PARTIE 1
GOFFMAN : QUELLE POSTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LE TRAVAIL SOCIAL ?
Chapitre 1
De la prudence épistémologique de Goffman à une critique sociale réflexive
Stéphanie Garneau
Il ne viendrait, en effet, à l’idée d’aucun astronome de soupçonner les biologistes qui observent les microbes à l’aide de microscopes, ou les physiciens qui travaillent sur l’infiniment petit, de nier l’existence des organismes ou des planètes (Lahire, 2012, p. 239).
La pensée critique n’est pas ce qui caractérise spontanément et globalement le travail social. Une lecture historique de la profession et de la discipline permet en effet de prendre la mesure de la marginalisation récurrente du mouvement « hétérodoxe » (Baillergeau, 2011) de l’organisation communautaire auquel est associée la pensée progressiste, au profit des pratiques dominantes d’intervention auprès des individus et des familles, souvent considérées moins critiques (Favreau, 2000). Ainsi les travailleurs sociaux ont-ils régulièrement eu, et ont encore aujourd’hui, à composer avec l’étiquette d’agents de contrôle au service de la moralité des classes moyennes et supérieures (Dubet, 2002, chap. 7).
La pensée critique est pourtant à la source du mouvement des settlements inspiré par Jane Addams et Ellen Gates Starr, à partir de 1889, aux États-Unis. Ce mouvement, indexé à une grammaire marxiste et militante, a constitué un moment fort de l’histoire du travail social, inaugurant sa prise de distance par rapport à ses racines religieuses et philanthropiques (Deegan, 1988). En outre, la pensée critique en travail social n’a pas manqué de formalisation théorique, notamment avec le développement du « freireisme » (Guba, 1990), des approches antiracistes et antioppressives, de certaines approches féministes et, du moins en Amérique du Nord, des approches structurelles 1. Ces approches ont en commun de prendre appui sur une « théorie critique » – même si sa conception, par ceux-là mêmes qui s’en réclament, ne relève pas forcément de la théorie critique élaborée par l’École de Francfort. Elles ont à la fois une dimension théorique (la production de savoirs spéculatifs) et une dimension pratique (les manières de vivre, de lutter, et donc aussi de pratiquer le travail social), qui visent in fine le progrès et le changement social dans une perspective d’émancipation.
Cela étant, les approches d’intervention qui s’inspirent de théories dites critiques possèdent-elles pour autant l’apanage de la critique sociale en travail social ? Sommes-nous forcés d’adhérer à leurs principes et prescriptions sous peine d’opter pour le statu quo et de ne pas contribuer au changement social dans une visée émancipatrice ? Il se dégage en effet l’impression, dans certains milieux du travail social, que ces approches ont l’exclusivité de la critique 2, impression qui est peut-être d’autant plus renforcée qu’aucune séparation ne semble être faite entre l’approche privilégiée dans l’analyse d’un problème social par le chercheur (avec ses postulats épistémologiques et ses méthodes de collecte de données) et l’approche choisie par le travailleur social dans son intervention auprès des usagers (avec ses principes directeurs, ses techniques et ses ressources). Or, les intérêts et les techniques d’intervention ne se confondent pas – du moins pas toujours – avec les intérêts et les techniques de la recherche, fussent-ils animés, chacun de leur côté, par des finalités critiques et émancipatoires.
Dans ce chapitre, nous partons de ce dernier postulat quant à la désarticulation possible entre l’approche de recherche et l’approche d’intervention, pour nous consacrer à la première. Nous tâcherons en effet de montrer comment la posture épistémologique d’Erving Goffman peut, suivant certaines conditions, donner lieu à des recherches dont les effets de connaissance seront sinon voisins de ceux obtenus dans les recherches inspirées d’une approche « critique », du moins semblablement critiques. Le postulat de Goffman selon lequel il n’y aurait pas de détermination claire et nécessaire entre les niveaux macro et micro de la vie sociale, nous paraît en effet ouvrir à la possibilité que les grandes structures de détermination soient travaillées par le corps social, médiatisées par un ensemble d’instances intermédiaires et de situations sociales qu’il est pertinent d’éclairer grâce à l’emprunt de méthodes – notamment ethnographiques – d’observation microscopique du réel. Ce postulat nous semble être une invitation, d’une part, à ce que des recherches osent se détacher des rapports sociaux de domination pour s’adonner à un « contextualisme de la structure » (Lahire, 2012, p. 57) et, d’autre part, à ce que cette production modeste de connaissances « vraies » participe à la critique, et éventuellement à une « critique de la critique », c’est-à-dire à une critique autoréflexive.
Si ce chapitre peut parfois prendre des allures programmatiques, il ne faudrait cependant pas y voir un appel dogmatique et sectaire à ne se nourrir désormais que dans la main de Goffman. Il convie simplement les chercheurs en travail social à ne pas renoncer à éclairer la réalité sociale à un autre niveau que celui des rapports sociaux de domination sous prétexte que cela donnerait des savoirs acritiques, et à considérer les outils théoriques et méthodologiques fournis par Goffman pour ce faire.
1. LA POSTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE GOFFMAN
Il peut sembler ironique d’invoquer la contribution de la sociologie de Goffman à la critique sociale quand on sait qu’on lui a précisément reproché son cynisme (Nizet et Rigaux, 2005, p. 93) et que sa sociologie tourne plutôt le dos aux structures historiques de domination (Gouldner, 1970 ; Sennett, 1973 ; Boltanski, 1973). Outre qu’il convient de rappeler le caractère composite des écrits de Goffman, lequel peut aisément inciter quiconque mal avisé ou mal intentionné à une lecture discrétionnaire de son œuvre (Hall, 1977), c’est sur la posture épistémologique de l’auteur – laquelle fait, selon nous, l’unité de son œuvre et permet d’y entrevoir des armes pour la critique –, que nous voulons insister ici.
1.1. Le « couplage flou » des niveaux micro et macro
Si ce qui caractérise le travail du sociologue est l’échelle micro d’observation qu’il n’a cessé d’emprunter tout au long de sa vie de chercheur – son « situationnisme méthodologique », dira Joseph (1998, p. 10) –, Goffman (1988a) a surtout revendiqué, dans un texte qui viendra clôturer l’ensemble de son œuvre, mais qui sera à la fois fondateur 3, la possibilité d’un « couplage flou » (loose coupling) des niveaux micro et macro de la réalité sociale et, en corollaire, la légitimité à part entière du niveau micro comme ordre d’interprétation du réel. Pour Goffman, en effet, le contexte macrosociologique peut certainement être utilisé afin d’expliquer des réalités observées à l’échelle micro, dans une logique top-down ; les réalités microsociologiques étudiées peuvent également être heuristiquement utiles afin de rendre compte de transformations à une échelle plus large, cette fois dans une logique bottom-up ; toutefois, précise Goffman, il n’y a pas de lien de détermination nécessaire entre les deux niveaux. Il se peut, précise-t-il, que le niveau micro de la « situation sociale » – trop souvent « négligée » (Goffman, 1964) – puisse se suffire à lui-même. Ainsi, pour Goffman, le niveau micro des interactions peut légitimement être considéré dans son autonomie propre, sans que les normes et les logiques qui règlent le cours des interactions aient besoin d’être ramenées à des forces structurantes plus larges et plus « hautes » pour comprendre ce qui s’y passe.
Insistons ici sur le fait que, malgré son intérêt pour les réalités sociales infinitésimales, Goffman a néanmoins le souci d’ériger un « ordre social », de trouver ce qui organise les pratiques, d’atteindre à une certaine « étude objective de la société » – sans quoi, selon lui, on ne ferait plus de la sociologie (Verhoeven, 1993, p. 330). Plus important encore pour notre propos : le fait qu’il dise donner « la priorité à la société » et considérer « les engagements d’un individu comme secondaires », mais qu’il ajoute vouloir traiter « de ce qui est secondaire » (Goffman, 1991, p. 22), témoigne qu’il ne nie pas l’existence des structures sociales, pas plus qu’il ne revendique le niveau micro comme l’unité au fondement de toute vie sociale et comme la seule capable de nous fournir les clés d’intelligibilité du réel. Ce qu’il nous dit, c’est que les préoccupations et les questions qu’il pose à la réalité sont d’un contour différent qui ne nécessite pas qu’on leur fasse appel de manière absolue. Il réclame par conséquent le droit « qu’on ne lui fasse pas grief de ne pas aborder ce qu’il ne prétend pas explorer » (ibid., p. 22).
Au cœur de cette position épistémologique de Goffman se trouve la question fondamentale des intérêts de connaissance. Si différents niveaux d’observation peuvent avoir leur bon droit en sciences humaines et sociales, c’est en autant qu’ils soient cohérents avec les intérêts de connaissance poursuivis ou, dit autrement, avec la question et les objectifs de recherche. En effet, chercher à montrer qu’il y a une corrélation entre l’adoption de nouvelles pratiques de gestion calquées sur l’entreprise privée et l’accroissement de l’épuisement professionnel des travailleurs sociaux, n’est pas la même chose que chercher à comprendre quelles sont les significations, les pratiques et les stratégies des travailleurs sociaux dans l’exercice quotidien de leur métier. Le problème de recherche n’est effectivement pas posé de la même manière et la recherche aura des résultats potentiellement différents. D’un côté, l’objectif sera de tracer, dans une approche probablement hypothético-déductive, le portrait d’une réalité, voire de la dévoiler, en cherchant à prouver un lien de causalité entre un phénomène de souffrance au travail chez un corps spécifique de métier et le contexte général dans lequel ce dernier est appelé à œuvrer. Autrement dit, l’intention sera de vérifier l’hypothèse et, par là, de mettre à nu les effets délétères des structures d’organisation du travail sur les travailleurs. De l’autre côté, le but de la recherche sera de montrer comment les travailleurs sociaux exercent quotidiennement leur métier (suivant quelles actions quotidiennes, par quelles dynamiques relationnelles, avec quel enchaînement de situations, à travers quels symbolismes) en fonction des diverses contraintes qui se présentent à eux (en ne présumant pas qu’un contexte unique d’action – le modèle gestionnaire de l’entreprise privée – structure l’entièreté des formes d’accomplissement de leur métier) ; et comment, potentiellement, ils arrivent ou non à s’aménager des marges de manœuvre afin de faire tenir ensemble prescriptions organisationnelles et mission propre à leur métier.
Chacun de ces intérêts de recherche nécessitera une focale spécifique (plan panoramique d’un côté, zoom grossissant de l’autre) et des outils de saisie qui lui seront propres. Leurs effets de connaissance, par conséquent, pourront contraster. En faisant la démonstration qu’il y a une corrélation entre le nouveau mode de gestion des organismes du social et l’épuisement professionnel, le premier modèle d’analyse gagnera en simplicité et en clarté, mais risquera de rester aveugle à d’autres sources potentielles d’épuisement ainsi qu’aux capacités de résistance des travailleurs. En laissant la question plus ouverte, le second modèle d’analyse, pour sa part, se dotera des moyens de documenter les processus pluriels (et donc les contextes) pouvant mener à l’épuisement, mais il risquera, en contrepartie, d’embrouiller l’hypothèse des effets néfastes des structures contemporaines de gestion sur le bien-être au travail. Il rappellera que ces effets peuvent être amplifiés ou atténués par des acteurs sociaux concrets et des structures locales d’organisation, et qu’ils peuvent donc varier en fonction des contextes d’exercice.
Cela étant dit, si Goffman, principalement avec l’ordre de l’interaction, nous alerte de la possibilité que la « structure de détermination » soit tout aussi « micro » que l’échelle d’observation empruntée (par exemple, observer les interactions de la vie quotidienne et identifier les règles interactionnelles qui leur président), d’autres segments de son œuvre signalent l’éventualité que l’échelle microscopique choisie puisse être articulée à d’autres niveaux de la réalité et, donc, qu’elle puisse servir à rendre compte de phénomènes sociaux d’une tout autre ampleur (par exemple, observer les interactions au sein d’un hôpital psychiatrique pour en découvrir les structures institutionnelles). Cette potentielle déconnexion entre échelle d’observation et niveau de réalité sociale, pour emprunter au vocabulaire de Lahire (1996, 2012), fait notamment écho à Sawicki (2000, p. 145) lorsqu’il invite à distinguer « le niveau de la construction théorique des problèmes (ce qu’on cherche à expliquer et/ou comprendre, autrement dit l’objet de la recherche) et le niveau de la démarche empirique (la méthode et le terrain de la recherche) ». Le parti pris de Goffman pour une articulation non prédéfinie du macro et du micro ouvre donc à la possibilité scientifique d’une diversité de formes légitimes de théorisation du social (Desjeux 2004 ; Garneau, 2015 ; Grossetti 2011 ; Revel 1996a) – bien qu’il ait reconnu avoir personnellement plus d’affinités avec l’approche inductive et ait affiché une certaine modestie quant à la portée de ses théorisations (Verhoeven, 1993).
1.2. Goffman, entre réalisme et nominalisme
Aussi, nous semble-t-il que la position de Goffman à l’égard du couplage micro-macro invite, à l’instar de la proposition de Lahire (2012) d’unifier les sciences sociales, à nous tenir à égale distance des postures épistémologiques réaliste et nominaliste 4. Pour Goffman, il existe bien un réel sociohistorique qui structure et détermine des formes de vie sociale indépendamment du regard que les humains (et donc les chercheurs) portent sur lui, un réel qui n’attend donc pas d’être rendu intelligible pour produire ses effets (réalisme) (Ogien, 2012) ; mais l’appréhension et la compréhension de ce réel (fait de déterminations de toutes sortes) ne peuvent se faire qu’à travers des procédures d’interrogation et de découpage (nominalisme) conduisant à l’adoption d’une échelle d’observa...