CHAPITRE PREMIER
Les deux politiques
LE MUNICIPALISME LIBERTAIRE est une des nombreuses thĂ©ories politiques qui sâintĂ©ressent aux principes et Ă la pratique de la dĂ©mocratie. Contrairement Ă la plupart de ces thĂ©ories, cependant, il nâaccepte pas la convention selon laquelle lâĂtat et les systĂšmes de gouvernement aujourdâhui typiques des pays occidentaux sont vĂ©ritablement dĂ©mocratiques. Le municipalisme libertaire les considĂšre plutĂŽt comme des Ătats rĂ©publicains ayant des prĂ©tentions dĂ©mocratiques.
Bien sĂ»r, puisquâils possĂšdent diverses institutions reprĂ©sentatives, ils sont plus « dĂ©mocratiques » que dâautres formes dâĂtat telles que la monarchie et la dictature. Mais ce nâen sont pas moins des Ătats, de grandes structures de domination oĂč quelques personnes rĂ©gentent tous les autres. Un Ătat, par sa nature mĂȘme, est structurellement et professionnellement sĂ©parĂ© de lâensemble de la population ; en fait, il est placĂ© au-dessus des simples citoyens. Il exerce le pouvoir sur eux et prend des dĂ©cisions qui affectent leur vie. En derniĂšre instance, son pouvoir repose sur la violence, dont il sâest arrogĂ© le monopole lĂ©gal avec lâarmĂ©e et la police. Dans une structure oĂč le pouvoir est distribuĂ© si inĂ©galement, la dĂ©mocratie est impossible. Loin dâincarner le gouvernement par le peuple, mĂȘme un Ătat rĂ©publicain est incompatible avec lui.
Le municipalisme libertaire propose une dĂ©mocratie qui nâest pas simplement le cache-sexe du gouvernement par lâĂtat. Sa dĂ©mocratie est directe, câest-Ă -dire que les citoyens, dans leur communautĂ©, dirigent leurs affaires au moyen de dĂ©libĂ©rations et de prises de dĂ©cision faites en prĂ©sence les uns des autres, au lieu que lâĂtat le fasse pour eux.
Contrastant avec les thĂ©ories de la « dĂ©mocratie » reprĂ©sentative, le municipalisme libertaire fait une nette distinction entre la politique (politics) et lâexercice du pouvoir (statecraft). Dans leur sens traditionnel, bien sĂ»r, ces deux notions sont presque interchangeables. La politique comme on la conçoit couramment est une composante essentielle des systĂšmes de gouvernement reprĂ©sentatifs. Câest lâensemble des procĂ©dures et des pratiques par lesquelles le « peuple » choisit un petit groupe dâindividus (les politiciens) pour ĂȘtre ses porte-parole et le reprĂ©senter au sein dâun corps lĂ©gislatif ou exĂ©cutif.
Ces politiciens, dans la politique telle quâon la connaĂźt, sont affiliĂ©s Ă des partis censĂ©s ĂȘtre des associations de personnes qui Ă©pousent un programme ou une philosophie politique. En thĂ©orie, ils font la promotion du programme et de la philosophie de leur parti. Quand approche une Ă©lection visant Ă combler un poste de gouvernement, les diffĂ©rents partis prĂ©sentent des politiciens comme candidats et, Ă lâaide de nombreux consultants, ils mĂšnent une campagne Ă©lectorale visant Ă persuader les citoyens de voter pour eux. Chaque parti vante son propre candidat comme Ă©tant le mieux indiquĂ© pour le poste et dĂ©nigre ceux de ses adversaires. Pendant la campagne, les candidats expriment leurs positions respectives sur les questions importantes de lâheure, ce qui rĂ©vĂšle leurs divergences, de sorte que les Ă©lecteurs peuvent saisir tout lâĂ©ventail des choix offerts.
Avec un peu de chance, les Ă©lecteurs (maintenant devenus un « corps Ă©lectoral ») rĂ©flĂ©chissent aux problĂšmes et considĂšrent calmement les positions de chaque candidat avant de faire leur choix. Les candidats dont les positions sâaccordent le mieux avec celles de la majoritĂ© sont rĂ©compensĂ©s par lâobtention du poste quâils convoitent. PĂ©nĂ©trant dans les couloirs du gouvernement, ces nouveaux Ă©lus, dit-on, vont travailler dâarrache-pied pour ceux qui ont votĂ© pour eux (et qui portent maintenant un autre nom, ce sont des « commettants »). Les Ă©lus respectent scrupuleusement les engagements quâils ont pris pendant la campagne Ă©lectorale, du moins câest ce quâon nous dit. Quand ils se prononcent sur une loi ou prennent des dĂ©cisions, ils dĂ©fendent avant tout les points de vue de leurs commettants. RĂ©sultat : les lois, les dĂ©crets et les rĂšglements reflĂštent la volontĂ© de la majoritĂ© des citoyens.
Tout lecteur sensĂ© aura dĂ©jĂ compris que ce tableau nâest quâune illusion, et son caractĂšre « dĂ©mocratique » une chimĂšre. Loin dâincarner la volontĂ© du peuple, les politiciens sont des professionnels dont les intĂ©rĂȘts carriĂ©ristes dĂ©pendent de lâobtention du pouvoir par lâĂ©lection ou la nomination Ă un poste. Pendant leurs campagnes Ă©lectorales, qui ne portent que partiellement ou mĂȘme trĂšs superficiellement sur les prĂ©occupations des hommes et des femmes ordinaires, le plus souvent ils se servent des mĂ©dias de masse pour influencer et manipuler ces prĂ©occupations, ou mĂȘme pour en crĂ©er de toutes piĂšces afin de dĂ©tourner lâattention. La nature manipulatrice de ce systĂšme apparaĂźt de façon particuliĂšrement flagrante aux Ătats-Unis, oĂč les campagnes Ă©lectorales rĂ©centes, financĂ©es par de puissants intĂ©rĂȘts, mettent de plus en plus lâaccent sur des sujets insignifiants mais Ă©motionnellement explosifs, dĂ©tournent lâattention de lâ« Ă©lectorat » et masquent les problĂšmes de fond qui affectent rĂ©ellement la vie de celui-ci. Les programmes des candidats sont de plus en plus insipides et, tout le monde le reconnaĂźt, ils ont de moins en moins de rapport avec le comportement quâadoptera le candidat une fois Ă©lu.
En effet, une fois en poste, les politiciens renient trĂšs volontiers leurs promesses Ă©lectorales. Au lieu de sâoccuper des besoins de ceux qui ont votĂ© pour eux ou de faire avancer les politiques quâils ont dĂ©fendues, ils trouvent souvent plus avantageux de servir les intĂ©rĂȘts financiers qui sont prĂȘts Ă faire mousser leur carriĂšre. DâĂ©normes sommes dâargent sont nĂ©cessaires pour mener une campagne Ă©lectorale, et, par consĂ©quent, les candidats dĂ©pendent des gros donateurs pour se faire Ă©lire. Ă des degrĂ©s divers, ceux qui sont Ă©lus pour reprĂ©senter la population finiront par soutenir des politiques qui protĂšgent les intĂ©rĂȘts des riches dĂ©jĂ Ă©tablis plutĂŽt que ceux du groupe quâils sont censĂ©s reprĂ©senter.
Si les politiciens font ces choix, ce nâest pas parce quâils sont « mĂ©chants » ; de fait, plusieurs sont entrĂ©s dans la vie publique par idĂ©alisme. Ils le font parce quâils sont pris dans un systĂšme de pouvoir dont les impĂ©ratifs en sont venus Ă les gouverner. Ce systĂšme, disons-le simplement, câest lâĂtat lui-mĂȘme, dominĂ© par la puissance de lâargent. En fonctionnant dans le cadre de ce systĂšme, les politiciens en partagent bientĂŽt les buts, qui sont dâassurer le monopole du pouvoir Ă une Ă©lite de professionnels et de protĂ©ger et promouvoir les intĂ©rĂȘts des riches, et non de rendre la multitude autonome et de redistribuer la richesse.
De leur cĂŽtĂ©, les partis politiques auxquels les « politiciens » sont affiliĂ©s ne sont pas nĂ©cessairement des regroupements de nobles citoyens partageant certaines opinions politiques. Essentiellement, ce sont des structures hiĂ©rarchisĂ©es, des bureaucraties qui cherchent Ă sâapproprier le pouvoir dâĂtat par lâentremise de leurs candidats. Leurs prĂ©occupations principales sont les exigences pratiques des luttes de pouvoir et de la mobilisation, et non le mieux-ĂȘtre des Ă©lecteurs du parti, si ce nâest en paroles, en vue dâattirer des votes. Mais ces partis politiques ne sont nullement des expressions du corps politique formĂ© par les citoyens. Loin dâincarner la volontĂ© de ceux-ci, les partis fonctionnent prĂ©cisĂ©ment pour rĂ©frĂ©ner le corps politique, pour le contrĂŽler et le manipuler â en fait, pour lâempĂȘcher de dĂ©velopper une volontĂ© indĂ©pendante.
Quelle que soit la concurrence entre les partis, quelles que soient les divergences rĂ©elles quâils puissent avoir sur des questions prĂ©cises, tous renforcent la lĂ©gitimitĂ© de lâĂtat et fonctionnent Ă lâintĂ©rieur de ses paramĂštres. Le parti qui nâest pas au pouvoir nâest rien dâautre quâun gouvernement fantĂŽme qui attend son tour.
Affirmer quâun tel systĂšme dĂ©finit ce quâest la politique nâaurait guĂšre de sens ; il sâagit plutĂŽt de politique politicienne, lâart de prendre et dâexercer le pouvoir dâĂtat (statecraft). ProfessionnalisĂ©, manipulateur et immoral, ce systĂšme de gouvernement des masses par une Ă©lite usurpe lâidentitĂ© de la dĂ©mocratie et travestit les idĂ©aux dĂ©mocratiques auxquels il rend cyniquement hommage lors dâappels pĂ©riodiques Ă lâ« Ă©lectorat ». Loin dâhabiliter ou dâautonomiser la population, ce systĂšme prĂ©suppose lâabdication gĂ©nĂ©ralisĂ©e du pouvoir par les citoyens. Il les rĂ©duit au statut de « contribuables », dâ« Ă©lecteurs » et de « commettants », comme sâils Ă©taient trop immatures ou incompĂ©tents pour sâoccuper eux-mĂȘmes des affaires publiques. On attend dâeux quâils soient passifs et quâils laissent les Ă©lites sâoccuper de leur bien-ĂȘtre. Ils doivent participer Ă la « politique » les jours dâĂ©lection, quand le « taux de participation » donne de la lĂ©gitimitĂ© au systĂšme lui-mĂȘme, et bien sĂ»r au moment de payer les impĂŽts qui le financent. Le reste de lâannĂ©e, les maĂźtres de lâart du pouvoir prĂ©fĂšrent que le peuple sâoccupe de ses affaires privĂ©es et oublie lâactivitĂ© des politiciens. En effet, quand les gens secouent leur passivitĂ© et commencent Ă prendre un intĂ©rĂȘt actif Ă la vie politique, ils peuvent causer des problĂšmes Ă lâĂtat en attirant lâattention sur le dĂ©calage entre la rĂ©alitĂ© sociale et sa rhĂ©torique.
La politique comme démocratie directe
Bien que lâusage les ait rendus interchangeables, la politique nâest en rien assimilable Ă lâart du pouvoir, et lâĂtat nâest pas le domaine naturel oĂč elle sâexerce. Au cours des siĂšcles passĂ©s, avant lâĂ©mergence de lâĂtat-nation, la politique signifiait lâactivitĂ© des citoyens au sein dâun corps public, exerçant le pouvoir grĂące Ă des institutions partagĂ©es et participatives. Au contraire de lâĂtat, la politique, telle quâelle a dĂ©jĂ Ă©tĂ© et telle quâelle pourrait redevenir, est directement dĂ©mocratique. Dans la forme que propose le municipalisme libertaire, câest la gestion directe des affaires communautaires par les citoyens en personne au sein dâinstitutions participatives, notamment les assemblĂ©es populaires.
Dans la sociĂ©tĂ© de masse dâaujourdâhui, la possibilitĂ© que le peuple gĂšre un jour ses propres affaires dans de telles assemblĂ©es peut sembler terriblement mince. Et pourtant, les pĂ©riodes de lâhistoire oĂč les gens le faisaient sont bien plus prĂšs de nous quâon pourrait le croire. La dĂ©mocratie directe Ă©tait au cĆur de la tradition politique que les sociĂ©tĂ©s occidentales prĂ©tendent chĂ©rir ; elle est sa source mĂȘme. Car la tradition politique dĂ©mocratique ne commence pas avec lâĂtat-nation, mais dans la dĂ©mocratie participative de lâantique AthĂšnes, vers le milieu du Ve siĂšcle avant lâĂšre chrĂ©tienne. La politique telle que lâa dĂ©crite Aristote signifiait Ă lâorigine « dĂ©mocratie directe » ; le mot politique lui-mĂȘme dĂ©rive de polis, terme grec (souvent mal traduit par « citĂ©-Ătat ») dĂ©signant la dimension participative et publique dâune communautĂ©.
Dans la polis athĂ©nienne, la dĂ©mocratie directe a atteint un degrĂ© remarquable. Pendant lâune des pĂ©riodes les plus fascinantes de lâhistoire europĂ©enne et mĂȘme mondiale, entre le VIIIe et le Ve siĂšcle avant notre Ăšre, les hommes dâAthĂšnes et leurs porte-parole tels que Solon, ClisthĂšne et PĂ©riclĂšs (trois renĂ©gats de lâaristocratie) dĂ©membrĂšrent graduellement le systĂšme fĂ©odal traditionnel qui existait depuis le temps dâHomĂšre et crĂ©Ăšrent des institutions qui ouvraient la vie publique Ă tous les hommes adultes dâAthĂšnes. Le pouvoir cessa dâĂȘtre la prĂ©rogative dâune petite caste aristocratique et devint plutĂŽt lâactivitĂ© du citoyen. Ă son apogĂ©e, le corps public dâAthĂšnes comprenait probablement quelque 40 000 citoyens adultes de sexe masculin. (Malheureusement, il excluait de toute participation politique les femmes, les esclaves et les rĂ©sidants Ă©trangers, parmi lesquels figurait Aristote lui-mĂȘme.)
La conception de la vie politique de lâAthĂšnes antique offre un contraste frappant avec celle Ă laquelle sont aujourdâhui habituĂ©s la plupart des citoyens des « dĂ©mocraties » occidentales. De nos jours, nous considĂ©rons presque toujours les individus comme des ĂȘtres essentiellement privĂ©s qui trouvent parfois nĂ©cessaire ou utile dâentrer dans la vie publique, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă leur corps dĂ©fendant, de maniĂšre Ă protĂ©ger ou Ă favoriser leurs intĂ©rĂȘts privĂ©s. Selon lâopinion courante, la participation politique est un fardeau (habituellement) dĂ©plaisant mais nĂ©anmoins inĂ©vitable, quâil faut supporter avec stoĂŻcisme avant de retourner Ă sa « vraie vie » dans la sphĂšre privĂ©e.
Les AthĂ©niens de lâAntiquitĂ© pensaient au contraire que les hommes adultes sont des ĂȘtres intrinsĂšquement politiques, quâil est dans leur nature mĂȘme de socialiser les uns avec les autres pour organiser et gĂ©rer leur vie communautaire. Bien que la nature humaine ait des facettes publiques et privĂ©es, sa marque distinctive reposait selon eux dans lâĂ©lĂ©ment politique. Par consĂ©quent, en tant quâĂȘtres politiques, les hommes grecs ne pouvaient sâaccomplir entiĂšrement Ă moins de participer Ă la vie communautaire organisĂ©e ; sans leur participation, il nây avait pas de vie communautaire, pas de communautĂ© organisĂ©e â et donc pas de libertĂ©.
Contrairement aux professionnels qui aujourdâhui gĂšrent les citadelles de lâĂtat et se livrent aux machinations du pouvoir, les AthĂ©niens de lâAntiquitĂ© maintenaient un systĂšme dâautogouvernement dont le caractĂšre amateur Ă©tait dĂ©libĂ©rĂ©. Ses institutions â particuliĂšrement les rĂ©unions quasi hebdomadaires de lâassemblĂ©e des citoyens et le systĂšme judiciaire aux Ă©normes jurys â rendaient possible une participation politique gĂ©nĂ©rale et continuelle. La plupart des postes civiques Ă©taient remplis par tirage au sort et frĂ©quemment alternĂ©s. CâĂ©tait une communautĂ© dans laquelle les citoyens Ă©taient considĂ©rĂ©s comme capables non seulement de se gouverner eux-mĂȘmes, mais encore dâassumer un poste quand le sort les y appelait.
La dĂ©mocratie directe dâAthĂšnes dĂ©clina dans la foulĂ©e de la guerre du PĂ©loponnĂšse. Sous lâEmpire romain et aprĂšs, lâidĂ©e de dĂ©mocratie directe devint de plus en plus mal vue parce quâon en fit lâĂ©quivalent du « rĂšgne de la populace », surtout dans les Ă©crits des thĂ©oriciens et des auteurs au service dâun maĂźtre impĂ©rial, royal ou ecclĂ©siastique. Mais la notion de politique comme autogestion populaire ne sâest jamais totalement Ă©teinte : lâidĂ©e et sa rĂ©alitĂ© ont persistĂ© pendant les siĂšcles qui sĂ©parent ces Ă©poques de la nĂŽtre. Dans bien des communes de lâEurope mĂ©diĂ©vale, dans la Nouvelle-Angleterre coloniale et le Paris rĂ©volutionnaire, parmi tant dâautres lieux, les citoyens se rĂ©unissaient pour discuter de la communautĂ© dans laquelle ils vivaient et pour la diriger. Ăvidemment, les papes, les princes, les rois ont souvent surimposĂ© des structures de pouvoir, mais Ă lâĂ©chelon local, dans les villages, les villes et les quartiers, les gens ont contrĂŽlĂ© une grande partie de leur vie communautaire jusque tard dans lâĂšre moderne.
(Disons tout de suite quâon ne trouve pas dans lâhistoire dâexemple de dĂ©mocratie directe idĂ©ale. Tous les cas les plus notables, y compris celui de lâantique AthĂšnes, sont gravement entachĂ©s dâun Ă©lĂ©ment patriarcal et dâautres formes dâoppression. NĂ©anmoins, on peut sĂ©lectionner les meilleurs Ă©lĂ©ments de ces exemples et les rĂ©unir en un rĂ©gime politique qui ne serait ni parlementaire, ni bureaucratique, ni centralisĂ©, ni professionnalisĂ©, mais qui serait proprement dĂ©mocratique.)
LĂ , Ă la base de la sociĂ©tĂ©, de riches cultures politiques sâĂ©panouissaient. Les discussions publiques quotidiennes bouillonnaient dans les parcs, au coin des rues, dans les Ă©coles, les cafĂ©s, les clubs, partout oĂč le hasard rĂ©unissait les gens. Bien des petites places dans les villes de lâAntiquitĂ©, du Moyen Ăge et de la Renaissance Ă©taient des lieux oĂč les citoyens sâassemblaient spontanĂ©ment, discutaient de leurs problĂšmes et adoptaient une ligne de conduite. Ces cultures politiques vivantes touchaient aux aspects culturels autant quâĂ ceux qui Ă©taient purement politiques : elles sâaccompagnaient de rituels civiques, de festivals, de cĂ©lĂ©brations et dâexpressions partagĂ©es de joie et de deuil. Dans les villages, les villes, les quartiers et les citĂ©s, la participation politique Ă©tait un processus autoformateur au sein duquel les citoyens, parce quâils Ă©taient habilitĂ©s Ă gĂ©rer leur communautĂ©, dĂ©veloppaient non seulement un fort esprit de corps politique, mais aussi une riche identitĂ© personnelle.
Recréer la politique
Avec la montĂ©e et la consolidation des Ătats-nations, le pouvoir centralisĂ© commença Ă Ă©touffer cette participation publique, en assujettissant au contrĂŽle de lâĂtat mĂȘme les localitĂ©s Ă©loignĂ©es et en mettant fin Ă lâautonomie dont elles avaient joui jusque-lĂ . Au dĂ©but, cette invasion fut menĂ©e au nom de monarques se rĂ©clamant du droit divin. AprĂšs que le concept de dĂ©mocratie fut devenu lâobjet dâune aspiration populaire passionnĂ©e au dĂ©but du XIXe siĂšcle, les bĂątisseurs des Ătats rĂ©publicains se lâappropriĂšrent pour donner un vernis Ă leurs institutions « reprĂ©sentatives » â les Parlements et les CongrĂšs â et, en mĂȘme temps, ils sâen servirent comme dâun manteau pour dissimuler leur nature Ă©litiste, paternaliste et coercitive, tant et si bien quâon rĂ©fĂšre sans lâombre dâune objection aux Ătats-nations actuels comme Ă des « dĂ©mocraties ». Avec lâapparition de lâĂtat-providence, le pouvoir de lâĂtat â tout autant que son acceptab...