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Pierre et Jean
Guy de Maupassant
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Pierre et Jean
Guy de Maupassant
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Pierre, mĂ©decin, ne comprend pas pourquoi un ami de sa famille a lĂ©guĂ© sa fortune Ă Jean, son frĂšre cadet. Au terme d'une vĂ©ritable enquĂȘte policiĂšre, il mettra au jour un terrible secret. Le quatriĂšme roman de Maupassant (1850-1893), publiĂ© en 1888, est sans doute le meilleur. Le rĂ©cit, qui tient Ă la fois de l'Ă©tude naturaliste et de l'analyse psychologique, s'appuie sur une intrigue, simple et forte. Dans sa cĂ©lĂšbre prĂ©face, l'auteur dĂ©veloppe une thĂ©orie qui prĂ©figure la modernitĂ© romanesque: il s'agit moins de reproduire le rĂ©el que d'en donner l'illusion.
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Informazioni
I
« Zut ! » sâĂ©cria tout Ă coup le pĂšre Roland qui depuis un quart dâheure demeurait immobile, les yeux fixĂ©s sur lâeau, et soulevant par moments, dâun mouvement trĂšs lĂ©ger, sa ligne descendue au fond de la mer.
Mme Roland, assoupie Ă lâarriĂšre du bateau, Ă cĂŽtĂ© de Mme RosĂ©milly invitĂ©e Ă cette partie de pĂȘche, se rĂ©veilla, et tournant la tĂȘte vers son mari :
« Eh bien,... eh bien,... GérÎme ! »
Le bonhomme, furieux, répondit :
« Ăa ne mord plus du tout. Depuis midi je nâai rien pris. On ne devrait jamais pĂȘcher quâentre hommes ; les femmes vous font embarquer toujours trop tard. »
Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, lâun Ă bĂąbord, lâautre Ă tribord, chacun une ligne enroulĂ©e Ă lâindex, se mirent Ă rire en mĂȘme temps et Jean rĂ©pondit :
« Tu nâes pas galant pour notre invitĂ©e, papa. »
M. Roland fut confus et sâexcusa :
« Je vous demande pardon, madame RosĂ©milly, je suis comme ça. Jâinvite les dames parce que jâaime me trouver avec elles, et puis, dĂšs que je sens de lâeau sous moi, je ne pense plus quâau poisson. »
Mme Roland sâĂ©tait tout Ă fait rĂ©veillĂ©e et regardait dâun air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :
« Vous avez cependant fait une belle pĂȘche. »
Mais son mari remuait la tĂȘte pour dire non, tout en jetant un coup dâĆil bienveillant sur le panier oĂč le poisson capturĂ© par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux dâĂ©cailles gluantes et de nageoires soulevĂ©es, dâefforts impuissants et mous, et de bĂąillements dans lâair mortel.
Le pĂšre Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusquâau bord le flot dâargent des bĂȘtes pour voir celles du fond, et leur palpitation dâagonie sâaccentua, et lâodeur forte de leur corps, une saine puanteur de marĂ©e, monta du ventre plein de la corbeille.
Le vieux pĂȘcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et dĂ©clara :
« Cristi ! ils sont frais, ceux-là ! »
Puis il continua :
« Combien en as-tu pris, toi, docteur ? »
Son fils aßné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit :
« Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. »
Le pĂšre se tourna vers le cadet :
« Et toi, Jean ? »
Jean, un grand garçon blond, trÚs barbu, beaucoup plus jeune que son frÚre, sourit et murmura :
« à peu prÚs comme Pierre, quatre ou cinq. »
Ils faisaient, chaque fois, le mĂȘme mensonge qui ravissait le pĂšre Roland.
Il avait enroulĂ© son fil au tolet dâun aviron, et, croisant ses bras, il annonça :
« Je nâessayerai plus jamais de pĂȘcher lâaprĂšs-midi. Une fois dix heures passĂ©es, câest fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil. »
Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de propriétaire.
CâĂ©tait un ancien bijoutier parisien quâun amour immodĂ©rĂ© de la navigation et de la pĂȘche avait arrachĂ© au comptoir dĂšs quâil eut assez dâaisance pour vivre modestement de ses rentes.
Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restÚrent à Paris pour continuer leurs études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de leur pÚre.
Ă la sortie du collĂšge, lâaĂźnĂ©, Pierre, de cinq ans plus ĂągĂ© que Jean, sâĂ©tant senti successivement de la vocation pour des professions variĂ©es, en avait essayĂ©, lâune aprĂšs lâautre, une demi-douzaine, et, vite dĂ©goĂ»tĂ© de chacune, se lançait aussitĂŽt dans de nouvelles espĂ©rances.
En dernier lieu la mĂ©decine lâavait tentĂ©, et il sâĂ©tait mis au travail avec tant dâardeur quâil venait dâĂȘtre reçu docteur aprĂšs dâassez courtes Ă©tudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il Ă©tait exaltĂ©, intelligent, changeant et tenace, plein dâutopies, et dâidĂ©es philosophiques.
Jean, aussi blond que son frĂšre Ă©tait noir, aussi calme que son frĂšre Ă©tait emportĂ©, aussi doux que son frĂšre Ă©tait rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait dâobtenir son diplĂŽme de licenciĂ© en mĂȘme temps que Pierre obtenait celui de docteur.
Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de sâĂ©tablir au Havre sâils parvenaient Ă le faire dans des conditions satisfaisantes.
Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frĂšres ou entre sĆurs jusquâĂ la maturitĂ© et qui Ă©clatent Ă lâoccasion dâun mariage ou dâun bonheur tombant sur lâun, les tenait en Ă©veil dans une fraternelle et inoffensive inimitiĂ©. Certes ils sâaimaient, mais ils sâĂ©piaient. Pierre, ĂągĂ© de cinq ans Ă la naissance de Jean, avait regardĂ© avec une hostilitĂ© de petite bĂȘte gĂątĂ©e cette autre petite bĂȘte apparue tout Ă coup dans les bras de son pĂšre et de sa mĂšre, et tant aimĂ©e, tant caressĂ©e par eux.
Jean, dĂšs son enfance, avait Ă©tĂ© un modĂšle de douceur, de bontĂ© et de caractĂšre Ă©gal ; et Pierre sâĂ©tait Ă©nervĂ©, peu Ă peu, Ă entendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait ĂȘtre de la mollesse, la bontĂ© de la niaiserie et la bienveillance de lâaveuglement. Ses parents, gens placides, qui rĂȘvaient pour leurs fils des situations honorables et mĂ©diocres, lui reprochaient ses indĂ©cisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortĂ©es, tous ses Ă©lans impuissants vers des idĂ©es gĂ©nĂ©reuses et vers des professions dĂ©coratives.
Depuis quâil Ă©tait homme, on ne lui disait plus : « Regarde Jean et imite-le ! » mais chaque fois quâil entendait rĂ©pĂ©ter : « Jean a fait ceci, Jean a fait cela », il comprenait bien le sens et lâallusion cachĂ©s sous ces paroles.
Leur mĂšre, une femme dâordre, une Ă©conome bourgeoise un peu sentimentale, douĂ©e dâune Ăąme tendre de caissiĂšre, apaisait sans cesse les petites rivalitĂ©s nĂ©es chaque jour entre ses deux grands fils, de tous les menus faits de la vie commune. Un lĂ©ger Ă©vĂ©nement, dâailleurs, troublait en ce moment sa quiĂ©tude, et elle craignait une complication, car elle avait fait la connaissance pendant lâhiver, pendant que ses enfants achevaient lâun et lâautre leurs Ă©tudes spĂ©ciales, dâune voisine, Mme RosĂ©milly, veuve dâun capitaine au long cours, mort Ă la mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, une maĂźtresse femme qui connaissait lâexistence dâinstinct, comme un animal libre, comme si elle eĂ»t vu, subi, compris et pesĂ© tous les Ă©vĂ©nements possibles, quâelle jugeait avec un esprit sain, Ă©troit et bienveillant, avait pris lâhabitude de venir faire un bout de tapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une tasse de thĂ©.
Le pÚre Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort.
Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans la maison, avaient aussitÎt commencé à la courtiser, moins par désir de lui plaire que par envie de se supplanter.
Leur mĂšre, prudente et pratique, espĂ©rait vivement quâun des deux triompherait, car la jeune femme Ă©tait riche, mais elle aurait aussi bien voulu que lâautre nâen eĂ»t point de chagrin.
Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets envolés à la moindre brise et un petit air crùne, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son esprit.
DĂ©jĂ elle semblait prĂ©fĂ©rer Jean, portĂ©e vers lui par une similitude de nature. Cette prĂ©fĂ©rence dâailleurs ne se montrait que par une presque insensible diffĂ©rence dans la voix et le regard, et en ceci encore quâelle prenait quelquefois son avis.
Elle semblait deviner que lâopinion de Jean fortifierait la sienne propre, tandis que lâopinion de Pierre devait fatalement ĂȘtre diffĂ©rente. Quand elle parlait des idĂ©es du docteur, de ses idĂ©es politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par moments : « Vos billevesĂ©es. » Alors, il la regardait dâun regard froid de magistrat qui instruit le procĂšs des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres ĂȘtres !
Jamais, avant le retour de ses fils, le pĂšre Roland ne lâavait invitĂ©e Ă ses parties de pĂȘche oĂč il nâemmenait jamais non plus sa femme, car il aimait sâembarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier retraitĂ©, rencontrĂ© aux heures de marĂ©e sur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnommĂ© Jean-Bart, chargĂ© de la garde du bateau.
Or, un soir de la semaine prĂ©cĂ©dente, comme Mme RosĂ©milly qui avait dĂźnĂ© chez lui disait : « Ăa doit ĂȘtre trĂšs amusant, la pĂȘche ? » lâancien bijoutier, flattĂ© dans sa passion, et saisi de lâenvie de la communiquer, de faire des croyants Ă la façon des prĂȘtres, sâĂ©cria :
« Voulez-vous y venir ?
â Mais oui.
â Mardi prochain ?
â Oui, mardi prochain.
â Ătes-vous femme Ă partir Ă cinq heures du matin ? »
Elle poussa un cri de stupeur :
« Ah ! mais non, par exemple. »
Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.
Il demanda cependant :
« à quelle heure pourriez-vous partir ?
â Mais... Ă neuf heures !
â Pas avant ?
â Non, pas avant, câest dĂ©jĂ trĂšs tĂŽt ! »
Le bonhomme hĂ©sitait. AssurĂ©ment on ne prendrait rien, car si le soleil chauffe, le poisson ne mord plus ; mais les deux frĂšres sâĂ©taient empressĂ©s dâarranger la partie, de tout organiser et de tout rĂ©gler sĂ©ance tenante.
Donc, le mardi suivant, la Perle avait Ă©tĂ© jeter lâancre sous les rochers blancs du cap de la HĂšve ; et on avait pĂȘchĂ© jusquâĂ midi, puis sommeillĂ©, puis repĂȘchĂ©, sans rien prendre, et le pĂšre Roland, comprenant un peu tard que Mme RosĂ©milly nâaimait et nâapprĂ©ciait en vĂ©ritĂ© que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jetĂ©, dans un mouvement dâimpatience irraisonnĂ©e, un zut Ă©nergique qui sâadressait autant Ă la veuve indiffĂ©rente quâaux bĂȘt...