1.1.1 Introduction
Câest Ă une lecture synchronique que lâon veut procĂ©der dans cette Ă©tude, selon des principes qui seront exposĂ©s en leur temps. Ce nâest pas pour autant que lâon peut ignorer la domination de la perspective diachronique sur les Ă©tudes jĂ©rĂ©miennes au XXe siĂšcle. Certains, dans cette lignĂ©e, vont jusquâĂ y voir la seule perspective possible, identifiant la voie synchronique Ă une dĂ©marche obscurantiste. Lâargumentation de Robert P. Carroll, exĂ©gĂšte reconnu de Jr, est typique de lâopposition au projet de cette recherche. Il vaut la peine de le citer pour montrer combien le chemin Ă parcourir nâest pas Ă©vident. Il Ă©crivait ainsi il y a une vingtaine dâannĂ©es :
« The only way I can rescue a synchronic reading is to do it in a diachronic way ! [âŠ] It makes sense of the untidy book of Jeremiah, it allows me to incorporate my post-Enlightenment critically reflective perspective into my reading of the text, and it seems to make due allowances for the discrete and diverse interests operating in the production of the text. »
« Perhaps a synchronic reading of Jeremiah can be sustained by postmodernist readers of the bible or by readers who resolutely refuse to recognize the Enlightenment as ever having happened in matters pertaining to reading the bible. »1
Serait donc en jeu la rĂ©ception des LumiĂšres, de lâavĂšnement de la raison critique, incompatibles selon Carroll avec les lectures synchroniques. On pourrait peut-ĂȘtre se contenter de rĂ©pondre en affirmant a priori la possibilitĂ© dâune lecture synchronique, la dĂ©duisant dâune rĂ©flexion hermĂ©neutique fondĂ©e en raison critique. On pourrait aussi se rĂ©soudre Ă affirmer la lĂ©gitimitĂ© dâune diversitĂ© de mĂ©thodes, chacune ayant son domaine propre de validitĂ©, sans tenter dâĂ©baucher une articulation entre ces mĂ©thodes. On courrait alors le risque de considĂ©rer les mĂ©thodes comme Ă©tant universellement valides, indĂ©pendamment de lâobjet sur lequel elles se penchent.
Mais il est une autre maniĂšre, pour qui veut tenter une lecture synchronique de Jr, dâaborder les Ă©tudes diachroniques. Synchronie et diachronie ne paraissent incompatibles que si elles sont prĂ©sentĂ©es de maniĂšre trop schĂ©matique ; sâil est certain que les rĂ©sultats de chaque mĂ©thode sont conditionnĂ©s par les questions spĂ©cifiques quâelle pose au texte, une ignorance mutuelle des approches nâest pas satisfaisante. Chaque mĂ©thode exĂ©gĂ©tique, en effet, prĂ©tend rendre compte du sens du mĂȘme texte â le texte massorĂ©tique considĂ©rĂ© comme Ă©tat final du processus de rĂ©daction â et sâappuie sur des prĂ©supposĂ©s particuliers avec lesquels elle prĂ©tend entretenir un rapport critique : mĂȘme si la science historique du XIXe siĂšcle espĂ©rait mener une recherche parfaitement objective, on sait bien aujourdâhui que toute interprĂ©tation repose sur de tels prĂ©supposĂ©s. On se propose donc, dans la partie qui va suivre, de rendre compte de quelques Ă©tudes diachroniques majeures de Jr ; lâanalyse ne portera pas dâabord sur leurs rĂ©sultats, mais sur leurs fondements, souvent implicites ; elle ne visera pas une prĂ©sentation objective, mais se concentrera sur ce qui touche au projet ici poursuivi. Dans ce but, lâĂ©tude de leurs introductions se montrera trĂšs significative ; on observera particuliĂšrement le langage et les mĂ©taphores qui servent Ă chaque auteur pour penser ses rĂ©sultats quant au prophĂšte historique et Ă lâhistoire de la rĂ©daction : cela rĂ©vĂšle des schĂ©mas de pensĂ©e. Lâanalyse ne sera pas menĂ©e pour elle-mĂȘme, indĂ©pendamment du projet de cette recherche : lâargumentation ne se privera donc pas de dĂ©tailler tel ou tel point, en fonction de son caractĂšre significatif.
DĂšs Ă prĂ©sent, on peut annoncer lâessentiel de ce qui ressortira : chacun de ces ouvrages sâappuie sur des prĂ©conceptions, concernant ce quâest un prophĂšte, ou ce quâest un livre prophĂ©tique, ou sur lâhermĂ©neutique gĂ©nĂ©rale des livres bibliques. Câest lâĂ©cart entre Jr et ces prĂ©conceptions qui nourrit le dĂ©coupage du texte en authentique et inauthentique, sĂ©rie de sources et de collections, traces de compilation, de rĂ©interprĂ©tations, ou de corrections. Ce faisant, si ces commentateurs contestent la possibilitĂ© dâune lecture naĂŻve, qui lirait le livre du dĂ©but Ă la fin comme on le fait pour un livre moderne composĂ© dâun seul trait en partant dâune feuille blanche, cela ne revient pas Ă affirmer lâimpossibilitĂ© de toute lecture synchronique. Une bonne critique de ces prĂ©supposĂ©s, nettement manifestĂ©s dans les textes de ces auteurs, montrera que notre projet de lecture synchronique nâest pas rendu illĂ©gitime par lâexĂ©gĂšse jĂ©rĂ©mienne du XXe siĂšcle, et quâil ne se confond pas avec une dĂ©marche prĂ©-critique. Sera ainsi peu Ă peu prĂ©cisĂ©e une maniĂšre particuliĂšre de lire Jr synchroniquement, qui ne soit pas remise en cause par les travaux diachroniques ; ainsi se dĂ©gageront quelques acquis pour la construction dâune thĂ©orie narrative adĂ©quate Ă Jr.
Les auteurs prĂ©sentĂ©s le seront de maniĂšre chronologique, ce qui, malgrĂ© quelques inconvĂ©nients, prĂ©sente des avantages. On court le risque, certes, dâinduire lâidĂ©e que lâanalyse narrative dâaujourdâhui â que cette recherche dĂ©veloppera â doit justifier de sa lĂ©gitimitĂ© en sâopposant Ă des approches dont certaines sont plus que centenaires. Cet anachronisme serait spĂ©cieux, faisant oublier que les travaux exĂ©gĂ©tiques ont progressĂ© depuis ce temps. Si les questions lancĂ©es par les auteurs les plus anciens restent vives, leurs rĂ©sultats ne sâimposent plus Ă personne aujourdâhui ; chaque gĂ©nĂ©ration reprend le travail non sur le mode dâun progrĂšs linĂ©aire ou dâune accumulation de la connaissance, mais dâun chantier sans cesse recommencĂ©, habitĂ© par des questions qui se transforment au fur et Ă mesure de leur avancĂ©e. Pourtant, il vaut la peine de commencer par ces auteurs anciens : leurs prises de position implicites, distantes des maniĂšres dâaujourdâhui, apparaissent de maniĂšre plus vive ; surtout, elles sont Ă la source dâune incomprĂ©hension face Ă la possibilitĂ© dâune lecture synchronique qui traverse lâhistoire et demeure aujourdâhui. Lâordre chronologique permet un autre avantage : mĂȘme si lâon ne procĂšdera que par sondage, sans prĂ©tendre Ă lâexhaustivitĂ©, on parviendra Ă percevoir les mouvements de fond transformant lâexĂ©gĂšse historico-critique de Jr. On doit noter, dâailleurs, que ces Ă©tudes sâappuient sur les rĂ©sultats dâune recherche historique et archĂ©ologique qui progresse aussi : on connaĂźt les rĂ©volutions2 produites non seulement par la dĂ©couverte des manuscrits de QumrĂąn Ă partir de 1947, mais aussi aprĂšs 1967 par les travaux de lâArchaeological Survey israĂ©lien, qui invalident la tendance trĂšs concordiste de lâarchĂ©ologie biblique du dĂ©but du XXe siĂšcle. AprĂšs avoir citĂ© les fondateurs de lâanalyse moderne de Jr, puis quelques ouvrages majeurs universellement citĂ©s, on terminera par quelques travaux plus rĂ©cents qui montrent la vitalitĂ© des Ă©tudes diachroniques de Jr aujourdâhui, ainsi que la persistance de prĂ©supposĂ©s envers lâanalyse narrative. Une synthĂšse conclura cette partie, tentant de rĂ©flĂ©chir de maniĂšre hermĂ©neutique aux observations dĂ©gagĂ©es ; elle prĂ©parera ainsi lâentrĂ©e dans la perspective synchronique.
Deux remarques sâimposent avant de commencer. On sait que les livres prophĂ©tiques ont souvent Ă©tĂ© qualifiĂ©s de vaticinatio ex eventu : ce qui permettrait au rĂ©cit de mettre en scĂšne un prophĂšte dont les prophĂ©ties se sont rĂ©alisĂ©es, câest dâavoir Ă©tĂ© Ă©crit aprĂšs les Ă©vĂ©nements. Analogiquement, il en est de mĂȘme pour lâemplacement dans cette recherche du parcours bibliographique : placĂ© au dĂ©but, il pourrait donner lâimpression que lâexĂ©gĂšse de Jr qui suivra est en quelque sorte dĂ©duite de la bibliographie. Il nâen est pas vraiment ainsi, bien sĂ»r : cette partie a en effet Ă©tĂ© rĂ©digĂ©e en miroir des parties suivantes. Cela explique quâon rendra compte des auteurs citĂ©s en portant une attention particuliĂšre Ă ce qui se rĂ©vĂ©lera utile au projet exĂ©gĂ©tique poursuivi.
De plus, il importe de noter que ce qui suit nâest pas un jugement de valeur sur la dĂ©marche historico-critique, ni une prĂ©sentation objective de son histoire et de ses apports indĂ©niables â ce que ferait un ouvrage de type « commentaire ». Si le ton employĂ© peut parfois paraĂźtre dur, câest uniquement pour tenter de dĂ©gager une place pour le projet ici poursuivi, au milieu de ces monuments impressionnants. Le terme de « prĂ©supposĂ©s » est employĂ© comme outil dâanalyse, dans un sens que pourrait revendiquer une dĂ©marche de dĂ©construction, mais sans aucune valeur pĂ©jorative.
1.1.2 Duhm (1901)
Le commentaire de Bernhard Duhm3, publiĂ© en 1901, est habituellement prĂ©sentĂ© comme le point de dĂ©part des Ă©tudes critiques modernes sur Jr, dâoĂč lâimportance de repĂ©rer son rapport au texte final et aux processus qui y ont conduit. Duhm a initiĂ© le dĂ©coupage du livre en plusieurs sources, ce en quoi il dĂ©passe la tentative prĂ©cĂ©dente de Carl Heinrich Cornill en 18954, qui avait rĂ©organisĂ© le texte hĂ©breu selon un principe chronologique, mais sans lâaccompagner dâune rĂ©flexion critique. Duhm, donc, affirme que le livre provient de plusieurs Ă©crivains ayant travaillĂ© au long de plusieurs siĂšcles5. Il distingue les formes de prose, demi-prose, et poĂ©sie ; selon lui, seule la poĂ©sie est attribuable au prophĂšte historique (p. VII). Attardons-nous sur une phrase de lâintroduction, qui rĂ©vĂšle la dynamique de son analyse :
« Das Endergebnis, dass nĂ€mlich dem Jeremia nur prophetische Dichtungen von einer bestimmten Form zuzuschreiben sind, aber keine Prosa oder Halbprosa, habe ich weder vorhergesehen, noch gar tendenziös herbeigefĂŒhrt. Aber fĂŒr mich bedeutet es die Befreiung von einem Albdruck ; ich glaube jetzt den Jeremia als Menschen, Schriftsteller und Propheten verstehen zu können, soweit man sich anmassen darf, das von einem so grossen Mann zu sagen. »6
On peut dâabord remarquer que la premiĂšre justification indiquĂ©e de la position de Duhm est la mesure de son effet psychologique sur lâexĂ©gĂšte : elle a produit en lui la libĂ©ration dâun cauchemar (« die Befreiung von einem Albdruck ») ; dans les premiĂšres lignes de son commentaire7, il avait dĂ©jĂ dĂ©crit sa crainte initiale (« ich habe mich vor diesem Buch immer mehr gefĂŒrchtet ») face Ă Jr quâil trouvait Ă©nigmatique (« rĂ€tselhafter »). Cette position repose sur deux mouvements opposĂ©s Ă propos de lâhistoricitĂ© : dâune part, attribuer Ă des rĂ©dacteurs ultĂ©rieurs plutĂŽt quâau prophĂšte certains passages sur la base de leur forme littĂ©raire (prose et demi-prose) ; dâautre part, chercher Ă connaĂźtre la personne historique JĂ©rĂ©mie comme homme, Ă©crivain et prophĂšte. La recherche de la personne historique va donc de pair avec la qualification de nombreux passages comme non historiques.
La suite de lâintroduction montre bien que Duhm raisonne Ă partir dâun schĂ©ma historique de dĂ©gradation progressive : ce qui est Ă lâorigine est pur ; lâhistoire ne peut ensuite que porter atteinte Ă la puretĂ© premiĂšre. Ce schĂ©ma, typique de la mentalitĂ© romantique de lâĂ©poque de Duhm, se rĂ©vĂšle dâabord dans un concept dâĂ©volution religieuse : il parle ainsi de lâancienne et pure religion de Yhwh (« die alte reine Jahwereligion », p. XI), ensuite oubliĂ©e par la population. Il se rĂ©vĂšle aussi dans sa maniĂšre de parler des responsables des Ă©tats successifs du livre, dâabord JĂ©rĂ©mie, dont le livre conserve les « poĂšmes prophĂ©tiques » (« die prophetischen Gedichte Jeremias », p. XI), puis Baruch, auteur dâun livre8 rapportant la vie du prophĂšte (« die von Baruch geschriebene Lebensgeschichte Jeremias », p. X), enfin des « glosateurs »9 (« ErgĂ€nzer ») : alors que le prophĂšte Ă©tait « ein so grosser Mann » (p. VII), Baruch nâest ni un grand ...