Ouverture de la chambre sourde
(neuf cent quatre-vingt-dix-neuf vers)
Il ne faut pas seulement choisir un prénom, il faut le rêver, et qu’il rattache en nous les nœuds défaits.
Camille Laurens,
Philippe
Toutes ces années les boîtes fermées tenues scellées j’ouvre les boîtes
j’ouvre les nuits j’ouvre les jambes j’ouvre la chambre sourde
mes oreilles se fatiguent au moindre bruit je tiens
le fil l’étroit sortilège qui n’oublie rien le geste
et le refus du geste l’ombre d’un acte joué
puis effacé j’ouvre les boîtes je ferme les boîtes la vie
est un fruit qui m’attend sur la table j’entre c’est le jour
je m’assois c’est le jour mais je ne bouge toujours pas
je pense aux boîtes la pensée me suffit la pensée
est une opération la pensée est un mouvement elle existe
les lèvres existent la pensée existe comme une boîte se ferme
sans dessein sans intention sans le projet d’être fermée
pour une nuit une heure un siècle fermée depuis 1295
l’année de ma première vie l’histoire connue perdue
la voie de l’amour avant la mort la voie de l’amour
comme un rêve jeté entre deux pages un livre oublié
perdu retrouvé perdu et tenu à ses fantômes à l’événement
d’un sens inaccessible mais plus réel que dix mille vies
dix mille hommes dix mille femmes dix mille enfants
dix mille millions de milliards de rêves dix boîtes
ouvertes remplies fermées et fixées à la voix
comme à un cœur un cœur très lent très beau et doux
un cœur qui bat parfois pas toujours pas seulement
car un ange est une pierre est un ange
et la cendre reste
un doigt s’étire et la cendre remue
rien ne brûle mais le mot au mur est un jeune homme
qui pleure la nuit qui rêve de pleurer qui s’installe
à la table le fruit vieillit le fruit de jour en jour
s’élance s’enterre dans les blés puis revient
toujours revient la chose malade et dit
je tiens aussi à la douleur je tiens
peut-être à la douleur plus qu’à
plus qu’à quoi demande la femme
et le cinéma reprend chaque fois juste là
précisément à cette parole et aux lèvres tendues
plus qu’à ma propre vie répond l’homme comme par réflexe
mais c’est la même chose les paroles jetées
comme dans un film pour dire quelque chose
plutôt que rien mais à cet instant les deux se lèvent
la porte s’ouvre les deux sortent et s’assoient dehors
c’est la plus longue nuit d’un été déjà interminable
la phrase la plus idiote jamais prononcée
et cette phrase pourtant attachée aimée
adorée comme seule une pierre peut être adorée
chérie comme un roman d’amour un rêve une photographie
en noir et blanc la vie n’est pas la douleur la douleur n’est pas
la vie elle ne peut pas être absolue mais la boîte est
instrument de tristesse cadre complet chose rigide
étrangère à tout mouvement peut-être même
à toute vie je dis la boîte s’ouvre et je mens
j’écris le mensonge et j’essaie d’y croire
j’écris l’amour et je pense à disparaître
j’écris un jour un homme se met à l’écoute du langage
j’ouvre un livre c’est une boîte tout est une boîte tout
se ferme sans jamais vraiment s’ouvrir et pendant ce temps
le fruit vieillit mûrit change de couleur a...