Schwarz-Bart: Pluie et Vent sur Télumée Miracle
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Schwarz-Bart: Pluie et Vent sur Télumée Miracle

Simone Schwarz-Bart

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Schwarz-Bart: Pluie et Vent sur Télumée Miracle

Simone Schwarz-Bart

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Great-granddaughter of Minerve, first woman of the Guadeloupean branch of the Lougandor family to be freed from slavery in 1848, the elderly Telumée tells the story of her own difficult life and that of her ancestors. It is a poor black woman's tale of heroic survival, set in the early 20th century, harsh agrarian environment of a Caribbean island. Through the richly imaged narration of a constantly evolving, cultural significant and always entertaining saga, the author leads the reaer into her native West Indian realm of legends, magic, folkloric wisdom and traditional reverence for the elderly and the past. Her protagonist, Telumée, embodies the innate strength and nobility of women in general and of black Caribbean women in particular. Published in 1972, this book received Elle magazine's literary prize. This edition reflects the editor's personal acquaintance with the author, and her country. It provides a synthesis of the latest critical studies, and a thorough interpretation of Creole terms, symbolic imagery and a unique cultural background.

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Informations

Année
2015
ISBN
9781472538659
Édition
1
Sous-sujet
Französisch

PART I

Chapter 1

Le pays dĂ©pend bien souvent du coeur de l’homme: il est minuscule si le coeur est petit, et immense si le coeur1 est grand. Je n’ai jamais souffert de l’exiguĂŻtĂ© de mon pays, sans pour autant prĂ©tendre que j’aie un grand coeur. Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici mĂȘme, en Guadeloupe, que je choisirais de renaĂźtre, souffrir et mourir. Pourtant, il n’y a guĂšre,2 mes ancĂȘtres furent esclaves en cette Ăźle Ă  volcans, Ă  cyclones et moustiques, Ă  mauvaise mentalitĂ©. Mais je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tristesse du monde.3 A cela, je prĂ©fĂšre rĂȘver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme le font toutes les vieilles de mon Ăąge, jusqu’à ce que la mort me prenne dans mon rĂȘve, avec toute ma joie
4
Dans mon enfance, ma mĂšre Victoire me parlait souvent de mon aĂŻeule, la nĂ©gresse Toussine. Elle en parlait avec ferveur et venĂ©ration, car, disait-elle, tout Ă©clairĂ©e par son Ă©vocation, Toussine Ă©tait une femme qui vous aidait Ă  ne pas baisser la tĂȘte devant la vie, et rares sont les personnes Ă  possĂ©der ce don. Ma mĂšre la vĂ©nĂ©rait tant que j’en Ă©tais venue Ă  considĂ©rer Toussine, ma grand-mĂšre, comme un ĂȘtre mythique, habitant ailleurs que sur terre, si bien que toute vivante elle Ă©tait entrĂ©e, pour moi, dans la lĂ©gende.5
J’avais pris l’habitude d’appeler ma grand-mĂšre du nom que les hommes lui avaientdonnĂ©, Reine Sans Nom;6 mais de son vrai nom de jeune fille, elle s’appelait autrefois Toussine Lougandor.7
Elle avait eu pour mĂšre la dĂ©nommĂ©e Minerve,8 femme chanceuse que l’abolition de l’esclavage avait libĂ©rĂ©e d’un maĂźtre rĂ©putĂ© pour ses caprices cruels. AprĂšs l’abolition, Minerve avait errĂ©, cherchant un refuge loin de cette plantation,9 de ses fantaisies, et elle s’arrĂȘta Ă  L’AbandonnĂ©e.10 Des marrons11 avaient essaimĂ© lĂ  par la suite et un villages’était constituĂ©. Nombreux Ă©taient les errants qui cherchaient un refuge, et beaucoup se refusaient Ă  s’installer nulle part, craignant toujours et toujours que ne reviennent les temps anciens. Ainsi arriva, depuis la Dominique,12 un nĂšgre qui s’éclipsa Ă  l’annonce mĂȘme de sa paternitĂ©,13 et ceux de L’AbandonnĂ©e que Minerve avait dĂ©daignĂ©s rirent sur son ventre ballonnĂ©. Mais lorsque le cĂąpre14 Xango releva la honte de Minerve, ma bisaĂŻeule, les rires s’arrĂȘtĂšrent net et le fiel empoisonna ceux-lĂ  mĂȘme que le malheur d’autrui avait distraits. L’enfant Toussine vit le monde et Xango l’aima comme si elle Ă©tait nĂ©e de ses oeuvres. A mesure que la fillette perçait le soleil, avec la grĂące d’une flĂšche de canne,15 elle devenait les deux yeux de cet homme, le sang de ses veines, l’air de ses poumons. Ainsi, par l’amour et le respect que lui prodiguait Xango, dĂ©funte Minerve put desormais se promener sans honte par la rue du hameau, la tĂȘte haute, les reins cambrĂ©s, les mains aux hanches et la pourriture des haleines se dĂ©tourna d’elle pour s’en aller souffler sur de meilleures pĂątures. C’est ainsi que la vie commença pour la jeune Toussine, aussi dĂ©licatement qu’un lever de soleil par temps clair.
Ils habitaient un hameau oĂč se relayaient les vents de terre et de mer. Une route abrupte longeait prĂ©cipices et solitudes, il semblait qu’elle ne dĂ©bouchĂąt sur rien d’humain et c’est pourquoi on appelait ce village L’AbandonnĂ©e. Certains jours, une angoisse s’emparait de tout le monde, et les gens se sentaient lĂ  comme des voyageurs perdus en terre inconnue. Toute jeune encore, vaillante, les reins toujours ceints d’une toile de journaliĂšre, Minerve avait une peau d’acajou rouge et patinĂ©e, des yeux noirs dĂ©bordants de mansuĂ©tude. Elle possĂ©dait une foi inĂ©branlable en la vie. Devant l’adversitĂ©, elle aimait dire que rien ni personne n’userait l’ñme que Dieu avait choisie pour elle, et disposĂ©e en son corps. Tout au long de l’annĂ©e, elle fĂ©condait vanille,16 rĂ©coltait cafĂ©, sarclait bananeraies et rangs d’ignames.17 Sa fille Toussine n’était pas non plus portĂ©e aux longues rĂȘveries. Enfant, Ă  peine debout, Toussine aimait Ă  se rendre utile, balayait, aidait Ă  la cueillette des fruits, Ă©pluchait les racines.18 L’aprĂšs-midi, elle se rendait en forĂȘt, arrachait aux broussailles le feuillage des lapins, et, parfois, prise d’un caprice subit, elle s’agenouillait Ă  l’ombre des mahoganys, pour chercher de ces graines plates et vives dont on fait des colliers. Quand elle revenait des bois, un Ă©norme tas d’herbage sur la tĂȘte, Xango exultait Ă  la voir ainsi, le visage cachĂ© par les herbes. AussitĂŽt, il dressait ses deux bras en l’air et se mettait Ă  hurler
haĂŻssez-moi, pourvu que vous aimiez Toussine
pincez-moi jusqu’au sang, mais ne touchez mĂȘme pas le bas de sa robe
et il riait, pleurait devant cette fillette rayonnante, au visage ouvert, aux traits qu’on disait ressemblant Ă  ceux du nĂšgre de la Dominique, qu’il aurait bien aimĂ© rencontrer une fois, pour voir. Mais elle n’avait pas encore tout son Ă©clat, et c’est Ă  l’ñge de quinze ans qu’elle se dĂ©tacha nettement de toutes les jeunes filles, avec la grĂące insolite du balisier19 rouge qui surgit en haute montagne. Si bien qu’à elle seule, elle Ă©tait, disaient les anciens, toute la jeunesse Ă  l’AbandonnĂ©e.
Dans le mĂȘme temps, il y avait Ă  l’AbandonnĂ©e un jeune pĂȘcheur du nom de JĂ©rĂ©mie qui vous remplissait l’ñme de la mĂȘme clartĂ©. Cependant, il regardait les jeunes filles d’un oeil indiffĂ©rent, et les amis de JĂ©rĂ©mie prĂ©venaient celles-ci en riant
lorsque JĂ©rĂ©mie tombera amoureux, ce sera d’une sirĂšne.20 Ces propos ne suffisaient pas Ă  l’enlaidir, et le coeur des jeunes filles se plissait de dĂ©pit. Il avait dix-neuf ans, Ă©tait dĂ©jĂ  le meilleur pĂȘcheur de l’anse21 Caret. OĂč donc prenait-il ces chargements de vivaneaux, de tazars, de balarous22 bleus?
nulle part ailleurs que sous sa barque, Vent-d’avant, avec laquelle il partait danser Ă  l’infini, du matin au soir et du soir au matin, car il ne vivait que pour entendre le bruit des vagues Ă  ses oreilles et pour sentir les caresses de l’alizĂ©23 sur son visage. Tel Ă©tait JĂ©rĂ©mie en ce temps oĂč Toussine apparaissait Ă  tous comme le balisier rouge surgi en haute montagne.
Les jours sans vent, par calme plat sur l’eau, JĂ©rĂ©mie s’en allait en forĂȘt pour y couper des lianes qui serviraient Ă  faire des nasses.24 Un aprĂšs-midi, il quitta le bord de mer pour aller couper de ces lianes, et c’est ainsi que Toussine se dressa sur sa route, au beau milieu d’un bois. Elle portait une vieille robe de sa mĂšre, qui lui tombait jusqu’aux chevilles, et son gros paquet d’herbes se dĂ©faisant sur elle, couvrant ses yeux, lui masquant le visage, elle avançait un peu Ă  la maniĂšre d’une Ă©garĂ©e. Le jeune homme l’interpella en ces termes
c’est la nouvelle mode maintenant, Ă  l’AbandonnĂ©e, cette mode-lĂ  des Ăąnes bĂątĂ©s?
Jetant bas le paquet, elle regarda le jeune homme et dit, surprise, au bord des larmes
je suis une jeune fille qui s’en va chercher de l’herbe en forĂȘt, et voilĂ  que je ramasse des insultes. Ayant dit, la jeune fille Ă©clata de rire et dĂ©tala dans l’ombre. Ce fut juste Ă  cet instant que JĂ©rĂ©mie bascula dans la plus belle des nasses qu’il ait jamais vue. Lorsqu’il revint de cette promenade, ses amis remarquĂšrent son air absent, mais ils ne le questionnĂšrent pas. En effet, cet air perdu se voit souvent aux vrais pĂȘcheurs, Ă  ceux qui ont adoptĂ© la mer comme patrie, de sorte que les amis pensĂšrent simplement que la terre ferme ne valait rien Ă  JĂ©rĂ©mie et qu’en veritĂ©, son Ă©lĂ©ment naturel Ă©tait l’eau. Mais ils dĂ©chantĂšrent, les jours suivants, quand ils virent JĂ©rĂ©mie dĂ©laisser Vent-d’avant, l’abandonnant Ă  lui-mĂȘme, Ă©chouĂ© sur la grĂšve, Ă  sec. Ils se consultĂšrent, en vinrent Ă  l’idĂ©e que JĂ©rĂ©mie Ă©tait sous l’emprise de la crĂ©ature malĂ©fique entre toutes, la Guiablesse,25 cette femme au pied fourchu qui se nourrit exclusivement de votre goĂ»t de vivre, vous amenant un jour ou l’autre, par ses charmes, au suicide. Ils lui demandĂšrent s’il avait fait une rencontre, ce jour maudit oĂč il Ă©tait montĂ© dans la forĂȘt. Comme les amis le pressaient, JĂ©rĂ©mie avoua
la seule Guiablesse que j’ai rencontrĂ©e, ce jour-lĂ , dit-il, s’appelle la Toussine, la Toussine Ă  Xango. Alors ils lui dirent en riant sous cape
nous comprenons mieux maintenant, et la chose est bien plus simple qu’il ne paraĂźt, car, si tu veux notre avis, Ă  notre connaissance, il n’y a nulle fille de prince Ă  l’AbandonnĂ©e. Heureusement, nous ne sommes tous qu’un lot de nĂšgres dans une mĂȘme attrape, sans maman et sans papa devant l’Eternel.26 Ici, tout le monde est Ă  la hauteur de tout le monde, et aucune de nos femmes ne peut se vanter de possĂ©der trois yeux ou deux tourmalines27 dormant au creux de ses cuisses. Il est vrai, tu nous diras que celle-ci n’est pas du modĂšle courant, elle n’est pas de ces femmes qui traĂźnent partout, comme des lĂ©zards, protĂ©gĂ©es par la fadeur mĂȘme de leur chair, et nous te rĂ©pondons: JĂ©rĂ©mie, tu parles bien, selon ton habitude. En effet, nous avons comme toi des yeux et lorsque Toussine frĂŽle nos pupilles, notre vue en sort rafraĂźchie. Voici, ami, toutes ces paroles pour te dire une seule chose: Si belle qu’elle soit, la fille te ressemble, et quand tu sortiras Ă  ses cĂŽtĂ©s dans la rue, ce ne sera pas pour la dĂ©pareiller. Autre chose, quand tu iras chez ses parents pour leur faire part de tes intentions, souviens-toi qu’il n’y a pas de cannibales ici, et que Xango et Minerve ne te dĂ©voreront pas

Et ils laissĂšrent aller JĂ©rĂ©mie Ă  lui-mĂȘme, afin qu’il prenne sa dĂ©cision en homme.
Une bĂ©nĂ©diction pour les amis, se disait JĂ©rĂ©mie, le jour oĂč il rendit visite aux parents de Toussine, vĂȘtu comme Ă  l’ordinaire, une belle pĂȘche de pagues28 roses Ă  la main. Encore sur le seuil, il leur fit part de son amour pour Toussine, et les parents l’introduisirent aussitĂŽt dans la case, sans mĂȘme s’ĂȘtre consultĂ©s avec la demoiselle. A leurs façons, ils donnaient l’impression de bien connaĂźtre JĂ©rĂ©mie, de savoir ce qu’il faisait dans la vie, sur la mer et sur la terre, homme en Ă©tat de prendre compagne et mettre au monde et nourrir. Ce fut alors le commencement d’un de ces doux aprĂšs-midi de Guadeloupe, et qui s’illumina avec l’arrivĂ©e de Toussine, juste sur la fin, avec du vermouth pour les hommes et de la crĂšme de sapote29 pour le sexe faible, le tout servi sur un plateau Ă  napperon brodĂ©. Au moment du dĂ©part, Minerve dĂ©clara que la porte de cette case lui Ă©tait dĂ©sormais ouverte nuit et jour, et JĂ©rĂ©mie sut qu’il pouvait considĂ©rer ce vermouth et cette invitation comme un triomphe dĂ©finitif; car, pour une si belle laitue que Toussine, on ne se prĂ©cipite pas d’ordinaire au cou de l’homme, surtout Ă  sa premiĂšre dĂ©marche, tout comme si on espĂ©rait se dĂ©faire d’un bĂ©tail tarĂ©.30 Le soir, pour marquer ce triomphe, JĂ©rĂ©mie et ses amis dĂ©cidĂšrent une pĂȘche de nuit. Ils ramenĂšrent tant de poisson que leur sortie demeura mĂ©morable Ă  l’AbandonnĂ©e. Mais ils avaient pĂ©chĂ© ces coulirous31 avec trop de plaisir pour arriver sur la plage et les vendre, et la distribution de poisson au village resta, elle aussi, dans toutes les mĂ©moires. Ce midi-lĂ , un verre de rhum32 Ă  la main, les hommes gonflaient leur poitrine d’aise, la frappaient par trois fois et s’extasiaient
on pouvait le croire, mais en vĂ©ritĂ©, la race des hommes n’est pas morte
cependant que les femmes hochaient la tĂȘte Ă  leurs affirmations et chuchotaient
ce que l’un fait, mille le dĂ©font
mais en attendant, lĂącha l’une d’elles comme Ă  contrecoeur, ça fait toujours flotter l’espoir
et les langues repues se donnaient de l’air, tandis que le bruit des vagues avait repris dans la tĂȘte de JĂ©rĂ©mie.
JĂ©rĂ©mie venait tous les aprĂšs-midi, et il Ă©tait dans la maison non pas en alliĂ© mais un peu comme le frĂšre de Toussine, comme le fils mĂȘme que Minerve et Xango n’avaient pas eu. Nul acide n’avait rongĂ© l’ñme du jeune homme et ma pauvre bisaĂŻeule n’avait pas d’yeux assez grands pour le voir. Joyeuse par tempĂ©rament, elle Ă©tait joyeuse deux fois devant ce morceau de pays, l’homme que saint Antoine en personne avait envoyĂ© pour sa fille. Et, dans ce dĂ©bordement de joie, elle taquinait parfois Mlle Toussine
j’espĂšre que tu aimes le poisson, viens donc, chanceuse, que je t’apprenne Ă  prĂ©parer un court-bouillon33 spĂ©cial qui fera JĂ©rĂ©mie se lĂ©cher les dix doigts, si poli soit-il

Et Ă  peine avait-elle dit cela qu’étalant sa large jupe jaune, elle chantait Ă  sa fille:
J’ai besoin d’un mari pĂȘcheur
Pour me pĂȘcher des daurades34
Je ne sais pas si vous le savez
J’ai besoin d’un mari pĂȘcheur
O rame devant il me fait plaisir
O rame derriĂšre il me fait mourir
Mais Toussine n’écoutait guĂšre le chant de sa mĂšre. Depuis qu’il passait ses aprĂšs-midi auprĂšs d’elle, l’image de JĂ©rĂ©mie dansait continuellement sur ses pupilles et toute la journĂ©e, sans que nul le soupçonne, la fiancĂ©e passait son temps dans l’admiration de celui qu’elle aimait, et cela le plus secrĂštement du monde, croyait-elle. Elle regardait la taille de l’homme, et elle la voyait souple et Ă©lancĂ©e, elle regardait ses doigts, et elle les voyait aussi agiles et effilĂ©s que les feuilles du cocotier au vent, elle contemplait ses yeux et un grand apaisement se coulait dans son corps. Mais ce qu’elle prĂ©fĂ©rait, sur l’homme que saint Antoine lui avait envoyĂ©, c’était une peau moirĂ©e et chatoyante qui rappelait la pulpe juteuse de certaines icaques35 violettes, si bonnes Ă  dĂ©chirer entre les dents. Avec son chant de pĂȘcheur, Minerve savait pertinemment Ă  quoi sa fille passait ses heures et elle continuait Ă  chanter sa chanson et Ă  danser pour le seul plaisir de voir Toussine rĂȘver en toute libertĂ©.
Ici comme partout ailleurs, rire et chanter, danser, rĂȘver n’est pas exactement toute la rĂ©alitĂ©; et pour un rayon de soleil sur une case, le reste du village demeure dans les tĂ©nĂšbres.36 Cependant que se prĂ©paraient les noces, c’était toujours la mĂȘme platitude Ă  l’AbandonnĂ©e, le mĂȘme acharnement des humains Ă  faire descendre d’un cran le niveau de la terre, le mĂȘme poids de mĂ©chancetĂ© accrochĂ© aux oreillettes de leur coeur. Ce vent qui soufflait sur la case de Minerve les aigrissait, rendant les femmes plus bizarres que jamais, chimĂ©riques, fĂ©roces, promptes Ă  verser dans les propos acariĂątres
37je prĂ©...

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