Chapitre 1
Notre territoire à l’époque de la préhistoire
J’ai vu jaillir des étincelles
Quand on frotte deux pierres ensemble,
Alors peut-être ne fait-il pas si noir à l’intérieur après tout ;
Peut-être voit-on une lune qui brille
Quelque part, derrière une colline –
Qui donne juste ce qu’il faut de lumière pour déchiffrer
Les écrits étranges, les cartes du ciel
Sur les parois internes.
— Charles Simic, « Stone » [traduction i]
Dans ce chapitre, nous présenterons la préhistoire de notre territoire, depuis des temps immémoriaux jusqu’à la veille des invasions européennes du début du XVIe siècle. Nous montrerons que les découvertes archéologiques reflètent notre histoire orale et que les traces physiques relevées par les archéologues reflètent les connaissances préhistoriques que porte notre langue.
Le Mi’gma’gi
Pour désigner l’ensemble du territoire des Mi’gmaqs, que nous voyons dans la figure 1.1, nous utilisons l’expression Mi’gma’gi, ou « terre des Mi’gmaqs ». Ce territoire englobe la Gaspésie, les quatre provinces de l’Atlantique et une partie de l’État du Maine, et comprend l’île d’Anticosti ainsi que la côte ouest de Terre-Neuve. Depuis des temps immémoriaux, il est organisé en sept districts, ou saqamowit. En mi’gmaq, saqamow signifie « chef » ; notre territoire est donc une chefferie. Comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur, le chiffre sept joue un rôle central dans notre récit de création et dans notre façon d’appréhender le monde. Ainsi, cette division du territoire fait écho à notre vision du monde.
Figure 1.1 Les sept districts du Mi’gma’gi
Source : PlantLab Ltd., Toronto
Les noms servant à désigner nos districts renvoient à la première période géologique de notre occupation. Alfred Metallic et Robin Cavanaugh l’expliquent ainsi :
Selon la tradition, le Mi’gma’gi est réparti en sept districts. [Leurs] noms […] représentent un système de connaissances mi’gmaq qui repose sur des fondements écologiques. Henderson parle des « bruits » de la terre qui [les] composent : Sikniktewaq [Signigtewaq] est le nom donné au grondement sourd des glaciers de l’ère glaciaire qui ont transformé une rivière en golfe et donné naissance à Epekwitk [Epegwitg], la terre qui flotte au-dessus de l’eau, qui, avec Piktukewey [Pigtug], l’explosion, constituent un autre district [Epegwitg ag Pigtug], qui doit son nom à cette grosse explosion [probablement un tremblement de terre] qui a créé le havre, achevé la création du golfe et séparé Epekwitk du continent. […] Sipaknekatik [Signepgnegatig] est reconnu pour les pommes de terre sauvages qui y poussent. Eskikewa’q [Esgigewa’q], le territoire de ceux qui préparent les peaux, est nommé ainsi en raison de ses espaces verts, de son importante population animale et du décharnage des fourrures auquel son peuple se consacrait. Kespukwitk [Gespugwitg] est la fin des limites territoriales. Quant à Unama’kik [Unama’gi], c’est le lieu du brouillard (2002 : 9 [traduction]).
Le septième de ces territoires, Gespe’gewa’gi, signifie « dernier territoire » ou « bout de la terre ».
Gespe’gewa’gi : l’étendue et les limites de notre territoire
Le septième district du Mi’gma’gi, Gespe’gewa’gi, est notre territoire et le sujet de ce livre. Il s’agit du plus grand de tous les districts. Du nord au sud, il recouvre toute la région de la Gaspésie, l’île d’Anticosti, la province de Terre-Neuve et le nord du Nouveau-Brunswick jusqu’aux bassins versants méridionaux de la rivière Miramichi. D’est en ouest, il recouvre la province de Terre-Neuve, l’ensemble de la Gaspésie, une partie du Bas-Saint-Laurent (au moins jusqu’à Trois-Pistoles ou Rivière-du-Loup), une partie de l’État du Maine avec les bassins versants de la rivière Allagash, et une partie de la rivière Saint-Jean avec tous les cours d’eau adjacents.
Selon certaines interprétations, le nom Gespe’gewa’gi, ou « dernier territoire », signifie qu’il s’agit du dernier district occupé par les Mi’gmaqs. Comme nous l’avons évoqué dans la présentation de ce livre, certains sont d’avis que nous sommes arrivés sur ce territoire après qu’il eut été sous la souveraineté britannique en 1763. Nous démontrerons ici que rien ne pourrait être moins vrai. Selon notre compréhension, le nom Gespe’gewa’gi renvoie à l’une des principales caractéristiques géographiques de ce district : c’est la limite orientale du continent au sud du fleuve Saint-Laurent, le bout de la terre.
Dans d’autres chapitres, nous examinerons en détail des données préhistoriques qui prouvent que les Mi’gmaqs étaient présents aussi loin qu’à Berthier-sur-Mer, où se trouve aujourd’hui le site archéologique de Micami. En fait, des preuves historiques attestent que les Mi’gmaqs étaient présents le long du fleuve Saint-Laurent jusqu’à Québec. Il est très probable que nous partagions un droit de passage le long du Saint-Laurent avec les Malécites et les Abénaquis. D’ailleurs, des écrits datant du XVIIe au XXe siècles indiquent clairement que nos ancêtres mi’gmaqs étaient les plus présents, sinon les seuls présents, le long du fleuve Saint-Laurent entre Rivière-du-Loup et Québec.
Les premières occupations humaines
D’après les données scientifiques, nos tout premiers ancêtres, les Paléoindiens, ou Planos, ont commencé à s’installer au Gespe’gewa’gi il y a plus de 9 000 ans. Un deuxième groupe, les Proto-Algonquiens de l’Est, serait arrivé plus tard, entre 7 000 et 3 000 ans avant aujourd’hui (ci-après « AA »). Nous disposons d’informations selon lesquelles les deux groupes auraient été en contact étroit pendant un certain temps avant de fusionner en un seul groupe, les premiers Mi’gmaqs. Depuis, leurs descendants occupent ce territoire de façon continue. Selon nos données, ils auraient été les seuls à occuper le territoire du Gespe’gewa’gi de façon permanente jusqu’à l’arrivée des colons européens en Gaspésie pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Quand nous parlons du Gespe’gewa’gi en termes généraux, nous entendons l’ensemble de notre district, dont les limites sont décrites ci-dessus. Le Gespe’gewa’gi Nord correspond à la partie du territoire qui recouvre la Gaspésie et l’île d’Anticosti.
Les preuves archéologiques et linguistiques
Selon les données archéologiques dont nous disposons, le Gespe’gewa’gi est occupé par une population depuis 9 000 ans AA. Les fouilles archéologiques menées à La Martre et dans d’autres sites le long du littoral nord de la Gaspésie ont permis de constater la présence d’une population qui produisait, parmi d’autres objets, de vastes quantités d’outils taillés dans le chert. Cette population appartenait à la culture plano. La figure 1.2, tirée d’un rapport rédigé par l’archéologue Pierre Dumais (2000 : 101), illustre la trajectoire migratoire des Planos, qui sont partis d’un emplacement à l’ouest des Grands Lacs quand la calotte glaciaire a commencé à reculer après la dernière glaciation. Ces premiers occupants planos sont nos plus lointains ancêtres. Personne ne sait quelle était leur langue.
Figure 1.2 Migrations paléoindiennes, 10 000 à 9 000 ans AA
Source : PlanLab Ltd, Toronto.
Dans la figure 1.2, nous voyons la route qu’auraient empruntée nos ancêtres pour descendre jusqu’en Gaspésie et dans les Maritimes. Dans la partie supérieure gauche de la carte, nous voyons une portion du lac Agassiz. Cet immense lac glaciaire avait été formé par l’eau de fonte des glaciers ; sa dimension était supérieure à celle de l’ensemble des Grands Lacs.
Vers 13 000 ans AA, le lac Agassiz recouvrait presque tout le Manitoba, l’ouest de l’Ontario, le nord du Minnesota, l’est du Dakota du Nord et la Saskatchewan. À son apogée, sa superficie aurait été d’environ 440 000 km2, une dimension supérieure à n’importe lequel des lacs qui existent à l’heure actuelle dans le monde (y compris la mer Caspienne 1).
Le lac Agassiz s’est vidé à plusieurs reprises pour former diverses étendues d’eau, dont la rivière Mackenzie, le lac Supérieur et le fleuve Mississippi. Vers 8 440 ans AA, les glaciers de la baie d’Hudson et des Territoires du Nord-Ouest sont devenus tellement poreux que les eaux du lac Agassiz ont jailli sous eux en se dirigeant vers le nord. Le lac entier s’est alors vidé dans l’océan Arctique, probablement en moins d’un an, provoquant des inondations à l’échelle de la planète et contribuant à une montée postglaciaire du niveau mondial de la mer estimée à environ un à trois mètres 2. Un tel changement environnemental a dû déclencher une profusion de migrations des populations, en commençant par les gens habitant au bord du lac Agassiz et ceux dont la survie dépendait de ses ressources marines. L’apparition de Paléoindiens à l’est du lac Agassiz pratiquement au moment où celui-ci est disparu n’est probablement pas fortuite.
Les principaux sites d’intérêt sur la carte 1.2 sont les suivants : 11, Saint-Romuald ; 12, sites de la rivière Chaudière ; 13, Squatec ; 14, Le Bic ; 15, Rimouski ; 16, Mitis ; 17, Sainte-Anne-des-Monts ; et 18, La Martre. Notre étude des noms de lieux mi’gmaqs, dont il sera question au prochain chapitre, montre que tous ces lieux, à l’exception des sites 11 et 12, portaient autrefois des noms mi’gmaqs.
L’arrivée des Algonquiens de l’Est
Nos lointains ancêtres algonquiens sont arrivés au Gespe’gewa’gi entre 7 000 (Rogers 1985 ; Rogers et al. 1990, 2002) et 3 000 ans AA (Denny 1991, 2003). Ce peuple provenant du sud-ouest suivait, depuis la ville de Québec au moins, pratiquement la même route vers l’est que le premier groupe. Ces derniers arrivants sont connus sous le nom de Proto-Algonquiens de l’Est.
Le taxon proto signifie que même si ce peuple n’existe plus comme tel, nous pouvons déduire qu’il a existé grâce aux artefacts qu’il a laissés et à certaines particularités de ses descendants, notamment les caractéristiques de leur langue parlée. Les ancêtres de la grande famille algonquienne sont appelés Proto-Algonquiens (ou PA, dans sa forme abrégée).
La famille algonquienne constitue le plus grand groupe culturel et linguistique parmi les peuples autochtones d’Amérique du Nord. Au fil du temps et des migrations, les Proto-Algonquiens se sont divisés en trois sous-familles linguistiques : les Algonquiens de l’Ouest, les Algonquiens du Centre et les Algonquiens de l’Est. Les deux derniers sous-groupes se sont répartis dans les Prairies centrales du Canada et des États-Unis, des Montagnes rocheuses jusqu’à la côte atlantique. Ils se sont divisés à leur tour en plusieurs nations-filles, et chacune possède une langue distincte. La plupart de ces nations-filles appartiennent à la sous-famille des Algonquiens du Centre, sauf celles qui se sont établies au sud du fleuve Saint-Laurent, le long de l’océan Atlantique. Celles-là sont des Algonquiens de l’Est, un groupe dont les Mi’gmaqs sont membres.
Quand les Pro...