CHAPITRE 1
La sous-culture politique traditionaliste d’appartenance commune
« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas encore passé. »
William Faulkner
Le Sud d’aujourd’hui et le Sud d’hier ne sont plus forcément similaires. Le mirage des perceptions fournit néanmoins à plusieurs de bons motifs pour alléguer que la Virginie, l’État qui a donné naissance au Sud et qui s’oblige aussi comme l’un des deux berceaux nationaux, ne serait plus réellement un État sudiste en raison de ses progrès singuliers en matière de modernité ; pas plus que ne le serait à proximité Washington D.C., ville qui dans les années 1970 exhibait encore ses attributs sudistes, bien qu’elle soit devenue aujourd’hui l’une des grandes villes cosmopolites nationales, surpassant les autres par la beauté de son esthétique. De simples impressions amènent aussi des voyageurs séjournant à Atlanta, à Houston ou à Miami à convenir que ces villes, en raison de leur modernisme et de leur diversité culturelle, n’appartiendraient plus vraiment au Sud. Sous prétexte d’en finir avec les stigmates du passé, des habitants bouillants d’impatience prétendent aussi que la Caroline du Nord, la Géorgie, le Texas et la Floride ne seraient plus des « États sudistes » à l’instar de la Virginie ; à preuve, le dynamisme de leur développement économique et les écarts de mentalités qui les dissocient des résidents d’autres États, dont ceux du pauvre Mississippi toujours houspillé par ses voisins, mais également de l’Alabama et de la Caroline du Sud. En somme, de cet afflux d’impressions éparses, d’aucuns pourraient être portés à conclure que le Sud se décline en de vagues frontières flexibles qui s’articulent en fonction de degrés d’appartenance variables ou d’impératifs relatifs au rayonnement international et à la qualité de l’image à l’étranger. Or, la réalité est autrement plus têtue que les perceptions ; le Sud subsiste sur le plan national comme un tout bien circonscrit, une entité qui entretient sa distinction par la force d’une culture politique qui prend résolument appui sur le passé et qui fait d’elle un ensemble compact et homogène à maints égards, en dépit des spécificités infrarégionales qui particularisent ses composantes.
Une région dans tous ses États
La géographie
D’un point de vue strictement géographique, deux grandes lignes de démarcation départagent historiquement le Sud du reste du pays. Depuis le XVIIIe siècle, une frontière a été établie à la fois par la ligne Mason-Dixon et par la rivière Ohio, deux bornes utilisées pour déterminer la limite territoriale qui correspond grosso modo au 39e parallèle ; d’un côté au nord, la Pennsylvanie et l’Ohio, de l’autre au sud, le Maryland et la Virginie. D’abord établie à la suite d’un différend territorial entre deux colons anglais, le nordiste Charles Mason et le sudiste Jeremiah Dixon, au cours des années 1780, cette frontière fut éventuellement prolongée vers l’ouest quand vint le temps de débattre des nouvelles admissions au sein de l’Union et du statut relatif à l’institution de l’esclavage à prescrire dans le cas des États émanant de la subdivision du grand territoire de l’Ouest acquis à la suite de l’achat de la Louisiane. Depuis la signature de la Déclaration d’indépendance, en 1776, toute nouvelle adhésion à l’Union se faisait par paires d’États, de façon à conserver l’équilibre de la représentation au Sénat entre États abolitionnistes et esclavagistes. Conséquemment, la ligne de démarcation entre le Sud et le Nord fut essentiellement l’ancienne tracée par le système de l’esclavage et son corollaire, à savoir un système politique fondé sur la « souveraineté populaire » plutôt que sur des édits constitutionnels.
Les dispositions relatives aux démarcations de la ligne Mason-Dixon et de la rivière Ohio ont d’abord départagé le pays entre, d’une part, les États du Nord qui avaient procédé à l’abolition de l’esclavage, notamment la Pennsylvanie, l’Ohio, l’Indiana et l’Illinois et, d’autre part, les États du Sud qui avaient fait de cette pratique le fondement de leur régime. Ces assises définissant l’organisation politico-économique du pays furent authentifiées par le Congrès américain lors des débats au sujet de la demande d’admission du Missouri au sein de l’Union en 1819 à titre d’État esclavagiste. Le Compromis du Missouri de 1820 qui en est résulté a officiellement légalisé l’existence du système de l’esclavage dans les États sudistes, octroyé le droit à la pratique de l’esclavage au Missouri, tout en limitant ce régime aux seuls États situés au sud du 36e parallèle correspondant à la frontière méridionale de cet État, et l’interdisant dans tout le reste du pays. L’enjeu de l’unité nationale et celui de la stabilité politique de l’Union ont pris une ampleur considérable au fur et à mesure des progrès de la conquête de l’Ouest, alors que s’amplifiaient les luttes politiques menées par le Sud afin de promouvoir l’esclavage dans les nouveaux territoires de l’Ouest, de même que la notion de la « souveraineté populaire » comme fondement d’organisation politique. À nouveau forcé d’intervenir sur la question des frontières, le Congrès en est d’abord arrivé au Compromis de l’Utah et du Nouveau-Mexique de 1850, puis à la Loi sur le Kansas-Nebraska de 1854 qui comportait une provision soutenue par le Sud visant à invalider le Compromis du Missouri. C’est dire que la division Nord/Sud a été largement établie en fonction de la pratique de l’esclavage et que l’histoire et la culture politique du Sud et de ses habitants sont inséparables des luttes politiques nationales que ce partage a engendrées. Du reste, cette portion méridionale du territoire américain fut dès lors connue sous le nom de « Dixie », que plusieurs associent au colonisateur sudiste Dixon ; pour d’autres, les termes Dixie et Dixie Land réfèrent au royaume du coton (land of cotton), à l’agriculture de plantation et à l’ordre racial qui ont soudé le Sud comme un bloc, selon l’interprétation de John Shelton Reed.
Force est de convenir qu’il faut s’en remettre à l’histoire, à l’évolution de la culture sous ses différents aspects, aux valeurs et aux pratiques qui particularisent un territoire pour mieux en faire le portrait. C’est un argument que soutient en l’occurrence Joel Garreau. Trente ans après la publication en 1981 de son ouvrage intitulé Nine Nations of North America, il commentait l’actualité en affirmant que les véritables frontières des « neuf nations » américaines qu’il avait définies coïncidaient bien davantage avec la culture et les valeurs en partage parmi les groupes d’habitants qu’avec les frontières administratives établies parfois arbitrairement. En ce sens, Garreau n’a pas tort d’avancer que les blocages qui obstruent le déroulement de la vie politique nationale contemporaine émanent, en bonne partie, de l’entrechoquement des cultures régionales ou « sous-nationales », car, estime-t-il, elles « dessinent encore la carte du pouvoir, de l’argent et de l’influence, dans des modalités qui n’ont fait que s’approfondir ». À la manière de Garreau, Colin Woodard s’est aussi intéressé aux cultures d’appartenance des peuples colonisateurs pour planter dans le Sud des « nations » dont les limites dépassent très largement le territoire administratif actuel : la « nation du Deep South » au cœur du Sud serait entourée des nations suivantes : l’« El Norte » à l’ouest, le « Greater Appalachia » au centre, le « Tidewater » à l’est et la « New France » au sud. Nonobstant l’intérêt des contributions de Garreau et de Woodard,...