PART I
Chapter 1
Le pays dĂ©pend bien souvent du coeur de lâhomme: il est minuscule si le coeur est petit, et immense si le coeur1 est grand. Je nâai jamais souffert de lâexiguĂŻtĂ© de mon pays, sans pour autant prĂ©tendre que jâaie un grand coeur. Si on mâen donnait le pouvoir, câest ici mĂȘme, en Guadeloupe, que je choisirais de renaĂźtre, souffrir et mourir. Pourtant, il nây a guĂšre,2 mes ancĂȘtres furent esclaves en cette Ăźle Ă volcans, Ă cyclones et moustiques, Ă mauvaise mentalitĂ©. Mais je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tristesse du monde.3 A cela, je prĂ©fĂšre rĂȘver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme le font toutes les vieilles de mon Ăąge, jusquâĂ ce que la mort me prenne dans mon rĂȘve, avec toute ma joieâŠ4
Dans mon enfance, ma mĂšre Victoire me parlait souvent de mon aĂŻeule, la nĂ©gresse Toussine. Elle en parlait avec ferveur et venĂ©ration, car, disait-elle, tout Ă©clairĂ©e par son Ă©vocation, Toussine Ă©tait une femme qui vous aidait Ă ne pas baisser la tĂȘte devant la vie, et rares sont les personnes Ă possĂ©der ce don. Ma mĂšre la vĂ©nĂ©rait tant que jâen Ă©tais venue Ă considĂ©rer Toussine, ma grand-mĂšre, comme un ĂȘtre mythique, habitant ailleurs que sur terre, si bien que toute vivante elle Ă©tait entrĂ©e, pour moi, dans la lĂ©gende.5
Jâavais pris lâhabitude dâappeler ma grand-mĂšre du nom que les hommes lui avaientdonnĂ©, Reine Sans Nom;6 mais de son vrai nom de jeune fille, elle sâappelait autrefois Toussine Lougandor.7
Elle avait eu pour mĂšre la dĂ©nommĂ©e Minerve,8 femme chanceuse que lâabolition de lâesclavage avait libĂ©rĂ©e dâun maĂźtre rĂ©putĂ© pour ses caprices cruels. AprĂšs lâabolition, Minerve avait errĂ©, cherchant un refuge loin de cette plantation,9 de ses fantaisies, et elle sâarrĂȘta Ă LâAbandonnĂ©e.10 Des marrons11 avaient essaimĂ© lĂ par la suite et un villagesâĂ©tait constituĂ©. Nombreux Ă©taient les errants qui cherchaient un refuge, et beaucoup se refusaient Ă sâinstaller nulle part, craignant toujours et toujours que ne reviennent les temps anciens. Ainsi arriva, depuis la Dominique,12 un nĂšgre qui sâĂ©clipsa Ă lâannonce mĂȘme de sa paternitĂ©,13 et ceux de LâAbandonnĂ©e que Minerve avait dĂ©daignĂ©s rirent sur son ventre ballonnĂ©. Mais lorsque le cĂąpre14 Xango releva la honte de Minerve, ma bisaĂŻeule, les rires sâarrĂȘtĂšrent net et le fiel empoisonna ceux-lĂ mĂȘme que le malheur dâautrui avait distraits. Lâenfant Toussine vit le monde et Xango lâaima comme si elle Ă©tait nĂ©e de ses oeuvres. A mesure que la fillette perçait le soleil, avec la grĂące dâune flĂšche de canne,15 elle devenait les deux yeux de cet homme, le sang de ses veines, lâair de ses poumons. Ainsi, par lâamour et le respect que lui prodiguait Xango, dĂ©funte Minerve put desormais se promener sans honte par la rue du hameau, la tĂȘte haute, les reins cambrĂ©s, les mains aux hanches et la pourriture des haleines se dĂ©tourna dâelle pour sâen aller souffler sur de meilleures pĂątures. Câest ainsi que la vie commença pour la jeune Toussine, aussi dĂ©licatement quâun lever de soleil par temps clair.
Ils habitaient un hameau oĂč se relayaient les vents de terre et de mer. Une route abrupte longeait prĂ©cipices et solitudes, il semblait quâelle ne dĂ©bouchĂąt sur rien dâhumain et câest pourquoi on appelait ce village LâAbandonnĂ©e. Certains jours, une angoisse sâemparait de tout le monde, et les gens se sentaient lĂ comme des voyageurs perdus en terre inconnue. Toute jeune encore, vaillante, les reins toujours ceints dâune toile de journaliĂšre, Minerve avait une peau dâacajou rouge et patinĂ©e, des yeux noirs dĂ©bordants de mansuĂ©tude. Elle possĂ©dait une foi inĂ©branlable en la vie. Devant lâadversitĂ©, elle aimait dire que rien ni personne nâuserait lâĂąme que Dieu avait choisie pour elle, et disposĂ©e en son corps. Tout au long de lâannĂ©e, elle fĂ©condait vanille,16 rĂ©coltait cafĂ©, sarclait bananeraies et rangs dâignames.17 Sa fille Toussine nâĂ©tait pas non plus portĂ©e aux longues rĂȘveries. Enfant, Ă peine debout, Toussine aimait Ă se rendre utile, balayait, aidait Ă la cueillette des fruits, Ă©pluchait les racines.18 LâaprĂšs-midi, elle se rendait en forĂȘt, arrachait aux broussailles le feuillage des lapins, et, parfois, prise dâun caprice subit, elle sâagenouillait Ă lâombre des mahoganys, pour chercher de ces graines plates et vives dont on fait des colliers. Quand elle revenait des bois, un Ă©norme tas dâherbage sur la tĂȘte, Xango exultait Ă la voir ainsi, le visage cachĂ© par les herbes. AussitĂŽt, il dressait ses deux bras en lâair et se mettait Ă hurlerâŠhaĂŻssez-moi, pourvu que vous aimiez ToussineâŠpincez-moi jusquâau sang, mais ne touchez mĂȘme pas le bas de sa robeâŠet il riait, pleurait devant cette fillette rayonnante, au visage ouvert, aux traits quâon disait ressemblant Ă ceux du nĂšgre de la Dominique, quâil aurait bien aimĂ© rencontrer une fois, pour voir. Mais elle nâavait pas encore tout son Ă©clat, et câest Ă lâĂąge de quinze ans quâelle se dĂ©tacha nettement de toutes les jeunes filles, avec la grĂące insolite du balisier19 rouge qui surgit en haute montagne. Si bien quâĂ elle seule, elle Ă©tait, disaient les anciens, toute la jeunesse Ă lâAbandonnĂ©e.
Dans le mĂȘme temps, il y avait Ă lâAbandonnĂ©e un jeune pĂȘcheur du nom de JĂ©rĂ©mie qui vous remplissait lâĂąme de la mĂȘme clartĂ©. Cependant, il regardait les jeunes filles dâun oeil indiffĂ©rent, et les amis de JĂ©rĂ©mie prĂ©venaient celles-ci en riantâŠlorsque JĂ©rĂ©mie tombera amoureux, ce sera dâune sirĂšne.20 Ces propos ne suffisaient pas Ă lâenlaidir, et le coeur des jeunes filles se plissait de dĂ©pit. Il avait dix-neuf ans, Ă©tait dĂ©jĂ le meilleur pĂȘcheur de lâanse21 Caret. OĂč donc prenait-il ces chargements de vivaneaux, de tazars, de balarous22 bleus?âŠnulle part ailleurs que sous sa barque, Vent-dâavant, avec laquelle il partait danser Ă lâinfini, du matin au soir et du soir au matin, car il ne vivait que pour entendre le bruit des vagues Ă ses oreilles et pour sentir les caresses de lâalizĂ©23 sur son visage. Tel Ă©tait JĂ©rĂ©mie en ce temps oĂč Toussine apparaissait Ă tous comme le balisier rouge surgi en haute montagne.
Les jours sans vent, par calme plat sur lâeau, JĂ©rĂ©mie sâen allait en forĂȘt pour y couper des lianes qui serviraient Ă faire des nasses.24 Un aprĂšs-midi, il quitta le bord de mer pour aller couper de ces lianes, et câest ainsi que Toussine se dressa sur sa route, au beau milieu dâun bois. Elle portait une vieille robe de sa mĂšre, qui lui tombait jusquâaux chevilles, et son gros paquet dâherbes se dĂ©faisant sur elle, couvrant ses yeux, lui masquant le visage, elle avançait un peu Ă la maniĂšre dâune Ă©garĂ©e. Le jeune homme lâinterpella en ces termesâŠcâest la nouvelle mode maintenant, Ă lâAbandonnĂ©e, cette mode-lĂ des Ăąnes bĂątĂ©s?âŠJetant bas le paquet, elle regarda le jeune homme et dit, surprise, au bord des larmesâŠje suis une jeune fille qui sâen va chercher de lâherbe en forĂȘt, et voilĂ que je ramasse des insultes. Ayant dit, la jeune fille Ă©clata de rire et dĂ©tala dans lâombre. Ce fut juste Ă cet instant que JĂ©rĂ©mie bascula dans la plus belle des nasses quâil ait jamais vue. Lorsquâil revint de cette promenade, ses amis remarquĂšrent son air absent, mais ils ne le questionnĂšrent pas. En effet, cet air perdu se voit souvent aux vrais pĂȘcheurs, Ă ceux qui ont adoptĂ© la mer comme patrie, de sorte que les amis pensĂšrent simplement que la terre ferme ne valait rien Ă JĂ©rĂ©mie et quâen veritĂ©, son Ă©lĂ©ment naturel Ă©tait lâeau. Mais ils dĂ©chantĂšrent, les jours suivants, quand ils virent JĂ©rĂ©mie dĂ©laisser Vent-dâavant, lâabandonnant Ă lui-mĂȘme, Ă©chouĂ© sur la grĂšve, Ă sec. Ils se consultĂšrent, en vinrent Ă lâidĂ©e que JĂ©rĂ©mie Ă©tait sous lâemprise de la crĂ©ature malĂ©fique entre toutes, la Guiablesse,25 cette femme au pied fourchu qui se nourrit exclusivement de votre goĂ»t de vivre, vous amenant un jour ou lâautre, par ses charmes, au suicide. Ils lui demandĂšrent sâil avait fait une rencontre, ce jour maudit oĂč il Ă©tait montĂ© dans la forĂȘt. Comme les amis le pressaient, JĂ©rĂ©mie avouaâŠla seule Guiablesse que jâai rencontrĂ©e, ce jour-lĂ , dit-il, sâappelle la Toussine, la Toussine Ă Xango. Alors ils lui dirent en riant sous capeâŠnous comprenons mieux maintenant, et la chose est bien plus simple quâil ne paraĂźt, car, si tu veux notre avis, Ă notre connaissance, il nây a nulle fille de prince Ă lâAbandonnĂ©e. Heureusement, nous ne sommes tous quâun lot de nĂšgres dans une mĂȘme attrape, sans maman et sans papa devant lâEternel.26 Ici, tout le monde est Ă la hauteur de tout le monde, et aucune de nos femmes ne peut se vanter de possĂ©der trois yeux ou deux tourmalines27 dormant au creux de ses cuisses. Il est vrai, tu nous diras que celle-ci nâest pas du modĂšle courant, elle nâest pas de ces femmes qui traĂźnent partout, comme des lĂ©zards, protĂ©gĂ©es par la fadeur mĂȘme de leur chair, et nous te rĂ©pondons: JĂ©rĂ©mie, tu parles bien, selon ton habitude. En effet, nous avons comme toi des yeux et lorsque Toussine frĂŽle nos pupilles, notre vue en sort rafraĂźchie. Voici, ami, toutes ces paroles pour te dire une seule chose: Si belle quâelle soit, la fille te ressemble, et quand tu sortiras Ă ses cĂŽtĂ©s dans la rue, ce ne sera pas pour la dĂ©pareiller. Autre chose, quand tu iras chez ses parents pour leur faire part de tes intentions, souviens-toi quâil nây a pas de cannibales ici, et que Xango et Minerve ne te dĂ©voreront pasâŠ
Et ils laissĂšrent aller JĂ©rĂ©mie Ă lui-mĂȘme, afin quâil prenne sa dĂ©cision en homme.
Une bĂ©nĂ©diction pour les amis, se disait JĂ©rĂ©mie, le jour oĂč il rendit visite aux parents de Toussine, vĂȘtu comme Ă lâordinaire, une belle pĂȘche de pagues28 roses Ă la main. Encore sur le seuil, il leur fit part de son amour pour Toussine, et les parents lâintroduisirent aussitĂŽt dans la case, sans mĂȘme sâĂȘtre consultĂ©s avec la demoiselle. A leurs façons, ils donnaient lâimpression de bien connaĂźtre JĂ©rĂ©mie, de savoir ce quâil faisait dans la vie, sur la mer et sur la terre, homme en Ă©tat de prendre compagne et mettre au monde et nourrir. Ce fut alors le commencement dâun de ces doux aprĂšs-midi de Guadeloupe, et qui sâillumina avec lâarrivĂ©e de Toussine, juste sur la fin, avec du vermouth pour les hommes et de la crĂšme de sapote29 pour le sexe faible, le tout servi sur un plateau Ă napperon brodĂ©. Au moment du dĂ©part, Minerve dĂ©clara que la porte de cette case lui Ă©tait dĂ©sormais ouverte nuit et jour, et JĂ©rĂ©mie sut quâil pouvait considĂ©rer ce vermouth et cette invitation comme un triomphe dĂ©finitif; car, pour une si belle laitue que Toussine, on ne se prĂ©cipite pas dâordinaire au cou de lâhomme, surtout Ă sa premiĂšre dĂ©marche, tout comme si on espĂ©rait se dĂ©faire dâun bĂ©tail tarĂ©.30 Le soir, pour marquer ce triomphe, JĂ©rĂ©mie et ses amis dĂ©cidĂšrent une pĂȘche de nuit. Ils ramenĂšrent tant de poisson que leur sortie demeura mĂ©morable Ă lâAbandonnĂ©e. Mais ils avaient pĂ©chĂ© ces coulirous31 avec trop de plaisir pour arriver sur la plage et les vendre, et la distribution de poisson au village resta, elle aussi, dans toutes les mĂ©moires. Ce midi-lĂ , un verre de rhum32 Ă la main, les hommes gonflaient leur poitrine dâaise, la frappaient par trois fois et sâextasiaientâŠon pouvait le croire, mais en vĂ©ritĂ©, la race des hommes nâest pas morteâŠcependant que les femmes hochaient la tĂȘte Ă leurs affirmations et chuchotaientâŠce que lâun fait, mille le dĂ©fontâŠmais en attendant, lĂącha lâune dâelles comme Ă contrecoeur, ça fait toujours flotter lâespoirâŠet les langues repues se donnaient de lâair, tandis que le bruit des vagues avait repris dans la tĂȘte de JĂ©rĂ©mie.
JĂ©rĂ©mie venait tous les aprĂšs-midi, et il Ă©tait dans la maison non pas en alliĂ© mais un peu comme le frĂšre de Toussine, comme le fils mĂȘme que Minerve et Xango nâavaient pas eu. Nul acide nâavait rongĂ© lâĂąme du jeune homme et ma pauvre bisaĂŻeule nâavait pas dâyeux assez grands pour le voir. Joyeuse par tempĂ©rament, elle Ă©tait joyeuse deux fois devant ce morceau de pays, lâhomme que saint Antoine en personne avait envoyĂ© pour sa fille. Et, dans ce dĂ©bordement de joie, elle taquinait parfois Mlle ToussineâŠjâespĂšre que tu aimes le poisson, viens donc, chanceuse, que je tâapprenne Ă prĂ©parer un court-bouillon33 spĂ©cial qui fera JĂ©rĂ©mie se lĂ©cher les dix doigts, si poli soit-ilâŠ
Et Ă peine avait-elle dit cela quâĂ©talant sa large jupe jaune, elle chantait Ă sa fille:
Jâai besoin dâun mari pĂȘcheur
Pour me pĂȘcher des daurades34
Je ne sais pas si vous le savez
Jâai besoin dâun mari pĂȘcheur
O rame devant il me fait plaisir
O rame derriĂšre il me fait mourir
Mais Toussine nâĂ©coutait guĂšre le chant de sa mĂšre. Depuis quâil passait ses aprĂšs-midi auprĂšs dâelle, lâimage de JĂ©rĂ©mie dansait continuellement sur ses pupilles et toute la journĂ©e, sans que nul le soupçonne, la fiancĂ©e passait son temps dans lâadmiration de celui quâelle aimait, et cela le plus secrĂštement du monde, croyait-elle. Elle regardait la taille de lâhomme, et elle la voyait souple et Ă©lancĂ©e, elle regardait ses doigts, et elle les voyait aussi agiles et effilĂ©s que les feuilles du cocotier au vent, elle contemplait ses yeux et un grand apaisement se coulait dans son corps. Mais ce quâelle prĂ©fĂ©rait, sur lâhomme que saint Antoine lui avait envoyĂ©, câĂ©tait une peau moirĂ©e et chatoyante qui rappelait la pulpe juteuse de certaines icaques35 violettes, si bonnes Ă dĂ©chirer entre les dents. Avec son chant de pĂȘcheur, Minerve savait pertinemment Ă quoi sa fille passait ses heures et elle continuait Ă chanter sa chanson et Ă danser pour le seul plaisir de voir Toussine rĂȘver en toute libertĂ©.
Ici comme partout ailleurs, rire et chanter, danser, rĂȘver nâest pas exactement toute la rĂ©alitĂ©; et pour un rayon de soleil sur une case, le reste du village demeure dans les tĂ©nĂšbres.36 Cependant que se prĂ©paraient les noces, câĂ©tait toujours la mĂȘme platitude Ă lâAbandonnĂ©e, le mĂȘme acharnement des humains Ă faire descendre dâun cran le niveau de la terre, le mĂȘme poids de mĂ©chancetĂ© accrochĂ© aux oreillettes de leur coeur. Ce vent qui soufflait sur la case de Minerve les aigrissait, rendant les femmes plus bizarres que jamais, chimĂ©riques, fĂ©roces, promptes Ă verser dans les propos acariĂątresâŠ37je prĂ©...