CHAPITRE 5
Du délire au suicide :
le rapport troublé à soi-même
Tout ce qui est incompréhensible, ne laisse pas d’être.
Blaise Pascal, Pensées
Le suicide, ce n’est pas vouloir mourir, c’est vouloir disparaître.
Georges Perros, Papiers collés
Dès la première lecture des requêtes pour évaluation psychiatrique, on perçoit clairement que plusieurs dimensions hétéroclites s’entremêlent dans les événements qui tissent une situation problématique : insécurité alimentaire, précarité résidentielle, isolement social, conflits interpersonnels, comportements ou attitudes étranges, dérangeants, inquiétants, menaçants ou violents. Cette complexité événementielle bien documentée, qui pose problème sans aucun doute aux individus concernés comme aux autres, nous rappelle le rôle plus large que le dispositif de la garde provisoire joue afin de répondre à la nécessité « politique » de gestion d’une vulnérabilité et d’une conflictualité psychosociales en quelque sorte chroniques. En effet, la stratégie d’intervention formalisée, qui va de la garde provisoire au traitement psychiatrique, répond à une demande de gestion à court terme de situations problématiques qui dépassent largement le domaine de la psychiatrie. N’était-ce pas également le rôle du dispositif asilaire, qui offrait une réponse tout aussi « politique », mais en résonance avec les modes d’institutionnalisation de situations problématiques propres à l’époque, c’est-à-dire la prise en charge totale et à long terme de la personne visée ?
Comme on le verra dans les trois prochains chapitres, toutes les situations-problèmes sont associées à divers degrés à la défavorisation économique des individus concernés, à leur isolement social de plus en plus grand, à leur impossibilité d’interagir et d’évoluer dans le cadre des exigences ordinaires de la normativité sociale courante (emploi, relations interpersonnelles quotidiennes, autonomie dans la vie de tous les jours) ainsi qu’à l’impuissance et à l’épuisement de leurs proches (ressources, temps, énergie) par rapport à la gestion de certaines situations problématiques à la fois lourdes, variées et imprévisibles qui les dépassent.
À première vue, la requête pour évaluation psychiatrique semble s’attaquer à deux grands ensembles problématiques qui concernent d’une part la vulnérabilité psychosociale grave des personnes touchées et, d’autre part, la conflictualité psychosociale grave qui rend pénibles, ingérables, épuisantes, voire dans certains cas inquiétantes, menaçantes et violentes, les interactions entre les individus visés et les autres (famille, entourage, étrangers) qui sont à l’origine de la requête. Dans ce chapitre, nous aborderons le premier grand ensemble de situations-problèmes, qui comprend les catégories de la désorganisation mentale et du risque de suicide. Elles mettent en évidence l’entraînement dramatique de certaines personnes dans l’engrenage dévastateur de la détresse psychologique sévère et de la vulnérabilité sociale grave. Ce ne sont donc pas les autres qui sont mis en danger par ces situations-problèmes, mais la personne concernée, qui tantôt se brouille avec la réalité de plusieurs manières (délire, confusion, désorientation), tantôt veut se faire du mal jusqu’à en finir avec la vie (automutilation, abandon de soi, menaces ou tentatives de suicide). Dans les deux cas, l’intégrité psychique, sociale et physique des individus touchés est fortement compromise : ils se coupent non seulement de la réalité, mais aussi de la société et, finalement, de la vie.
Toutefois, même dans ces situations où l’explication de tout ce qui pose problème se trouve apparemment du côté de la personne touchée, alors conçue comme « cerveau-organisme » ou « psychisme-esprit », on peut distinguer la part du mental perturbé et celle du social problématique dans les situations concrètes qui appellent une intervention. Comment se superposent, s’arriment, s’imbriquent, s’hybrident ou fusionnent les dimensions mentales et sociales dans ces deux catégories de situations-problèmes où l’individu paraît livrer un combat solitaire et dramatique avec lui-même ?
Grande désorganisation mentale
Cette catégorie concerne les situations-problèmes où le psychisme de la personne peut s’égarer, s’altérer ou carrément s’effondrer à cause d’un déni de la réalité, de la construction d’une réalité alternative, d’une incohérence manifeste, d’hallucinations envahissantes ou d’une profonde confusion. Souvent, les dossiers des individus visés sont accompagnés d’un ou de plusieurs diagnostics psychiatriques formels et d’allusions à des antécédents psychiatriques s’étendant sur de longues années. Même si la désorganisation mentale regroupe seulement 11,85 % de l’ensemble des recours à la loi P-38, elle demeure fortement emblématique dans le champ de la santé mentale. Elle incarne en effet la représentation la plus classique que l’on se fait du noyau dur de la folie mentale à travers les époques. Sans elle, comment justifier la mise sur pied d’un dispositif spécifique portant sur un type de dangerosité particulière que l’on attribue de manière explicite à l’état mental de la p...