Le Joueur
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Le Joueur

Fyodor Mikhailovich Dostoyevski

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Le Joueur

Fyodor Mikhailovich Dostoyevski

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Le jeu brĂ»le tout. Il est la passion. Il est le rĂȘve.L'enfer et la dĂ©mesure. Le rĂ©vĂ©lateur des abĂźmes de l'Ăąme et l'ignoble concentrĂ© de la comĂ©die bourgeoise. Il est l'argent!Autour de ses tapis, le gĂ©nĂ©ral dĂ©chu se fait l'esclave du marquis et attend le dĂ©cĂšs de la richissime Baboulinka, sa tante. HypothĂšques... HĂ©ritages...Intrigues... Corruption morale sur fond de bonnes maniĂšres. Qui donc rĂ©sistera Ă  ce tourbillon de folie?Dans ce dĂ©sordre furieux, Alexis succombe Ă  son tour au cancer du jeu. Le jeune prĂ©cepteur veut sĂ©duire l'intraitable Pauline, belle-fille de son employeur. Il est pauvre et doit devenir riche. Il veut surprendre et se tuerait pour ça.Sur Roulettenbourg, ville d'eau paisible, souffle le vent du gĂąchis. Une tempĂȘte frĂ©nĂ©tique emportant les derniers fĂ©tus d'une vieille Europe en lambeaux...

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Information

Year
2020
ISBN
9782322223954
Edition
1

Chapitre 1

 
Je suis enfin revenu de mon absence de deux semaines. Les nĂŽtres Ă©taient depuis trois jours Ă  Roulettenbourg. Je pensais qu’ils m’attendaient avec Dieu sait quelle impatience, mais je me trompais. Le gĂ©nĂ©ral me regarda d’un air trĂšs indĂ©pendant, me parla avec hauteur et me renvoya Ă  sa sƓur. Il Ă©tait clair qu’ils avaient gagnĂ© quelque part de l’argent. Il me semblait mĂȘme que le gĂ©nĂ©ral avait un peu honte de me regarder.
Maria Felipovna Ă©tait trĂšs affairĂ©e et me parla Ă  la hĂąte. Elle prit pourtant l’argent, le compta et Ă©couta tout mon rapport. On attendait pour le dĂźner MĂ©zentsov, le petit Français et un Anglais. Comme ils ne manquaient pas de le faire quand ils avaient de l’argent, en vrais Moscovites qu’ils sont, mes maĂźtres avaient organisĂ© un dĂźner d’apparat. En me voyant, Paulina Alexandrovna me demanda pourquoi j’étais restĂ© si longtemps, et disparut sans attendre ma rĂ©ponse. Évidemment elle agissait ainsi Ă  dessein. Il faut pourtant nous expliquer ; j’ai beaucoup de choses Ă  lui dire.
On m’assigna une petite chambre au quatriĂšme Ă©tage de l’hĂŽtel. – On sait ici que j’appartiens Ă  la suite du gĂ©nĂ©ral. – Le gĂ©nĂ©ral passe pour un trĂšs riche seigneur. Avant le dĂźner, il me donna entre autres commissions celle de changer des billets de mille francs. J’ai fait de la monnaie dans le bureau de l’hĂŽtel ; nous voilĂ , aux yeux des gens, millionnaires au moins durant toute une semaine.
Je voulus d’abord prendre Nicha et Nadia pour me promener avec eux. Mais de l’escalier on m’appela chez le gĂ©nĂ©ral : il dĂ©sirait savoir oĂč je les menais. DĂ©cidĂ©ment, cet homme ne peut me regarder en face. Il s’y efforce ; mais chaque fois je lui rĂ©ponds par un regard si fixe, si calme qu’il perd aussitĂŽt contenance. En un discours trĂšs pompeux, par phrases Ă©tagĂ©es solennellement, il m’expliqua que je devais me promener avec les enfants dans le parc. Enfin, il se fĂącha tout Ă  coup, et ajouta avec roideur :
– Car vous pourriez bien, si je vous laissais faire, les mener Ă  la gare, Ă  la roulette. Vous en ĂȘtes bien capable, vous avez la tĂȘte lĂ©gĂšre. Quoique je ne sois pas votre mentor, – et c’est un rĂŽle que je n’ambitionne point, – j’ai le droit de dĂ©sirer que
 en un mot
 que vous ne me compromettiez pas

– Mais pour perdre de l’argent il faut en avoir, rĂ©pondis-je tranquillement, et je n’en ai point.
– Vous allez en avoir, dit-il un peu confus.
Il ouvrit son bureau, chercha dans son livre de comptes et constata qu’il me devait encore cent vingt roubles.
– Comment faire ce compte ? Il faut l’établir en thalers
 Eh bien, voici cent thalers en somme ronde ; le reste ne sera pas perdu.
Je pris l’argent en silence.
– Ne vous offensez pas de ce que je vous ai dit. Vous ĂȘtes si susceptible !
 Si je vous ai fait cette observation, c’est
 pour ainsi dire
 pour vous prĂ©venir, et j’en ai bien le droit

En rentrant, avant le dĂźner, je rencontrai toute une cavalcade.
Les nĂŽtres allaient visiter quelques ruines cĂ©lĂšbres dans les environs : mademoiselle Blanche dans une belle voiture avec Maria Felipovna et Paulina ; le petit Français, l’Anglais et notre gĂ©nĂ©ral Ă  cheval. Les passants s’arrĂȘtaient et regardaient : l’effet Ă©tait obtenu. Seulement, le gĂ©nĂ©ral n’a qu’à se bien tenir. J’ai calculĂ© que, des cinquante-quatre mille francs que j’ai apportĂ©s, – en y ajoutant mĂȘme ce qu’il a pu se procurer ici, – il ne doit plus avoir que sept ou huit mille francs ; c’est trĂšs peu pour mademoiselle Blanche.
Elle habite aussi dans notre hĂŽtel, avec sa mĂšre. Quelque part encore, dans la mĂȘme maison, loge le petit Français, que les domestiques appellent « Monsieur le comte ». La mĂšre de mademoiselle Blanche est une « Madame la comtesse ». Et pourquoi ne seraient-ils pas comte et comtesse ?
À table, M. le comte ne me reconnut pas. Certes, le gĂ©nĂ©ral ne songeait pas Ă  nous prĂ©senter l’un Ă  l’autre ; et quant Ă  M. le comte, il a vĂ©cu en Russie et sait bien qu’un outchitel

Chapitre 2

 
Cela m’était trĂšs dĂ©sagrĂ©able. J’étais dĂ©cidĂ© Ă  jouer, mais non pas pour le compte des autres. MĂȘme cela dĂ©rangeait mes plans. J’eus, en entrant dans le salon de jeu, une sensation de dĂ©pit, et, du premier regard, tout me dĂ©plut. Je ne puis supporter cet esprit de laquais qui dicte tous les feuilletons dans le monde entier, surtout chez nous, et qui, chaque printemps, impose au feuilletoniste ces deux thĂšmes : « La magnificence des salons de jeu dans les villes Ă  roulette des bords du Rhin, et les tas d’or amoncelĂ©s sur les tables
 » Les feuilletonistes ne sont pourtant pas payĂ©s pour dire cela. C’est pure servilitĂ©. En rĂ©alitĂ©, ces salons sont dĂ©goĂ»tants, et, pour des tas d’or, on n’en voit guĂšre. Je sais bien que, parfois, un riche Ă©tranger, Anglais, Asiatique, Turc, s’arrĂȘte deux jours dans la ville, couche au salon et y perd ou gagne des sommes Ă©normes ; mais quant au mouvement normal, il se compose de quelques florins, et il n’y a que trĂšs peu d’argent sur les tables.
Une fois entrĂ©, – c’était ma premiĂšre soirĂ©e de jeu, – je fus quelque temps sans oser me mettre Ă  jouer. Il y avait beaucoup de monde ; mais eussĂ©-je Ă©tĂ© seul, je crois que je n’aurais pas Ă©tĂ© plus courageux. Mon cƓur battait fort, et je n’avais pas de sang-froid.
J’étais sĂ»r depuis longtemps que je ne quitterais pas Roulettenbourg sans qu’il m’y fĂ»t arrivĂ© quelque chose de dĂ©cisif. Il le faut et ce sera. Ce sera peut-ĂȘtre du ridicule ? Qu’est-ce que ça me fait ? En tout cas, l’argent n’est jamais ridicule. Il n’y en a qu’un sur cent qui gagne, mais il y en a un. Je rĂ©solus toutefois de bien examiner et de ne rien commencer de sĂ©rieux ce soir-lĂ . DĂ»t-il m’arriver ce soir mĂȘme quelque chose d’important, j’étais rĂ©solu Ă  le considĂ©rer comme nĂ©gligeable.
J’avais dĂ©cidĂ© cela. De plus, ne fallait-il pas Ă©tudier le jeu lui-mĂȘme ? Car, malgrĂ© les traitĂ©s de roulette que j’avais lus avec aviditĂ©, je ne compris les combinaisons du jeu qu’en les pratiquant moi-mĂȘme. Mais d’abord tout me parut sale, repoussant. Je ne parle pas des visages inquiets qui se pressaient autour des tables par dizaines, par centaines, attendu que je ne vois rien de repoussant dans le dĂ©sir de gagner par le plus court moyen la plus grosse somme possible. Cette pensĂ©e d’un moraliste bien repu qui disait Ă  un joueur, arguant de ce qu’il n’exposait que peu de chose : « C’est donc une cupiditĂ© mĂ©diocre », m’a toujours paru stupide. N’est-ce pas ? C’est une affaire d’apprĂ©ciation : une cupiditĂ© mĂ©diocre et une grande cupidité ; un zĂ©ro pour Rothschild, un million pour moi ! Qu’y a-t-il de mauvais dans le systĂšme Ă©quilibrĂ© des gains et des pertes ?
Ce qui me parut, Ă  moi, rĂ©ellement laid et vil, – surtout au premier abord, – dans toute cette canaille qui compose le public de la roulette, c’est l’intolĂ©rable gravitĂ© des gens assis autour des tables. Il y a deux jeux : celui des gentlemen et celui de la crapule. On les distingue trĂšs sĂ©vĂšrement, et pourtant, Ă  vrai dire, quelle sottise que cette distinction ! Un gentleman risque cinq ou dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il est trĂšs riche, jouer mille francs, mais pour l’amour du jeu seulement, pour s’amuser, pour Ă©tudier le processus du gain et de la perte. Quant au gain lui-mĂȘme, c’est chose indiffĂ©rente. En ramassant son gain, il convient que le gentleman fasse Ă  quelqu’un de ses voisins une plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler mĂȘme, mais uniquement par curiositĂ©, pour voir les chances, pour faire des combinaisons, jamais pour le dĂ©sir plĂ©bĂ©ien de rĂ©aliser un profit. Il ne doit voir, dans le salon de jeu, qu’un amusement. Et ne devrait-ce pas ĂȘtre la pensĂ©e aussi de toute cette canaille qui l’entoure ? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer pour le plaisir ? Ce dĂ©dain des questions d’intĂ©rĂȘt serait, de sa part, trĂšs aristocratique
 Je vis des mamans donner des piĂšces d’or Ă  de gracieuses jeunes filles de quinze Ă  seize ans et leur apprendre Ă  jouer.
Notre gĂ©nĂ©ral s’approcha solennellement de la table. Les laquais se prĂ©cipitĂšrent pour lui donner une chaise ; mais il nĂ©gligea de les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, les posa sur le noir et gagna. Il fit paroli ; le noir sortit de nouveau. Mais, au troisiĂšme coup, le rouge sortit, et il perdit douze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. – Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sans agitation ; l’argent lui est si infĂ©rieur qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est trĂšs aristocratique de ne pas remarquer combien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il serait pourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examiner avec une lorgnette ; le tout Ă  titre de distraction. La vie est-elle autre chose que l’amusement des gentlemen ? Le gentleman ne vit que pour observer la foule. La trop regarder pourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne mĂ©rite pas une grande attention. Eh ! quel spectacle mĂ©rite l’attention des gentlemen ? Seulement, je parle pour les gentlemen, car, personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif, non seulement pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de ce petit drame, pour ceux qui, franchement et simplement, se mĂȘlent Ă  toute cette canaille. Mais mes convictions personnelles n’ont que faire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il en Ă©tait ; voilĂ  l’important. Depuis quelque temps, il m’est trĂšs dĂ©sagrĂ©able de conformer mes actions et mes pensĂ©es aux rĂšgles de morale. Je suis une autre direction

La canaille jouait en canaille. Je ne suis pas loin de croire que ce prĂ©tendu jeu cache de simples vols. Les croupiers, au bout des tables, vĂ©rifient les mises et font les comptes. VoilĂ  encore de la canaille ! des Français pour la plupart. Si je note ces observations, ce n’est pas pour dĂ©crire la roulette, c’est pour moi-mĂȘme, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare, il est trĂšs commun, veux-je dire, qu’une main s’étende Ă  travers la table et prenne ce que vous avez gagnĂ©. Une discussion s’élĂšve, on crie, et, je vous prie, le moyen de prouver Ă  qui appartient la mise ?
D’abord, tout cela Ă©tait pour moi de l’hĂ©breu. Je comprenais seulement qu’on pontait sur des chiffres, sur pair et impair et sur des couleurs. Je me dĂ©cidai Ă  ne risquer ce soir-lĂ  que deux cents des florins de Paulina.
La pensĂ©e que je dĂ©butais par jouer pour un autre me troublait. C’était une sensation trĂšs dĂ©sagrĂ©able. Je voulais en finir tout de suite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher Ă  une table de jeu pour devenir superstitieux ! Je dĂ©posai cinquante florins sur pair. La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept cents florins. J’étais en proie Ă  d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus j’avais hĂąte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas jouĂ© ainsi pour moi. Je mis pourtant les huit cents florins sur pair.
– Quatre, dit le croupier.
On me donna encore huit cents florins ; et, prenant le tout, je m’en allai trouver Paulina.
Ils se promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’au souper. Le Français n’était pas lĂ , et le gĂ©nĂ©ral put profiter de cette absence pour me dire tout ce qu’il avait sur le cƓur. Entre autres choses, il me fit observer qu’il ne dĂ©sirait pas me voir Ă  la table de jeu. D’aprĂšs lui, il Ă©tait trĂšs dangereux pour moi que j’y parusse.
– Et en tout cas, moi, je serais compromis, rĂ©pĂ©ta-t-il avec importance. Je n’ai pas le droit de rĂ©gler votre conduite. Mais, comprenez vous-mĂȘme

Ici, selon son habitude, il ne finit pas. Je lui rĂ©pondis trĂšs sĂšchement que j’avais fort peu d’argent et que je ne risquais pas d’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi, j’eus le temps d’apprendre son gain Ă  Paulina, et je lui dĂ©clarai que dĂ©sormais je ne jouerais plus pour elle.
– Pourquoi donc ? demanda-t-elle avec inquiĂ©tude.
– Cela me dĂ©range
 je veux jouer pour moi.
– Vous avez raison. La roulette est votre salut ! dit-elle avec un sourire moqueur.
– PrĂ©-ci-sĂ©-ment.
Quant Ă  l’espoir de gagner toujours, c’est peut-ĂȘtre ridicule, j’en conviens. Et puis ?
 Je demande seulement qu’on me laisse tranquille.
Paulina Alexandrovna m’offrit de partager le gain du jour, en me proposant de continuer Ă  jouer dans ces conditions. Je refusai ; je dĂ©clarai qu’il Ă©tait impossible de jouer pour les autres, que je sentais que je perdrais, que je perdrais sĂ»rement.
– Et pourtant, tout sot que cela soit, moi aussi je n’ai d’espoir que dans la roulette. Il faut donc absolument jouer pour moi. Et je veux que vous partagiez. Vous le ferez.
Elle sortit sans Ă©couter davantage mes observations.

Chapitre 3

Hier, de toute la journĂ©e, elle ne me dit pas un mot Ă  propos du jeu. Elle Ă©vitait d’ailleurs de me parler. Ses maniĂšres Ă©taient changĂ©es. Elle me traitait nĂ©gligemment, me marquant Ă  peine son mĂ©pris. Je compris qu’elle se trouvait offensĂ©e. Mais, comme elle m’en a averti, elle me mĂ©nage encore parce que je lui suis encore nĂ©cessaire. Étranges relations, incomprĂ©hensibles souvent pour moi, eu Ă©gard surtout Ă  son orgueil ordinaire. Elle sait que je l’aime Ă  la folie. Elle me permet mĂȘme de lui parler de mon amour. Quelle plus profonde marque de mĂ©pris que celle-lĂ  !
« Tes sentiments me sont si indiffĂ©rents, que tu peux me les dire ou les taire, cela m’est Ă©gal ! »
N’est-ce pas ?
Elle m’entretient souvent de ses propres affaires, mais jamais avec une entiĂšre franchise. C’est encore un raffinement de dĂ©dain. Elle me sait au courant de certaines circonstances de sa vie, de celles qui l’inquiĂštent le plus. Elle-mĂȘme m’a donnĂ© certains dĂ©tails, juste assez pour pouvoir m’utiliser, m’employer comme commissionnaire. Quant Ă  l’enchaĂźnement des Ă©vĂ©nements, je l’ignorerai toujours. Pourtant, si elle me voit inquiet de ses propres inquiĂ©tudes, elle daigne me tranquilliser par des demi-franchises, voire par des trois quarts de franchises. Comme si elle ne devait pas, m’employant Ă  des commissions trĂšs dangereuses, ĂȘtre avec moi d’une sincĂ©ritĂ© absolue !
Je connaissais depuis trois semaines son intention de me faire jouer Ă  la roulette, car il n’était pas convenable qu’elle jouĂąt elle-mĂȘme. À sa physionomie je compris qu’il ne s’agissait pas d’un dĂ©sir vague, mais d’un besoin trĂšs sĂ©rieux de gagner de l’argent. Pourtant, Ă  quoi peut donc lui servir l’argent ? Elle doit avoir un but, quelque projet qui m’échappe, c’est-Ă -dire que j’entrevois, mais dont je ne suis pas sĂ»r. Certes, l’humiliant esclavage qu’elle m’impose me donne le droit de la questionner catĂ©goriquement. Puisque je suis pour elle si peu de chose, elle ne peut s’offenser de ma grossiĂšre curiositĂ©. Mais elle me permet bien de la questionner ; seulement, elle ne me rĂ©pond pas. Quelquefois, elle ne paraĂźt mĂȘme pas s’apercevoir que je l’interroge.
Hier, nous avons beaucoup parlĂ© du tĂ©lĂ©gramme envoyĂ©, il y a quatre jours, Ă  PĂ©tersbourg et qui est restĂ© jusqu’ici sans rĂ©ponse. Le gĂ©nĂ©ral Ă©tait visiblement inquiet et pensif ; il s’agit Ă©videmment de la babouschka. Le Français s’inquiĂšte aussi. Hier soir, aprĂšs le dĂźner, il s’est entretenu longuement et sĂ©rieusement avec le gĂ©nĂ©ral. Avec nous tous il a un ton extraordinairement hautain et mĂ©prisant. Vous connaissez le proverbe : « Quand on te permet de t’asseoir Ă  table, tu y mets les pieds. » MĂȘme avec Paulina, il montre un sans-gĂȘne qui va jusqu’à la grossiĂšretĂ©. Pourtant, il prend part avec plaisir aux promenades communes, aux cavalcades, aux excursions hors de la ville. Il est liĂ© depuis longtemps...

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