introduction
Un épisode de la session parlementaire de 1889-1890
Dans l’édition du 15 octobre 1889 de La Presse, on peut lire un texte anonyme intitulé « La littérature et le gouvernement ». La personne s’y indigne d’un prétendu favoritisme dans les achats de livres du gouvernement d’Honoré Mercier, au pouvoir depuis 1887 : « C’est une bonne idée que d’encourager la littérature nationale : c’est une très vilaine manie que de prodiguer l’argent du public à des auteurs qui ne le sont guère, et pour des œuvres de si peu qu’un libraire n’en voudrait pas charger les tablettes de son arrière-boutique. » L’auteur de ces lignes n’ose pas faire d’attaques ad hominem – qui sont les mauvais auteurs en question ? – et ne précise pas les critères esthétiques qui devraient l’emporter sur le favoritisme du gouvernement, sinon « l’étude, la réflexion, les efforts sérieux », ce qui ne nous avance pas beaucoup pour départager le bon grain de l’ivraie. Seul indice : « Les autres restent à l’arrière-plan et ne peuvent lutter contre cette vague montante de compilations poussiéreuses, de lieux communs mis en statistique, de nomenclature à faire dormir debout le plus tenace des répétiteurs d’histoire naturelle. »
L’univers médiatique est dense au xixe siècle. De 1860 à 1900, on dénombre 600 nouveaux journaux, le plus souvent éphémères, sur le territoire du Québec actuel. Dans un système où ces périodiques forment un réseau serré de renvois d’un texte à l’autre, de ripostes, de récupérations et même de plagiats, la réponse à l’auteur anonyme ne tarde pas à venir. Le 6 novembre, on peut lire dans L’Électeur de Québec, journal officiel du Parti libéral :
Nous n’avons rien à faire avec ce monsieur et le gouvernement aurait tort de s’en occuper. Mais son assertion doit être relevée et il est juste de publier les ouvrages de littérature canadienne encouragés par le gouvernement actuel, depuis le 1er février 1887. Voici cette liste. Elle est complète, et nous invitons la Presse à nous dire quels sont les ouvrages qui, dans cette liste, n’auraient pas dû être encouragés par le gouvernement.
Cette liste est en fait un véritable compendium de la vie littéraire de l’époque. Le gouvernement a notamment acheté des ouvrages de députés conservateurs comme Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1820-1890) et Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice (1844-1897).
L’histoire ne se termine pas là : elle rebondit rapidement à l’Assemblée législative à Québec. Lors de la séance du 29 janvier 1890, le député conservateur de Terrebonne, Guillaume-Alphonse Nantel (1852-1909), en outre rédacteur en chef de La Presse au moment où a paru ledit texte, reprend l’offensive dans les mêmes termes. Cette fois-ci, par contre, Nantel nomme des livres en se basant sur la liste de L’Électeur où, dit-il, « les ouvrages de littérature sont excessivement rares ».
On peut supposer que ce qu’il juge relever de la littérature est encore largement tributaire du système des belles-lettres qu’on enseignait alors dans les collèges de la province. Dans le cas de Nantel, il s’agit du Petit Séminaire de Sainte-Thérèse, fondé en 1845. Le Traité classique de littérature, contenant les humanités et la rhétorique (1816) de Claude-Louis Grandperret et L’Abrégé du traité rhétorique et pratique de littérature d’Émile Lefranc (1841), utilisés dans les classes des collèges au milieu du xixe siècle, montrent en effet la persistance des règles stylistiques et morales classiques : « La littérature est la connaissance approfondie des belles-lettres et de ce qu’il y a de plus remarquable dans les auteurs anciens et modernes. Elle renferme également la prose et les vers, et par conséquent elle embrasse tous les genres de composition littéraire, tout ce qui est du ressort de la poésie et de l’éloquence. » On devine que les proses d’idées, les propos politiques et les chroniques, par exemple, ne sont pas du lot. Ainsi, pour représenter ce qui n’est pas littéraire, Nantel retient des titres comme Entre-Nous (1889) de Léon Ledieu, recueil de chroniques parues dans Le Monde illustré pour l’essentiel, La Vérité sur la question métisse (1889) d’Adolphe Ouimet, qui défend la cause des Métis et celle de Louis Riel, et Le Mémorial canadien (1889), publié par E. B. Biggar à Montréal. Le député de Terrebonne se moque de ce dernier ouvrage : « C’est un volume remarquable : sa reliure est rouge et se déteint : il change de couleurs comme le gouvernement. Il a coûté$2 pièce ; est-ce à titre de commission ? Le gouvernement devrait encourager la littérature et non la spéculation. » Les comptes publics de la province de Québec de 1890 révèlent un paiement de 200 dollars à A. Ménard pour l’impression de l’ouvrage. L’année suivante, le commissaire de l’Agriculture et de la Colonisation reçoit 625 dollars pour l’achat de 500 exemplaires de l’ouvrage.
Ce Mémorial canadien est vraisemblablement le livre que visait l’auteur de la lettre anonyme parue dans La Presse, qui parlait de « cette vague montante de compilations poussiéreuses, de lieux communs mis en statistique, de nomenclature à faire dormir debout le plus tenace des répétiteurs d’histoire naturelle ». Le secrétaire de la province, Charles-Ernest Gagnon (1846-1901), semble voir clair dans le jeu du député Nantel et lui sert cette réplique :
Puis le Mémorial sur le Canada, de Biggar. Ce n’est pas un assemblage de brochures, comme le prétend le dép...