Le Cerveau bilingue
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Le Cerveau bilingue

Et ce qu'il nous dit de la science du langage

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Le Cerveau bilingue

Et ce qu'il nous dit de la science du langage

À propos de ce livre

Plus de la moitiĂ© de la population mondiale est bilingue. Pour le neurobiologiste et le linguiste, c'est un exploit et une Ă©nigme, car le langage humain est une facultĂ© extraordinairement complexe. Comment deux langues peuvent-elles coexister dans un mĂȘme cerveau?? Quels sont les avantages du bilinguisme?? Quelles sont les contraintes qu'il impose?? Albert Costa partage ici les rĂ©sultats de vingt annĂ©es de recherches. S'appuyant sur des Ă©tudes menĂ©es dans de nombreux pays, il montre comment des nouveau-nĂ©s font la diffĂ©rence entre deux langues, comment l'accent affecte la façon dont nous percevons les autres, pourquoi les bilingues sont meilleurs pour rĂ©soudre les conflits, comment on prend des dĂ©cisions diffĂ©rentes selon la langue utilisĂ©e. Les surprises sont nombreuses?: il se pourrait mĂȘme que le bilinguisme ralentisse les manifestations des maladies neurodĂ©gĂ©nĂ©ratives. Illustration magistrale des applications des neuro- sciences et de la linguistique, ce livre alerte et plein d'humour explore les effets du bilinguisme sur le cerveau, les mĂ©canismes de pensĂ©e et le comportement. Il laisse le lecteur Ă©tonnĂ© devant le pouvoir du langage. Albert Costa, neuropsychologue et linguiste espagnol de l'UniversitĂ© Pompeu Fabra de Barcelone, renommĂ© mondialement pour ses travaux sur le bilinguisme, a disparu brutalement en 2018. 

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2022
Imprimer l'ISBN
9782415002275

CHAPITRE 1

Bilingues au berceau

Le deuxiĂšme opus de la trilogie Le Parrain narre l’arrivĂ©e de Vito Andolini aux États-Unis au dĂ©but du XXe siĂšcle. Vito est un garçon de 12 ans qui a fui, tout seul, sa ville natale de Corleone en Sicile. AprĂšs son dĂ©barquement Ă  New York, Vito Andolini deviendra Vito Corleone, et ainsi dĂ©butera la saga des Corleone en AmĂ©rique. Je n’en dirai pas plus au cas oĂč vous n’auriez pas vu le film. Ce que je peux nĂ©anmoins dĂ©voiler, c’est que l’histoire personnelle de Vito Andolini partage des points communs avec celle de trĂšs nombreux immigrants qui ont foulĂ© le sol des États-Unis au siĂšcle dernier.
Entre la fin du XIXe siĂšcle et le premier quart du XXe siĂšcle, quelque 12 millions de personnes sont passĂ©es devant les agents de l’immigration du gouvernement amĂ©ricain sur une petite Ăźle situĂ©e tout prĂšs de Manhattan : Ellis Island. La plupart de ces Ă©migrants venus chercher un avenir meilleur en AmĂ©rique Ă©taient originaires d’Europe. À leur arrivĂ©e Ă  Ellis Island, ils devaient rĂ©pondre Ă  un questionnaire d’aptitude visant, entre autres, Ă  dĂ©terminer leur pays d’origine, leurs ressources Ă©conomiques et leur Ă©tat de santĂ©. Les plus chanceux ne passaient « que » cinq heures environ sur l’üle avant d’ĂȘtre autorisĂ©s Ă  entrer dans le pays ; ceux qui avaient moins de chance y passaient nettement plus de temps, Ă©taient placĂ©s en quarantaine (tel fut le cas de Vito, car il avait la variole) ou renvoyĂ©s vers leur pays d’origine. L’un des personnages clĂ©s Ă©tait l’interprĂšte, qui avait pour mission d’aider les nouveaux arrivants Ă  rĂ©diger les formulaires d’entrĂ©e et Ă  interagir avec les agents d’immigration. Son rĂŽle Ă©tait essentiel, car Ellis Island Ă©tait en quelque sorte l’analogue moderne de la tour de Babel, oĂč se concentraient des gens parlant une multitude de langues, de l’italien Ă  l’armĂ©nien en passant par le yiddish et l’arabe. Les vagues d’immigration ont Ă©tĂ© si intenses qu’une bonne centaine de millions d’AmĂ©ricains, par leur histoire familiale, sont liĂ©s d’une maniĂšre ou d’une autre Ă  des immigrants passĂ©s par cette Ăźle. C’est le cas de mon fils Alex, dont les arriĂšre-grands-parents sont entrĂ©s aux États-Unis par Ellis Island. Une bonne proportion de ces migrants a rĂ©ussi Ă  prospĂ©rer et Ă  fonder des liens familiaux durables. Pour qui n’a pas Ă©tĂ© forcĂ© d’émigrer, pour des raisons Ă©conomiques ou Ă  cause de persĂ©cutions politiques, il est difficile d’imaginer ce que cela signifie d’arriver sur une terre inconnue et de devoir recommencer une nouvelle vie loin de son pays d’origine. Une chose en revanche est plus facile Ă  imaginer, et c’est un dĂ©fi auquel beaucoup d’entre eux ont dĂ» faire face : il leur fallait apprendre une nouvelle langue.
Que signifie exactement « apprendre une langue » ? Apprendre une langue, ce n’est pas seulement mĂ©moriser ses mots et sa grammaire, c’est aussi acquĂ©rir son systĂšme de sons (ce que les linguistes appellent les « propriĂ©tĂ©s phonologiques ») et apprendre l’usage appropriĂ© des expressions dans un contexte de communication prĂ©cis (la « pragmatique » de la langue). Il ne suffit pas de connaĂźtre les Ă©tiquettes lexicales, c’est-Ă -dire les mots : nous devons apprendre aussi les sons de la langue, savoir comment les combiner, apprendre quelles constructions syntaxiques sont correctes, lesquelles ne le sont pas, savoir quel registre utiliser en fonction de l’interlocuteur qui est devant nous, etc.
Les migrants qui se retrouvaient Ă  Ellis Island s’en sont vite aperçus : c’est un immense dĂ©fi d’apprendre une langue Ă©trangĂšre. Arriver Ă  la maĂźtriser comme un locuteur natif est un rĂȘve quasi inatteignable si l’on ne commence pas trĂšs jeune. Adulte, il est pratiquement impossible d’acquĂ©rir parfaitement les sons d’une nouvelle langue et bien peu d’entre nous arrivent Ă  se dĂ©barrasser de leur accent Ă©tranger. Il est difficile aussi d’acquĂ©rir des structures syntaxiques et, bien souvent, nos phrases contiennent des erreurs grammaticales. Par exemple, un Français voulant traduire « une carte » en espagnol pourra se tromper et dire « una mapa » au lieu de la formulation correcte : « un mapa ». Des aspects subtils du sens des mots nous Ă©chappent, et nous utilisons parfois des termes qui ne sont pas les plus adaptĂ©s au contexte de communication. Ainsi, on pourra commettre involontairement des impairs en employant des mots qui ont un double sens. À l’inverse, la similitude avec des mots de notre premiĂšre langue pourra nous conduire Ă  attribuer une signification incorrecte Ă  un mot Ă©tranger. Ainsi, le mot espagnol constipado signifie « enrhumĂ© », ce qui peut conduire Ă  des situations cocasses devant un pharmacien. Finalement, il nous est difficile de coordonner toutes ces informations en temps rĂ©el et, mĂȘme armĂ©s de suffisamment de courage pour dĂ©marrer une conversation dans une langue Ă©trangĂšre, le dĂ©fi est Ă©norme. Pourtant, aucun de ces obstacles ne rĂ©siste aux bĂ©bĂ©s, eux qui ont pourtant l’air de dormir toute la journĂ©e. Tous, nous sommes passĂ©s par ce stade, et tous, nous avons rĂ©ussi Ă  apprendre une langue, avec une certaine facilitĂ© – plus ou moins. Comment avons-nous accompli ce miracle ? Je n’ai pas pour ambition, dans ce chapitre, de fournir une rĂ©ponse exhaustive Ă  cette question. Plus raisonnablement, mon but est de vous prĂ©senter certains des dĂ©fis auxquels sont confrontĂ©s les bĂ©bĂ©s, en particulier lorsqu’il s’agit d’acquĂ©rir deux langues simultanĂ©ment.
Les Ă©tudes que je vais prĂ©senter portent sur les processus d’acquisition au cours des premiers mois du dĂ©veloppement du bĂ©bĂ©. Ma sĂ©lection vise uniquement Ă  illustrer les stratĂ©gies que les chercheurs utilisent pour dĂ©couvrir les connaissances acquises par les bĂ©bĂ©s au cours de leur dĂ©veloppement linguistique. Je mentionnerai des travaux effectuĂ©s tant sur les bĂ©bĂ©s monolingues que sur des bĂ©bĂ©s bilingues. Ne soyez pas surpris par l’utilisation du terme « bĂ©bĂ© bilingue ». Ces bĂ©bĂ©s ne parlent encore aucune langue – ils auront bien le temps de le faire plus tard –, mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont aucune expĂ©rience. Dans de nombreux cas, l’expĂ©rience du bilinguisme commence bien avant que les bĂ©bĂ©s soient capables de produire des mots, d’oĂč l’utilitĂ© de l’expression « bĂ©bĂ©s bilingues », car elle permet de diffĂ©rencier les nouveau-nĂ©s qui vivent avec deux langues ambiantes de ceux qui n’en ont qu’une. Donc, nous appellerons les bĂ©bĂ©s exposĂ©s presque exclusivement Ă  une langue des « bĂ©bĂ©s monolingues » et les bĂ©bĂ©s exposĂ©s systĂ©matiquement Ă  deux langues des « bĂ©bĂ©s bilingues ». Avant d’entrer plus avant dans le vif du sujet, il est important de souligner, si besoin est, que mĂȘme quand les bĂ©bĂ©s ne parlent pas, leur cerveau fonctionne et traite en continu les informations de l’environnement. De nombreuses recherches ont Ă©tabli qu’au cours des premiers mois de leur vie, les bĂ©bĂ©s acquiĂšrent des connaissances trĂšs dĂ©taillĂ©es sur la (ou les) langue(s) ambiante(s). Par exemple, mĂȘme s’ils ne commencent Ă  parler qu’aprĂšs la premiĂšre annĂ©e de vie (au plus tĂŽt), dĂšs six mois, ils sont capables de reconnaĂźtre un certain nombre de mots. Les Ă©tudes prĂ©sentĂ©es ci-dessous se focalisent donc essentiellement sur la perception et la comprĂ©hension du langage plutĂŽt que sur sa production.

OĂč sont les mots ?

Lisez la phrase suivante tirĂ©e d’un texte de Goethe, figure par excellence du romantisme allemand :
« Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiß nichts von seiner eigenen. »
Ceux d’entre nous qui ne connaissent pas l’allemand ne la comprendront pas mais parviendront facilement Ă  identifier les mots qui la composent : chaque chaĂźne de lettres encadrĂ©es par des espaces sera considĂ©rĂ©e comme un mot (« Wer », « fremde », etc.). Nous ne comprenons pas l’allemand, mais nous avons dĂ©jĂ  fait un pas : nous devinons que « Sprachen » est un mot allemand, mĂȘme si nous ne savons pas ce qu’il signifie. Maintenant, posez ce livre un instant et allez chercher dans votre bibliothĂšque musicale une chanson dans une langue que vous ne connaissez pas – tant mieux si elle est en allemand : le mot « Sprachen » apparaĂźtra peut-ĂȘtre et vous avez dĂ©jĂ  gagnĂ© quelque chose. Écoutez-la attentivement, plusieurs fois si vous le dĂ©sirez. Bien que vous ne compreniez pas le sens des paroles, ĂȘtes-vous capable de repĂ©rer les mots qui la composent ? Parvenez-vous Ă  deviner oĂč se trouvent les frontiĂšres entre les mots ? J’imagine que cela paraĂźt impossible. N’abandonnez pas trop vite et essayez sĂ©rieusement de dĂ©couper le flux sonore en mots. Je suis prĂȘt Ă  parier que, la plupart du temps, votre dĂ©coupe ne correspondra pas aux mots ou aux Ă©lĂ©ments lexicaux. Cet exercice dĂ©montre que le signal de parole, contrairement Ă  l’écriture, ne comporte pas d’espaces bien dĂ©finis entre les mots et que, par consĂ©quent, si vous aviez entendu la phrase de Goethe au lieu de la lire, vous auriez perçu quelque chose comme :
« WerfremdeSprachennichtkenntweißnichtsvonseinereigenen ».
Il est temps de briser le suspens, la phrase de Goethe signifie : « Celui qui ne connaĂźt pas les langues Ă©trangĂšres ne sait rien de la sienne propre. » C’est prĂ©cisĂ©ment ce problĂšme que rencontrent les bĂ©bĂ©s pour traiter les signaux du langage. Le problĂšme est de segmenter le flux de parole en unitĂ©s qui, par hypothĂšse, peuvent correspondre aux mots, et ainsi de construire leur vocabulaire ou lexique mental. Comment y parviennent-ils ? Et, dans le cas qui nous occupe ici, que se passe-t-il lorsque le continuum sonore Ă  couper ou Ă  segmenter peut appartenir Ă  deux langues diffĂ©rentes ?

Des indices pour découper le flux de parole

Bien que ce soit une Ă©vidence, il peut ĂȘtre bon de rappeler que toutes les langues humaines peuvent s’apprendre. Si tel n’était pas le cas, c’est-Ă -dire s’il y avait une langue que les enfants humains ne pouvaient pas apprendre, elle disparaĂźtrait rapidement. Par consĂ©quent, il doit y avoir dans le signal de parole un indice qui permet aux bĂ©bĂ©s de dĂ©velopper des hypothĂšses sur l’endroit oĂč couper ou segmenter la parole. En d’autres termes, les chaĂźnes de sons auxquelles ils sont exposĂ©s doivent prĂ©senter certaines rĂ©gularitĂ©s pour pouvoir guider la segmentation. Ainsi, on trouve dans toutes les langues des restrictions sur les sons qui peuvent ĂȘtre combinĂ©s. En espagnol, quand on entend la sĂ©quence des trois consonnes « str », on peut ĂȘtre sĂ»r que le « s » marque au moins une limite de syllabe, et il est trĂšs probable que ce soit aussi la fin du mot ; c’est parce qu’il n’y a pas de mots qui se terminent par « st » ou qui commencent ou se terminent par « str1 ». De maniĂšre Ă©tonnante, dĂšs 8 mois, et pratiquement sans aucune connaissance de la langue, les bĂ©bĂ©s qui apprennent l’espagnol savent dĂ©jĂ  qu’aprĂšs le son « s » un mot est probablement terminĂ©. Comment est-ce possible ? Dans une Ă©tude scientifique qui a eu un fort impact, on a montrĂ© que les bĂ©bĂ©s Ă©taient capables de calculer les probabilitĂ©s de cooccurrence entre les sons. Cette Ă©tude mĂ©rite d’ĂȘtre dĂ©crite en dĂ©tail, car elle nous aidera Ă©galement Ă  voir comment on parvient Ă  explorer les connaissances que possĂšdent les trĂšs jeunes enfants.
Dans toutes les langues (humaines), la probabilitĂ© que deux syllabes (ou phonĂšmes) se suivent (dite probabilitĂ© transitionnelle) est plus Ă©levĂ©e Ă  l’intĂ©rieur des mots qu’entre les mots. Ainsi, par exemple, en espagnol, la probabilitĂ© que la syllabe « pa » soit suivie de la syllabe « la » est beaucoup plus Ă©levĂ©e que la probabilitĂ© que la syllabe « bras » soit suivie de la syllabe « que », comme dans l’expression espagnole « las palabras que oimos » (« les mots que nous entendons »). En 1996, Jennifer Saffran et ses collaborateurs, de l’UniversitĂ© de Rochester aux États-Unis, ont menĂ© une Ă©tude ingĂ©nieuse pour tester l’hypothĂšse selon laquelle les bĂ©bĂ©s de 8 mois sont capables de faire ce genre de calculs. Ils ont créé une sĂ©quence de syllabes entre lesquelles les probabilitĂ©s transitionnelles Ă©taient manipulĂ©es (voir figure 1). Certaines sĂ©quences de syllabes formaient ce que les chercheurs appelaient des « mots ». Pour qu’il n’y ait pas d’effet de la connaissance de la langue par les bĂ©bĂ©s – en l’occurrence l’anglais – ces mots avaient Ă©tĂ© inventĂ©s. La probabilitĂ© transitionnelle entre les syllabes Ă  l’intĂ©rieur des mots Ă©tait de 1 ou, si vous prĂ©fĂ©rez, de 100 %. Par exemple, un de ces mots Ă©tant la sĂ©quence « tupiro », chaque fois que la syllabe « tu » apparaissait, elle Ă©tait forcĂ©ment suivie par la syllabe « pi », elle-mĂȘme forcĂ©ment suivie par la syllabe « ro ». AprĂšs la sĂ©quence « tupiro », il pouvait apparaĂźtre l’un des autres mots inclus dans l’expĂ©rience (« golabu », « bidaku », « padoti »), de sorte que la probabilitĂ© avec laquelle toute autre syllabe pourrait apparaĂźtre aprĂšs « tupiro » Ă©tait de 0,33, ou si vous voulez 33 % car aprĂšs « ro », les syllabes « go », « bi » ou « pa » pourraient apparaĂźtre. En bref, la probabilitĂ© transitionnelle entre les syllabes de diffĂ©rents « mots » Ă©tait beaucoup plus faible (seulement un tiers du temps) que la probabilitĂ© transitionnelle des syllabes Ă  l’intĂ©rieur des mots, qui se produisait de maniĂšre dĂ©terministe. Des syllabes avaient tendance Ă  apparaĂźtre ensemble trĂšs souvent et d’autres moins souvent. Les chercheurs ont fait Ă©couter ces sĂ©quences de syllabes aux bĂ©bĂ©s pendant deux minutes, sans intonation ni pause entre les syllabes. En fait, la sĂ©quence Ă©tait produite Ă  l’aide d’un synthĂ©tiseur de parole artificielle et le rĂ©sultat Ă©tait similaire Ă  ce que le lecteur pourrait ressentir en Ă©coutant une chanson trĂšs monotone dans une langue inconnue.
Image
Figure 1. 4 mots trisyllabiques ont Ă©tĂ© créés puis concatĂ©nĂ©s dans un ordre alĂ©atoire, et synthĂ©tisĂ©s pour produire une longue chaĂźne sonore. Dans cette chaĂźne, lorsque « pi » apparaĂźt, par exemple, il est toujours suivi par « ro ». Cependant, lorsque « ro » apparaĂźt, la syllabe suivante peut ĂȘtre « go », « bi » ou « pa ».
Les bĂ©bĂ©s de 8 mois sont-ils capables de dĂ©tecter ces rĂ©gularitĂ©s statistiques et de repĂ©rer dans la sĂ©quence de syllabes celles qui vont toujours ensemble ? Si le cerveau des bĂ©bĂ©s peut faire des calculs probabilistes, c’est-Ă -dire, ici, estimer les probabilitĂ©s transitionnelles entre les syllabes, il pourrait alors se rendre compte que la sĂ©quence « tupiro » apparaĂźt toujours ensemble (formant un « mot ») et que la sĂ©quence « rogola » apparaĂźt moins souvent et ne forme donc vraisemblablement pas un mot. Cela indiquerait que les bĂ©bĂ©s sont capables d’exploiter les rĂ©gularitĂ©s statistiques prĂ©sentes dans le discours comme stratĂ©gie de segmentation pour dĂ©tecter des Ă©lĂ©ments lexicaux ou des mots2.
Tout cela est trĂšs bien, et j’espĂšre que le lecteur conviendra avec moi que c’est aussi Ă©lĂ©gant que simple, mais
 comment poser cette question aux bĂ©bĂ©s de 8 mois ? Eh bien on observe simplement comment, aprĂšs avoir Ă©coutĂ© la sĂ©quence de syllabes pendant deux minutes, ils prĂȘtent attention aux stimuli trisyllabiques qui correspondent Ă  des mots, aux autres stimuli, qui correspondent Ă  des non-mots. Si les bĂ©bĂ©s rĂ©agissaient de la mĂȘme maniĂšre aux deux types de stimuli, rien n’indiquerait qu’ils aient extrait les chaĂźnes de syllabes qui apparaissent ensemble plus souvent et l’expĂ©rience ne serait pas concluante (et, bien sĂ»r, si c’était le cas, je n’aurais pas entrepris de la dĂ©crire). L’expĂ©rience montre qu’en effet les bĂ©bĂ©s prĂȘtent plus d’attention aux stimuli qui, dans la phase de familiarisation oĂč ils les ont entendus d’abord, ne formaient pas des mots, qu’à ceux qui Ă©taient perçus comme tels. Nous le savons parce que les bĂ©bĂ©s, en entendant ces stimuli, passent plus de temps Ă  fixer la source sonore et sont moins distraits. C’est comme s’ils Ă©taient surpris par ces stimuli qui, s’ils avaient bien Ă©tĂ© entendus lors de la familiarisation, n’avaient pas Ă©tĂ© segmentĂ©s comme des mots. L’origine d’une telle surprise rĂ©side dans le fait que les bĂ©bĂ©s se comportent comme des « machines statistiques » pendant la phase de familiarisation, calculant inconsciemment les probabilitĂ©s transitionnelles entre les syllabes de la sĂ©quence monotone qu’on leur prĂ©sente. Ce qui se passe dans leur tĂȘte doit ressembler Ă  ceci : « Quand le son tu apparaĂźt, il est trĂšs probable qu’il soit suivi par pi, puis ro ; ce motif qui se rĂ©pĂšte semble ĂȘtre une unitĂ© de quelque chose
 un mot ; alors que si ro apparaĂźt, il est peu probable que go apparaisse, donc la sĂ©q...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Avant-propos
  6. Chapitre 1 - Bilingues au berceau
  7. Chapitre 2 - Cerveaux bilingues
  8. Chapitre 3 - Des consĂ©quences de l’utilisation de deux langues - ou Comment le bilinguisme sculpte le cerveau
  9. Chapitre 4 - Le bilinguisme comme gymnastique mentale - ou Au-delà du traitement du langage
  10. Chapitre 5 - Décisions bilingues
  11. Lectures complémentaires
  12. Index
  13. Crédits des illustrations
  14. Remerciements
  15. Cahier photos
  16. Sommaire
  17. Collection