XXXI
OĂč Gaetano Mammone entre en scĂšne
Nous lâavons dit au commencement du chapitre prĂ©cĂ©dent, saint François avait bien fait les choses, et la pĂȘche Ă©tait vraiment miraculeuse.
On eĂ»t dit que le saint, si religieusement priĂ© par Assunta et si gĂ©nĂ©reusement gratifiĂ© par Basso Tomeo dâune messe et de douze cierges, avait voulu mettre dans les filets du vieux pĂȘcheur et de ses trois fils un spĂ©cimen de tous les poissons du golfe.
Lorsque la traĂźne sortit de la mer et quâelle apparut sur le rivage avec sa poche pleine Ă rompre, on eĂ»t dit que câĂ©tait non pas la MĂ©diterranĂ©e, mais le Pactole qui dĂ©gorgeait toutes ses richesses sur la plage.
La dorade aux reflets dâor, la bonite aux mailles dâacier, la spinola Ă la robe dâargent, la trille au corsage rose, le dentiche aux nageoires lie-de-vin, le mulet au museau arrondi, le poisson-soleil que lâon croirait un tambour de basque tombĂ© Ă la mer, enfin le poisson saint-pierre, qui porte sur ses flancs lâempreinte des doigts de lâapĂŽtre, faisaient escorte, et semblaient la cour, les ministres, les chambellans dâun thon magnifique qui pesait au moins soixante rotoli, et qui semblait ce roi de la mer que, dans La Muette de Portici, promet Masaniello Ă ses compagnons sur un air si charmant.
Le vieux Basso Tomeo se tenait la tĂȘte Ă deux mains, ne pouvait en croire ses yeux et trĂ©pignait de joie. Les paniers apportĂ©s par le vieillard et ses fils, dans lâespoir dâune pĂȘche abondante, une fois remplis jusquâaux bords, ne contenaient pas le tiers de cette magnifique moisson faite dans la plaine qui se laboure toute seule.
Les enfants se mirent Ă la recherche de nouveaux rĂ©cipients, tandis que Basso Tomeo, dans sa reconnaissance, racontait Ă tout venant quâil devait ce miracle Ă la faveur toute particuliĂšre de saint François, son patron, Ă lâautel duquel il avait fait dire une messe et brĂ»ler douze cierges.
Le thon faisait surtout lâadmiration du vieux pĂȘcheur et des assistants : câĂ©tait un miracle quâaprĂšs les secousses quâil avait donnĂ©es au filet, il ne lâeĂ»t pas rompu, et, en sâouvrant Ă travers ses mailles une fuite pour lui-mĂȘme, nâeĂ»t pas ouvert en mĂȘme temps un passage Ă toute la gent Ă©caillĂ©e qui bondissait autour de lui.
Chacun, au rĂ©cit du vieux Basso Tomeo et Ă la vue de sa pĂȘche, se signait et criait : Evviva san Francisco ! Don Clemente seul, qui, de sa fenĂȘtre, dominait toute cette scĂšne, paraissait mettre en doute lâintervention du saint, et attribuer tout simplement ce miraculeux coup de filet Ă une de ces chances heureuses et comme en rencontrent parfois les pĂȘcheurs.
PlacĂ© dâailleurs comme il lâĂ©tait, câest-Ă -dire Ă la fenĂȘtre du premier Ă©tage de son palais et pouvant plonger du regard jusquâau coude que fait le quai de la Marinella, il voyait ce que Basso Tomeo, enfermĂ© avec son poisson au milieu dâun cercle de fĂ©liciteurs, ne pouvait pas voir et ne voyait pas.
Ce que don Clemente voyait et ce que ne voyait point Basso Tomeo, câĂ©tait fra Pacifico, arrivant du cĂŽtĂ© du marchĂ© avec son Ăąne, tenant orgueilleusement le milieu du pavĂ© comme dâhabitude, et devant infailliblement, sâil suivait la ligne droite, se heurter au monceau de poissons que venait de tirer de la mer le vieux Basso Tomeo.
Ce fut ce qui arriva ; en voyant un attroupement qui lui barrait le passage, sans savoir la cause de cet attroupement, fra Pacifico, pour le fendre plus facilement, prit Jacobin par la longe et marcha le premier en disant :
â Place ! au nom de saint François, place !
On comprend facilement que, dans une foule chantant les louanges du fondateur des ordres mineurs, un nouveau venu, quel quâil fĂ»t, se prĂ©sentant au nom du saint, devait trouver place ; mais place fut faite par cette mĂȘme foule avec dâautant plus de promptitude et de vĂ©nĂ©ration, que lâon reconnut fra Pacifico et son Ăąne Jacobin, que chacun savait avoir lâhonneur dâĂȘtre attachĂ©s au service particulier du saint.
Fra Pacifico allait donc, fendant la foule, ignorant ce quâelle contenait Ă son centre, lorsque tout Ă coup il se trouva face Ă face avec le vieux Tomeo et manqua de trĂ©bucher contre la montagne de poissons qui se mouvaient encore dans les derniĂšres convulsions dâagonie !
CâĂ©tait ce moment quâattendait don Clemente ; car il pouvait prĂ©voir quâil allait se passer une lutte curieuse entre le pĂȘcheur et le moine ; en effet, Ă peine Basso Tomeo eut-il reconnu Pacifico traĂźnant derriĂšre lui Jacobin, que, comprenant Ă quelle dĂźme exorbitante il allait ĂȘtre soumis, il jeta un cri de terreur et pĂąlit, tandis quâau contraire le visage de fra Pacifico sâillumina dâun formidable sourire en voyant vers quelle belle aubaine sa bonne Ă©toile le conduisait.
Il avait justement trouvĂ© le marchĂ© au poisson si mal fourni, quâil nâavait, quoique le lendemain fĂ»t jour maigre, rien jugĂ© digne de la bouche si finement connaisseuse des capucins de Saint-Ăphrem.
â Ah ! ah ! fit don Clemente assez haut pour ĂȘtre entendu dâen bas, câest-Ă -dire du quai, voilĂ qui devient intĂ©ressant.
Quelques personnes levĂšrent la tĂȘte ; mais, ne comprenant pas ce que voulait dire le jeune homme Ă la robe de chambre de velours, ils reportĂšrent presque aussitĂŽt leurs regards sur Basso Tomeo et fra Pacifico.
Au reste, frĂšre Pacifico ne laissa point longtemps Basso Tomeo dans les transes du doute ; il prit son cordon, lâĂ©tendit sur le thon et prononça les paroles sacramentelles :
â Au nom de saint François !
CâĂ©tait ce que prĂ©voyait don Clemente ; il Ă©clata de rire.
Il Ă©tait Ă©vident quâil allait assister au combat de deux des plus puissants mobiles des actions humaines : la superstition et lâintĂ©rĂȘt.
Basso Tomeo, qui croyait fermement tenir sa pĂȘche de saint François, dĂ©fendrait-il le plus beau morceau de cette pĂȘche contre saint François lui-mĂȘme, ou, ce qui Ă©tait exactement la mĂȘme chose, contre son reprĂ©sentant ?
DâaprĂšs ce qui allait se passer, don Clemente apprĂ©cierait dans la lutte que Naples allait avoir Ă soutenir pour la conquĂȘte de ses droits, quel fond les patriotes pouvaient faire sur le peuple, et si ce peuple, pour lequel ils se dĂ©voueraient au moment du renversement des prĂ©jugĂ©s, combattrait en faveur de ces prĂ©jugĂ©s, ou contre eux.
LâĂ©preuve ne fut pas heureuse pour le philosophe.
AprĂšs un combat intĂ©rieur qui ne dura au reste que quelques secondes, lâintĂ©rĂȘt fut vaincu par la superstition, et le vieux pĂȘcheur, qui avait paru disposĂ© un instant Ă dĂ©fendre sa propriĂ©tĂ© en cherchant des yeux si ses trois fils Ă©taient de retour avec les paniers quâils Ă©taient allĂ©s prendre, fit un pas en arriĂšre, et, dĂ©masquant lâobjet en litige, dit humblement :
â Saint François me lâavait donnĂ©, saint François me le reprend. Vive saint François ! Ce poisson est Ă vous, mon pĂšre.
â Ah ! lâimbĂ©cile ! ne put sâempĂȘcher de sâĂ©crier don Clemente.
Tous levĂšrent la tĂȘte, et les regards de la foule se fixĂšrent sur le jeune homme Ă la physionomie railleuse ; lâexpression des visages de ceux qui regardaient ne dĂ©passait pas encore lâĂ©tonnement, car personne ne comprenait parfaitement Ă qui sâadressait lâĂ©pithĂšte dâimbĂ©cile.
â Oh ! câest toi, Basso Tomeo, et non un autre que jâappelle imbĂ©cile ! sâĂ©cria don Clemente.
â Et pourquoi cela, Excellence ?
â Parce que, toi et tes trois fils, qui ĂȘtes dâhonnĂȘtes gens, de braves travailleurs, et, de plus, de vigoureux gaillards, vous vous laissez enlever le prix de votre labeur par un moine fripon, paresseux et impudent.
Fra Pacifico, qui avait cru que la vĂ©nĂ©ration attachĂ©e Ă son habit le mettait hors de la question, attaquĂ© ainsi en face et Ă lâimproviste, chose quâil nâeĂ»t jamais crue possible, poussa un rugissement de colĂšre et montra son bĂąton Ă don Clemente.
â Garde ton bĂąton pour ton Ăąne, moine ; il nây a quâĂ lui que ton bĂąton puisse faire peur.
â Oui ; mais je vous en prĂ©viens, don Cicillo1, mon Ăąne sâappelle Jacobin.
â Eh bien, alors, câest ton Ăąne qui porte le nom de lâhomme, et câest toi qui as le nom de la bĂȘte.
La foule se mit Ă rire : elle commence toujours, lorsquâelle Ă©coute une dispute, par ĂȘtre du parti de celui qui a de lâesprit.
Fra Pacifico, furieux, ne sut quâapostropher don Clemente de ce nom qui Ă©tait pour lui la plus terrible injure.
â Je te dis que tu es un jacobin ! Cet homme est un jacobin, mes frĂšres ; le voyez-vous avec ses cheveux coupĂ©s Ă la Titus et son pantalon sous sa robe de chambre ? Jacobin ! jacobin ! jacobin !
â Jacobin tant que tu voudras, et je me vante dâĂȘtre jacobin.
â Vous entendez, hurla fra Pacifico, il avoue quâil est jacobin !
â Dâabord, lui dit don Clemente, sais-tu ce que câest quâun jacobin ?
â Câest un dĂ©magogue, un sans-culotte, un septembriseur, un rĂ©gicide.
â En France, câest possible ; mais, Ă Naples, Ă©coute bien ceci et tĂąche de ne pas lâoublier : jacobin veut dire un honnĂȘte homme qui aime son pays, qui voudrait le bonheur du peuple, et, par consĂ©quent, lâabolition des prĂ©jugĂ©s qui lâabrutissent ; qui demande lâĂ©galitĂ©, câest-Ă -dire les mĂȘmes lois pour les petits comme pour les grands ; la libertĂ© pour tous, afin que tous les pĂȘcheurs puissent jeter Ă©galement leurs filets dans toutes les parties du golfe, et quâil nây ait point de rĂ©serves mĂȘme pour le roi, Ă Portici, Ă Chiatamone et Ă Mergellina, attendu que la mer est Ă tout le monde, comme lâair que nous respirons, comme le soleil qui nous Ă©claire ; un jacobin, enfin, câest un homme qui veut la fraternitĂ©, câest-Ă -dire qui regarde tous les hommes comme ses frĂšres, et qui dit : « Il nâest pas juste que les uns se reposent et mendient, tandis que les autres se fatiguent et travaillent », ne voulant pas quâun pauvre pĂȘcheur qui a passĂ© la nuit Ă poser ses filets et la journĂ©e Ă les tirer, quand il a, une fois par hasard, ce qui lui arrive tous les dix ans, pris un poisson qui vaut trente ducats...
La foule sembla trouver le prix trop élevé et se mit à rire.
â Jâen donne trente ducats, moi, continua Filomarino. Eh bien, je le rĂ©pĂšte, un jacobin est un homme qui ne veut pas que, quand un pauvre pĂȘcheur a pris un poisson qui vaut trente ducats, il lui soit volĂ© par un homme, â je me trompe, un moine â un moine nâest pas un homme ; celui qui mĂ©rite le nom dâhomme est celui qui rend des services Ă ses frĂšres, et non celui qui les vole, celui qui rend des services Ă la sociĂ©tĂ© et non celui qui est Ă sa charge, qui travaille et qui touche honorablement le prix de son labeur pour nourrir une femme et des enfants, et non celui qui, la plupart du temps, dĂ©tourne la femme des autres et dĂ©bauche ses enfants au profit de la paresse et de lâoisivetĂ©. VoilĂ ce que câest quâun jacobin, moine, et, si câest lĂ ce que câest quâun jacobin, oui, je suis jacobin !
â Vous lâentendez ! sâĂ©cria le moine exaspĂ©rĂ©, il insulte lâĂglise, il insulte la religion, il insulte saint François... Câest un athĂ©e !
Plusieurs voix demandĂšrent :
â Quâest-ce quâun athĂ©e ?
â Câest, rĂ©pondit fra Pacifico, un homme qui ne croit pas en Dieu, qui ne croit pas en la Madone, qui ne croit pas en JĂ©sus-Christ, enfin qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.
Ă chacune de ces accusations, don Clemente Filomarino avait vu les yeux de la foule sâanimer et briller de plus en plus. Il Ă©tait Ă©vident que, si la lutte continuait entre lui et le moine, et avait pour arbitre une foule ignorante et fanatique, le rĂ©sultat serait contre lui. Ă la derniĂšre accusation, quelques hommes avaient poussĂ© un cri de colĂšre en lui montrant le poing et en rĂ©pĂ©tant aprĂšs fra Pacifico :
â Câest un jacobin, câest un athĂ©e, câest un homme qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.
â Enfin, continua le moine, qui avait gardĂ© cet argument pour le dernier, câest un ami des Français.
Quelques hommes, Ă cette derniĂšre invective, ramassĂšrent des pierres.
â Et vous, leur cria don Clemente, vous ĂȘtes des Ăąnes auxquels on ne mettra jamais de bĂąts assez pesants et auxquels on ne fera jamais porter de charges assez lourdes.
Et il referma sa fenĂȘtre.
Mais, au moment oĂč il refermait sa fenĂȘtre, une voix cria ?
â Ă bas les Français ! Mort aux Français !
Et cinq ou six pierres brisĂšrent la vitre derriĂšre don Clemente.
Une de ces pierres, lâatteignant au visage, lui fit une lĂ©gĂšre blessure.
Peut-ĂȘtre, si le jeune homme eĂ»t eu la prudence de ne point reparaĂźtre, la colĂšre de cette multitude se fĂ»t-elle calmĂ©e par cette vengeance ; mais, furieu...