CHAPITRE 2
PremiĂšre Ă©tude de cas : rĂ©forme des Ă©tudes mĂ©dicales Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al
Lâapproche expĂ©rientielle exige que la pratique prĂ©cĂšde la thĂ©orie, que lâexpĂ©rience mĂšne Ă lâanalyse avant dâen tirer des principes. Ainsi, avant de proposer des stratĂ©gies pour la planification et la mise en Ćuvre de la rĂ©forme de programmes de formation mĂ©dicale, je vais dĂ©crire, dans cinq chapitres, les expĂ©riences que jâai vĂ©cues dans cinq facultĂ©s de mĂ©decine ayant changĂ© profondĂ©ment leur curriculum. Les deux premiĂšres se sont dĂ©roulĂ©es Ă MontrĂ©al et Ă Sherbrooke, les suivantes en IndonĂ©sie et au Maroc, deux pays en Ă©mergence, et la derniĂšre au Laos, en voie de dĂ©veloppement. Jâen dĂ©gagerai certaines leçons pouvant ĂȘtre utiles aux gens dĂ©sireux dâentreprendre un tel changement ou de crĂ©er un programme de formation. Plusieurs stratĂ©gies que lâon peut Ă©laborer en partant de lâanalyse de rĂ©formes de programme sâappliquent aussi Ă la crĂ©ation dâun programme. Câest pourquoi les cinq Ă©tudes de cas prĂ©sentĂ©es dans cet ouvrage sont consacrĂ©es Ă des changements de programme plutĂŽt quâĂ lâĂ©tablissement de nouveaux programmes dâĂ©tudes. On ne peut pas changer un programme sans penser Ă la planification et Ă la mise en Ćuvre dâun nouveau programme destinĂ© Ă remplacer lâancien.
La premiĂšre des cinq Ă©tudes de cas fait appel Ă mon expĂ©rience vĂ©cue Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al, dâabord comme membre fondateur de lâUnitĂ© de recherche et de dĂ©veloppement en Ă©ducation mĂ©dicale (URDEM), ensuite comme vice-doyen aux Ă©tudes, responsable de la prĂ©paration et de la mise en place dâun nouveau programme dâĂ©tudes mĂ©dicales. Lâhistoire de cette rĂ©forme a fait lâobjet dâun ouvrage 1. Auparavant, je mâĂ©tais investi dans le changement de curriculum survenu Ă la FacultĂ© de mĂ©decine et des sciences de la santĂ© (FMSS) de lâUniversitĂ© de Sherbrooke 2 (UdeS), Ă©tude de cas exposĂ©e au chapitre 3.
2.1 CHANGER UN PROGRAMME DâĂTUDES EN PLACE DEPUIS 1970
En 1988, Ă la FacultĂ© de mĂ©decine de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al, il a Ă©tĂ© sĂ©rieusement question pour la premiĂšre fois de changer le cursus des Ă©tudes mĂ©dicales mis en place en 1970. Un nouveau programme Ă©tait implantĂ© en 1993. La prĂ©paration de la rĂ©forme a donc durĂ© cinq annĂ©es. Il aura dâabord fallu quâun besoin de changement se fasse sentir. Cela ne sâest pas fait sans difficultĂ©s. Comme quoi une rĂ©forme ne sâimprovise pas ! Il faut y mettre le temps ! Ce nâest pas parce que lâon tire sur une fleur quâon la fait pousser plus vite, dit le proverbe.
Au dĂ©but des annĂ©es 1950, un modĂšle de formation mĂ©dicale avait vu le jour Ă la Case Western Reserve University de Cleveland 3. ModĂšle dâenseignement par systĂšme adoptĂ© par lâUniversitĂ© de MontrĂ©al en 1970, au moment oĂč la province de QuĂ©bec modifiait son systĂšme dâĂ©ducation collĂ©giale. Les collĂšges classiques cĂ©daient le pas aux collĂšges dâenseignement gĂ©nĂ©ral et professionnel (cĂ©geps) et le DiplĂŽme dâĂ©tudes collĂ©giales ouvrait la porte de lâuniversitĂ© aprĂšs 13 annĂ©es dâĂ©tudes, une annĂ©e plus tĂŽt que ne le permettait lâancien baccalaurĂ©at. Ă lâoccasion du changement de 1970, la FacultĂ© de mĂ©decine avait jugĂ© bon dâajouter une annĂ©e Ă son programme dâĂ©tudes de 1er cycle. Durant les trois premiĂšres annĂ©es dâun cours de cinq ans, lâenseignement â qui intĂ©grait toutes les disciplines Ă lâintĂ©rieur des systĂšmes de lâorganisme â se donnait sur le campus du Mont-Royal, les Ă©tudiants ne se rendant Ă lâhĂŽpital que deux fois par mois pour assister Ă des dĂ©monstrations cliniques. Ensuite, les Ă©tudiants passaient Ă lâhĂŽpital les deux derniĂšres annĂ©es, annĂ©es dâexternat, avant dâobtenir le diplĂŽme M.D.
2.2 LA RECHERCHE PLUTĂT QUE LâENSEIGNEMENT
Les annĂ©es 1970 ont Ă©tĂ©, Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al, des annĂ©es oĂč la recherche biomĂ©dicale a connu un essor extraordinaire. Les enseignants des sciences fondamentales devaient consacrer de plus en plus de temps Ă la recherche et de moins en moins Ă lâenseignement. De leur cĂŽtĂ©, les enseignants cliniciens Ă©taient dâabord sollicitĂ©s par le service aux patients, puis par la recherche et, enfin, lorsque le temps le leur permettait, par lâenseignement. Ce dernier Ă©tait peu valorisĂ©.
On confiait la formation prĂ©clinique Ă plusieurs enseignants-chercheurs, dont chacun donnait seulement quelques leçons magistrales. Ainsi, ces derniers pouvaient consacrer plus de temps Ă leurs patients ou Ă leurs recherches. Lâenseignement avait peu de poids dans lâavancement dâune carriĂšre universitaire. Un dossier de promotion Ă©tait Ă©valuĂ© Ă lâaune des publications de recherche.
2.3 UNE TĂTE BIEN PLEINE, PLUTĂT QUE BIEN FAITE
Les leçons magistrales constituaient le plat principal du menu pĂ©dagogique et les Ă©tudiants devaient absorber de volumineux cahiers de notes prĂ©parĂ©s par les enseignants. Les cahiers permettaient Ă ces derniers de dĂ©biter plus rapidement leur matiĂšre, les Ă©tudiants nâayant plus Ă prendre trop de notes durant les leçons. Par ailleurs, les cahiers rassuraient les Ă©tudiants quant aux questions posĂ©es lors des examens. En effet, une entente tacite entre enseignants et Ă©tudiants voulait quâon trouve toutes les rĂ©ponses aux questions dâexamen dans les cahiers de notes. Devant mĂ©moriser ces volumineux cahiers, la plupart des Ă©tudiants nâavaient ni le temps ni la motivation pour consulter les manuels ou les ouvrages de rĂ©fĂ©rence, ce qui dâailleurs nâaurait pas amĂ©liorĂ© leur performance aux examens. On connaĂźt lâimportance de lâĂ©valuation dans un programme : « Evaluation drives the curriculum. » Nos Ă©tudiants, comme ceux du monde entier, apprenaient rapidement les rĂšgles du jeu et adoptaient les stratĂ©gies les plus efficaces pour rĂ©ussir aux examens. Les questions Ă choix multiples (QCM) mesuraient davantage la mĂ©morisation des faits et des dĂ©tails que la comprĂ©hension des phĂ©nomĂšnes.
Un petit nombre de professeurs soucieux de la qualitĂ© de la formation dispensĂ©e aux Ă©tudiants en mĂ©decine devenaient de plus en plus critiques et de moins en moins satisfaits de cette formation. Ils ont constatĂ© une fragmentation croissante des enseignements, vu lâaccroissement des connaissances et du nombre dâenseignants. Ils ont ressenti un besoin de changement de programme. Ils dĂ©ploraient le bourrage de crĂąne des apprenants. Ils partageaient le souci de Montaigne : « Mieux vaut une tĂȘte bien faite quâune tĂȘte bien pleine. » On transmettait un savoir sans aider les Ă©tudiants Ă apprendre Ă raisonner. Les cliniciens se plaignaient quâune fois dans les hĂŽpitaux, les Ă©tudiants semblaient avoir oubliĂ© ce quâon leur avait enseignĂ© sur les bancs de la facultĂ© au cours des trois annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Personnellement, lors de mes consultations Ă lâHĂŽpital de MontrĂ©al pour enfants, jâĂ©tais Ă©tonnĂ© de rencontrer des Ă©tudiants auxquels jâavais enseignĂ© la gĂ©nĂ©tique mĂ©dicale trois ans plus tĂŽt et qui avaient tout oubliĂ© des lois de la transmission de lâhĂ©rĂ©ditĂ©. Je devais me rendre Ă lâĂ©vidence et me dire : « Je leur avais tout enseignĂ© et ils nâont rien appris ! » Je me suis rendu compte que pour se rappeler ce que lâon a appris, il faut lâavoir appris dans un contexte similaire Ă celui de son utilisation. La leçon magistrale et la salle de cours sont assez Ă©loignĂ©es du contexte de la pratique mĂ©dicale.
Par ailleurs, les annĂ©es prĂ©cliniques laissaient peu de place Ă lâapprentissage des gestes, des attitudes et des comportements. Il fallait attendre la fin de la troisiĂšme annĂ©e pour initier les Ă©tudiants de façon systĂ©matique Ă la dĂ©marche clinique lors dâun stage de sĂ©miologie et de propĂ©deutique. Alors les Ă©tudiants commençaient vraiment leur apprentissage des habiletĂ©s cliniques et des relations interpersonnelles.
Le programme Ă©chappait dans une large mesure Ă lâautoritĂ© de la FacultĂ© : les dĂ©partements, sinon chaque enseignant, contrĂŽlaient le contenu dâun programme qui aurait dĂ» ĂȘtre supradĂ©partemental. Les enseignants ne communiquaient pas entre eux, compliquant toute tentative dâintĂ©grer les enseignements de disciplines diffĂ©rentes dans un mĂȘme systĂšme.
2.4 INSATISFACTION DES ĂTUDIANTS
Le mĂ©contentement Ă lâendroit du programme venait Ă©galement de quelques gestionnaires de programme et des Ă©tudiants. Ces derniers ne se gĂȘnaient pas pour transmettre leurs griefs aux personnes responsables. En effet, Ă la fin de chaque cours, les dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©tudiants rĂ©digeaient un rapport dâĂ©valuation, souvent dĂ©vastateur. De plus, en arrivant en stage Ă lâhĂŽpital, les Ă©tudiants avouaient leur inconfort puisque mal prĂ©parĂ©s.
2.5 UN LEADERSHIP PĂDAGOGIQUE
Au dĂ©but des annĂ©es 1980, un petit noyau dâenseignants sensibles et rĂ©ceptifs au besoin de changement se forma dans notre facultĂ©. Cela dĂ©coulait de trois facteurs : un leadership en Ă©ducation, un doyen ouvert Ă la fonction pĂ©dagogique dâune facultĂ© et la formation de professeurs en pĂ©dagogie mĂ©dicale.
Un noyau de leaders en pédagogie médicale
Au moment de la rĂ©forme prĂ©cĂ©dente (annĂ©es 1970), je mâĂ©tais intĂ©ressĂ© Ă la pĂ©dagogie mĂ©dicale, suivant plusieurs ateliers de formation offerts par le service pĂ©dagogique de notre universitĂ©. Responsable de lâimplantation de lâenseignement intĂ©grĂ© par systĂšmes, jâavais recouru aux services des conseillers pĂ©dagogiques de lâuniversitĂ©. Cette formation « en cours dâemploi » Ă©tait relativement sommaire. Quelques annĂ©es plus tard, le jeune orthopĂ©diste Jacques Des Marchais dĂ©cidait de dĂ©laisser ses patients pendant un an, pour obtenir une maĂźtrise en pĂ©dagogie mĂ©dicale de lâUniversitĂ© du Michigan. Ce milieu de recherche et dĂ©veloppement regroupait des personnes qui ont donnĂ© son statut universitaire Ă la pĂ©dagogie mĂ©dicale.
VoilĂ pour les dĂ©buts fort modestes de la formation pĂ©dagogique en mĂ©decine Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al, oĂč dĂšs son retour, Jacques Des Marchais a assumĂ© un leadership pĂ©dagogique incontestĂ©. Il a mis en place pour chaque Ă©tudiant, Ă la fin de la premiĂšre annĂ©e dâĂ©tudes, un stage dâimmersion clinique de trois semaines auprĂšs dâun mĂ©decin exerçant en rĂ©gion, hors du milieu universitaire. Du dĂ©but Ă la fin du stage, quatre Ă©tudiants envoyĂ©s dans la mĂȘme rĂ©gion et un superviseur clinique se rĂ©unissaient afin de partager leurs idĂ©es et de rĂ©flĂ©chir sur lâexpĂ©rience vĂ©cue par chacun, consignĂ©e dans un carnet de stage extraordinairement riche. Ce stage a Ă©tĂ© Ă lâorigine dâun cours dâinitiation Ă la pĂ©dagogie mĂ©dicale, instaurĂ© en 1978 pour former les superviseurs cliniques Ă leur nouveau rĂŽle dâencadrement. Pierre Delorme, interniste allergologue, appartenait Ă ce premier groupe dâenseignants inscrits au cours de pĂ©dagogie.
Un doyen ouvert à la pédagogie crée une Unité de pédagogie médicale
En 1982, le doyen Yvon Gauthier, Ă©ducateur dans lâĂąme et humaniste ouvert Ă la pĂ©dagogie, a Ă©tabli une UnitĂ© de recherche et de dĂ©veloppement en Ă©ducation mĂ©dicale (URDEM). Jacques Des Marchais, assistant au vice-doyen pour la pĂ©dagogie mĂ©dicale, en est devenu le premier directeur. DĂšs le dĂ©part, Pierre Delorme et moi-mĂȘme nous sommes joints Ă Jacques en tant que membres fondateurs. Lâouverture du doyen Ă la pĂ©dagogie Ă©tait loin dâĂȘtre partagĂ©e par le Conseil de la FacultĂ©. Aussi la crĂ©ation de lâURDEM nâa pas fait lâobjet dâune rĂ©solution du Conseil, mais dâune dĂ©cision du doyen. Ă ses dĂ©buts, lâURDEM a conservĂ© un profil bas, afin de ne pas susciter lâantagonisme des directeurs de dĂ©partement, plus intĂ©ressĂ©s par la recherche scientifique de leurs professeurs que par lâenseignement. Par bonheur, les trois membres fondateurs provenaient dâhorizons divers : Jacques un chirurgien, Pierre un interniste, et moi le chercheur issu des sciences fondamentales. LâURDEM a jouĂ© un rĂŽle important dans le processus de changement ayant menĂ© Ă un nouveau curriculum en 1993. En initiant plusieurs enseignants Ă la pĂ©dagogie mĂ©dicale, lâUnitĂ© a dâabord provoquĂ© ou accru leur perception dâun besoin de changement.
La formation dâenseignants Ă la pĂ©dagogie mĂ©dicale
Lâaction de lâURDEM a surtout prĂ©sidĂ© Ă un cours dâinitiation Ă la pĂ©dagogie. LâexpĂ©rience, dĂ©crite en 1990 dans la revue de lâAssociation mĂ©dicale canadienne 4, nous a amenĂ©s Ă former plus de 300 collĂšgues Ă MontrĂ©al, Ă Sherbrooke 5 et Ă Ottawa. Ă partir de 1994, comme consultant international, jâai adaptĂ© ce cours Ă la formation des professionnels de la santĂ© de nombreux pays en dĂ©veloppement 6. Ă MontrĂ©al, cette formation pĂ©dagogique a permis Ă des collĂšgues de diffĂ©rents milieux et dĂ©partements de mieux se connaĂźtre et de dĂ©velopper une vision commune des approches de lâĂ©ducation mĂ©dicale. Au fil des ans, lâURDEM a ainsi crĂ©Ă© un rĂ©seau de professeurs passionnĂ©s par lâenseignement, centrĂ©s sur les besoins de lâĂ©tudiant et de son apprentissage, et aptes Ă lâaider Ă cheminer avec efficacitĂ©. Ce rĂ©seau a Ă©tĂ© trĂšs utile au moment dâimplanter le nouveau programme dâĂ©tudes et de former dâautres enseignants Ă cette fin.
En conclusion, lâURDEM a contribuĂ© de façon significative Ă la rĂ©forme par un soutien pĂ©dagogique majeur. Dâautres acteurs ont Ă©galement jouĂ© un rĂŽle de premier plan. En plus du doyen Gauthier, les vice-doyens Guy Lamarche et Julien Lord ont largement influĂ© sur ce processus de changement.
2.6 DES PRESSIONS EXTERNES
Le changement de programme Ă la FacultĂ© de mĂ©decine de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al nâaurait pas eu lieu sans de trĂšs fortes pressions externes. Trois facteurs ont crĂ©Ă© un contexte favorable Ă la rĂ©forme : un programme dâĂ©tudes mĂ©dicales rĂ©volutionnaire dans la province voisine, une rĂ©flexion Ă lâĂ©chelle du continent et un ...