons les bĂ©bĂ©s exposĂ©s presque exclusivement Ă une langue des « bĂ©bĂ©s monolingues » et les bĂ©bĂ©s exposĂ©s systĂ©matiquement Ă deux langues des « bĂ©bĂ©s bilingues ». Avant dâentrer plus avant dans le vif du sujet, il est important de souligner, si besoin est, que mĂȘme quand les bĂ©bĂ©s ne parlent pas, leur cerveau fonctionne et traite en continu les informations de lâenvironnement. De nombreuses recherches ont Ă©tabli quâau cours des premiers mois de leur vie, les bĂ©bĂ©s acquiĂšrent des connaissances trĂšs dĂ©taillĂ©es sur la (ou les) langue(s) ambiante(s). Par exemple, mĂȘme sâils ne commencent Ă parler quâaprĂšs la premiĂšre annĂ©e de vie (au plus tĂŽt), dĂšs six mois, ils sont capables de reconnaĂźtre un certain nombre de mots. Les Ă©tudes prĂ©sentĂ©es ci-dessous se focalisent donc essentiellement sur la perception et la comprĂ©hension du langage plutĂŽt que sur sa production.
OĂč sont les mots ?
Lisez la phrase suivante tirĂ©e dâun texte de Goethe, figure par excellence du romantisme allemand :
« Wer fremde Sprachen nicht kennt, weià nichts von seiner eigenen. »
Ceux dâentre nous qui ne connaissent pas lâallemand ne la comprendront pas mais parviendront facilement Ă identifier les mots qui la composent : chaque chaĂźne de lettres encadrĂ©es par des espaces sera considĂ©rĂ©e comme un mot (« Wer », « fremde », etc.). Nous ne comprenons pas lâallemand, mais nous avons dĂ©jĂ fait un pas : nous devinons que « Sprachen » est un mot allemand, mĂȘme si nous ne savons pas ce quâil signifie. Maintenant, posez ce livre un instant et allez chercher dans votre bibliothĂšque musicale une chanson dans une langue que vous ne connaissez pas â tant mieux si elle est en allemand : le mot « Sprachen » apparaĂźtra peut-ĂȘtre et vous avez dĂ©jĂ gagnĂ© quelque chose. Ăcoutez-la attentivement, plusieurs fois si vous le dĂ©sirez. Bien que vous ne compreniez pas le sens des paroles, ĂȘtes-vous capable de repĂ©rer les mots qui la composent ? Parvenez-vous Ă deviner oĂč se trouvent les frontiĂšres entre les mots ? Jâimagine que cela paraĂźt impossible. Nâabandonnez pas trop vite et essayez sĂ©rieusement de dĂ©couper le flux sonore en mots. Je suis prĂȘt Ă parier que, la plupart du temps, votre dĂ©coupe ne correspondra pas aux mots ou aux Ă©lĂ©ments lexicaux. Cet exercice dĂ©montre que le signal de parole, contrairement Ă lâĂ©criture, ne comporte pas dâespaces bien dĂ©finis entre les mots et que, par consĂ©quent, si vous aviez entendu la phrase de Goethe au lieu de la lire, vous auriez perçu quelque chose comme :
« WerfremdeSprachennichtkenntweiĂnichtsvonseinereigenen ».
Il est temps de briser le suspens, la phrase de Goethe signifie : « Celui qui ne connaĂźt pas les langues Ă©trangĂšres ne sait rien de la sienne propre. » Câest prĂ©cisĂ©ment ce problĂšme que rencontrent les bĂ©bĂ©s pour traiter les signaux du langage. Le problĂšme est de segmenter le flux de parole en unitĂ©s qui, par hypothĂšse, peuvent correspondre aux mots, et ainsi de construire leur vocabulaire ou lexique mental. Comment y parviennent-ils ? Et, dans le cas qui nous occupe ici, que se passe-t-il lorsque le continuum sonore Ă couper ou Ă segmenter peut appartenir Ă deux langues diffĂ©rentes ?
Des indices pour découper le flux de parole
Bien que ce soit une Ă©vidence, il peut ĂȘtre bon de rappeler que toutes les langues humaines peuvent sâapprendre. Si tel nâĂ©tait pas le cas, câest-Ă -dire sâil y avait une langue que les enfants humains ne pouvaient pas apprendre, elle disparaĂźtrait rapidement. Par consĂ©quent, il doit y avoir dans le signal de parole un indice qui permet aux bĂ©bĂ©s de dĂ©velopper des hypothĂšses sur lâendroit oĂč couper ou segmenter la parole. En dâautres termes, les chaĂźnes de sons auxquelles ils sont exposĂ©s doivent prĂ©senter certaines rĂ©gularitĂ©s pour pouvoir guider la segmentation. Ainsi, on trouve dans toutes les langues des restrictions sur les sons qui peuvent ĂȘtre combinĂ©s. En espagnol, quand on entend la sĂ©quence des trois consonnes « str », on peut ĂȘtre sĂ»r que le « s » marque au moins une limite de syllabe, et il est trĂšs probable que ce soit aussi la fin du mot ; câest parce quâil nây a pas de mots qui se terminent par « st » ou qui commencent ou se terminent par « str1 ». De maniĂšre Ă©tonnante, dĂšs 8 mois, et pratiquement sans aucune connaissance de la langue, les bĂ©bĂ©s qui apprennent lâespagnol savent dĂ©jĂ quâaprĂšs le son « s » un mot est probablement terminĂ©. Comment est-ce possible ? Dans une Ă©tude scientifique qui a eu un fort impact, on a montrĂ© que les bĂ©bĂ©s Ă©taient capables de calculer les probabilitĂ©s de cooccurrence entre les sons. Cette Ă©tude mĂ©rite dâĂȘtre dĂ©crite en dĂ©tail, car elle nous aidera Ă©galement Ă voir comment on parvient Ă explorer les connaissances que possĂšdent les trĂšs jeunes enfants.
Dans toutes les langues (humaines), la probabilitĂ© que deux syllabes (ou phonĂšmes) se suivent (dite probabilitĂ© transitionnelle) est plus Ă©levĂ©e Ă lâintĂ©rieur des mots quâentre les mots. Ainsi, par exemple, en espagnol, la probabilitĂ© que la syllabe « pa » soit suivie de la syllabe « la » est beaucoup plus Ă©levĂ©e que la probabilitĂ© que la syllabe « bras » soit suivie de la syllabe « que », comme dans lâexpression espagnole « las palabras que oimos » (« les mots que nous entendons »). En 1996, Jennifer Saffran et ses collaborateurs, de lâUniversitĂ© de Rochester aux Ătats-Unis, ont menĂ© une Ă©tude ingĂ©nieuse pour tester lâhypothĂšse selon laquelle les bĂ©bĂ©s de 8 mois sont capables de faire ce genre de calculs. Ils ont créé une sĂ©quence de syllabes entre lesquelles les probabilitĂ©s transitionnelles Ă©taient manipulĂ©es (voir figure 1). Certaines sĂ©quences de syllabes formaient ce que les chercheurs appelaient des « mots ». Pour quâil nây ait pas dâeffet de la connaissance de la langue par les bĂ©bĂ©s â en lâoccurrence lâanglais â ces mots avaient Ă©tĂ© inventĂ©s. La probabilitĂ© transitionnelle entre les syllabes Ă lâintĂ©rieur des mots Ă©tait de 1 ou, si vous prĂ©fĂ©rez, de 100 %. Par exemple, un de ces mots Ă©tant la sĂ©quence « tupiro », chaque fois que la syllabe « tu » apparaissait, elle Ă©tait forcĂ©ment suivie par la syllabe « pi », elle-mĂȘme forcĂ©ment suivie par la syllabe « ro ». AprĂšs la sĂ©quence « tupiro », il pouvait apparaĂźtre lâun des autres mots inclus dans lâexpĂ©rience (« golabu », « bidaku », « padoti »), de sorte que la probabilitĂ© avec laquelle toute autre syllabe pourrait apparaĂźtre aprĂšs « tupiro » Ă©tait de 0,33, ou si vous voulez 33 % car aprĂšs « ro », les syllabes « go », « bi » ou « pa » pourraient apparaĂźtre. En bref, la probabilitĂ© transitionnelle entre les syllabes de diffĂ©rents « mots » Ă©tait beaucoup plus faible (seulement un tiers du temps) que la probabilitĂ© transitionnelle des syllabes Ă lâintĂ©rieur des mots, qui se produisait de maniĂšre dĂ©terministe. Des syllabes avaient tendance Ă apparaĂźtre ensemble trĂšs souvent et dâautres moins souvent. Les chercheurs ont fait Ă©couter ces sĂ©quences de syllabes aux bĂ©bĂ©s pendant deux minutes, sans intonation ni pause entre les syllabes. En fait, la sĂ©quence Ă©tait produite Ă lâaide dâun synthĂ©tiseur de parole artificielle et le rĂ©sultat Ă©tait similaire Ă ce que le lecteur pourrait ressentir en Ă©coutant une chanson trĂšs monotone dans une langue inconnue.

Figure 1. 4 mots trisyllabiques ont Ă©tĂ© créés puis concatĂ©nĂ©s dans un ordre alĂ©atoire, et synthĂ©tisĂ©s pour produire une longue chaĂźne sonore. Dans cette chaĂźne, lorsque « pi » apparaĂźt, par exemple, il est toujours suivi par « ro ». Cependant, lorsque « ro » apparaĂźt, la syllabe suivante peut ĂȘtre « go », « bi » ou « pa ».
Les bĂ©bĂ©s de 8 mois sont-ils capables de dĂ©tecter ces rĂ©gularitĂ©s statistiques et de repĂ©rer dans la sĂ©quence de syllabes celles qui vont toujours ensemble ? Si le cerveau des bĂ©bĂ©s peut faire des calculs probabilistes, câest-Ă -dire, ici, estimer les probabilitĂ©s transitionnelles entre les syllabes, il pourrait alors se rendre compte que la sĂ©quence « tupiro » apparaĂźt toujours ensemble (formant un « mot ») et que la sĂ©quence « rogola » apparaĂźt moins souvent et ne forme donc vraisemblablement pas un mot. Cela indiquerait que les bĂ©bĂ©s sont capables dâexploiter les rĂ©gularitĂ©s statistiques prĂ©sentes dans le discours comme stratĂ©gie de segmentation pour dĂ©tecter des Ă©lĂ©ments lexicaux ou des mots2.
Tout cela est trĂšs bien, et jâespĂšre que le lecteur conviendra avec moi que câest aussi Ă©lĂ©gant que simple, mais⊠comment poser cette question aux bĂ©bĂ©s de 8 mois ? Eh bien on observe simplement comment, aprĂšs avoir Ă©coutĂ© la sĂ©quence de syllabes pendant deux minutes, ils prĂȘtent attention aux stimuli trisyllabiques qui correspondent Ă des mots, aux autres stimuli, qui correspondent Ă des non-mots. Si les bĂ©bĂ©s rĂ©agissaient de la mĂȘme maniĂšre aux deux types de stimuli, rien nâindiquerait quâils aient extrait les chaĂźnes de syllabes qui apparaissent ensemble plus souvent et lâexpĂ©rience ne serait pas concluante (et, bien sĂ»r, si câĂ©tait le cas, je nâaurais pas entrepris de la dĂ©crire). LâexpĂ©rience montre quâen effet les bĂ©bĂ©s prĂȘtent plus dâattention aux stimuli qui, dans la phase de familiarisation oĂč ils les ont entendus dâabord, ne formaient pas des mots, quâĂ ceux qui Ă©taient perçus comme tels. Nous le savons parce que les bĂ©bĂ©s, en entendant ces stimuli, passent plus de temps Ă fixer la source sonore et sont moins distraits. Câest comme sâils Ă©taient surpris par ces stimuli qui, sâils avaient bien Ă©tĂ© entendus lors de la familiarisation, nâavaient pas Ă©tĂ© segmentĂ©s comme des mots. Lâorigine dâune telle surprise rĂ©side dans le fait que les bĂ©bĂ©s se comportent comme des « machines statistiques » pendant la phase de familiarisation, calculant inconsciemment les probabilitĂ©s transitionnelles entre les syllabes de la sĂ©quence monotone quâon leur prĂ©sente. Ce qui se passe dans leur tĂȘte doit ressembler Ă ceci : « Quand le son tu apparaĂźt, il est trĂšs probable quâil soit suivi par pi, puis ro ; ce motif qui se rĂ©pĂšte semble ĂȘtre une unitĂ© de quelque chose⊠un mot ; alors que si ro apparaĂźt, il est peu probable que go apparaisse, donc la sĂ©q...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Dédicace
- Avant-propos
- Chapitre 1 - Bilingues au berceau
- Chapitre 2 - Cerveaux bilingues
- Chapitre 3 - Des consĂ©quences de lâutilisation de deux langues - ou Comment le bilinguisme sculpte le cerveau
- Chapitre 4 - Le bilinguisme comme gymnastique mentale - ou Au-delà du traitement du langage
- Chapitre 5 - Décisions bilingues
- Lectures complémentaires
- Index
- Crédits des illustrations
- Remerciements
- Cahier photos
- Sommaire
- Collection