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Quand jâĂ©tais plus jeune, ce qui veut dire plus vulnĂ©rable, mon pĂšre me donna un conseil que je ne cesse de retourner dans mon esprit :
â Quand tu auras envie de critiquer quelquâun, songe que tout le monde nâa pas joui des mĂȘmes avantages que toi.
Il nâen dit pas davantage, mais comme lui et moi avons toujours Ă©tĂ© exceptionnellement communicatifs tout en y mettant beaucoup de rĂ©serve, je compris que la phrase impliquait beaucoup plus de choses quâelle nâen exprimait. En consĂ©quence, je suis portĂ© Ă rĂ©server mes jugements, habitude qui mâa ouvert bien des natures curieuses, non sans me rendre victime de pas mal de raseurs invĂ©tĂ©rĂ©s. Un esprit anormal est prompt Ă dĂ©couvrir cette qualitĂ© et Ă sây attacher, quand elle se montre chez quelquâun de normal ; voilĂ pourquoi, Ă lâUniversitĂ©, on mâa injustement accusĂ© de politicailler parce que jâĂ©tais le confident des chagrins secrets de garçons dĂ©rĂ©glĂ©s et inconnus. La plupart de ces confidences, je ne les avais pas recherchĂ©es â jâai souvent feint le sommeil, la prĂ©occupation ou une hostile lĂ©gĂšretĂ© quand, Ă un de ces signes qui ne trompent jamais, je reconnaissais quâune rĂ©vĂ©lation dâordre intime pointait Ă lâhorizon ; car dâhabitude les rĂ©vĂ©lations intimes des jeunes hommes, ou tout au moins les termes dans lesquels ils les expriment, sont entachĂ©es de plagiat et gĂątĂ©es par de manifestes suppressions. RĂ©server son jugement implique un espoir infini. Jâaurais encore un peu peur de rater quelque chose si jâoubliais, comme le suggĂ©rait mon pĂšre avec snobisme et comme avec snobisme je le rĂ©pĂšte ici, que le sentiment des dĂ©cences fondamentales nous est rĂ©parti en naissant dâune maniĂšre inĂ©gale.
Or, ayant fait ainsi Ă©talage de tolĂ©rance, jâen viens Ă lâaveu que la mienne a ses limites. Notre conduite peut avoir pour fondation un roc dur ou de fluides marĂ©cages, mais passĂ© un certain point, peu me chaut sur quoi elle est fondĂ©e. Quand je rentrai de New-York, lâautomne dernier, jâaurais voulu que le monde entier portĂąt un uniforme et se tĂźnt figĂ© dans une sorte de garde Ă vous moral ; je ne souhaitais plus dâexcursions tumultueuses avec coups dâĆil privilĂ©giĂ©s dans le cĆur humain. De cette rĂ©action, je nâexcluais que Gatsby, lâhomme qui donne son nom Ă ce livre. Gatsby reprĂ©sentait pourtant tout ce Ă quoi je porte un mĂ©pris dĂ©nuĂ© dâaffectation. Sâil est vrai que la personnalitĂ© est une suite ininterrompue de gestes rĂ©ussis, il y avait en cet homme quelque chose de magnifique, je ne sais quelle sensibilitĂ© exacerbĂ©e aux promesses de la vie, comme sâil sâapparentait Ă une de ces machines compliquĂ©es qui enregistrent les tremblements de terre Ă dix milles de distance. Une telle promptitude Ă rĂ©agir ne prĂ©sentait rien de commun avec cette mollasse impressionnabilitĂ© quâon dignifie du nom de « tempĂ©rament crĂ©atif» â câĂ©tait un don dâespoir extraordinaire, un romanesque Ă©tat de prĂ©paration aux Ă©vĂ©nements comme jamais je nâen avais trouvĂ© de pareil chez un ĂȘtre humain et comme il nâest guĂšre probable que jâen rencontre de nouveau. Non â en fin de compte, Gatsby se rĂ©vĂ©la sympathique ; câest ce qui le rongeait, la poussiĂšre empoisonnĂ©e qui se levait derriĂšre ses rĂȘves, qui avait pour un temps fermĂ© mon intĂ©rĂȘt aux chagrins abortifs et aux joies Ă courte haleine de lâhumanitĂ©.
Ma famille se compose de gens connus et Ă leur aise, Ă©tablis depuis trois gĂ©nĂ©rations dans cette ville du Middle West. Les Carraway forment en quelque sorte un clan et la tradition veut que nous descendions des ducs de Buccleuch, mais le vĂ©ritable fondateur de la lignĂ©e Ă laquelle jâappartiens fut le frĂšre de mon grand-pĂšre, lequel vint ici en mil huit cent cinquante et un, se fit remplacer pendant la Guerre de SĂ©cession et inaugura le commerce de quincaillerie en gros que mon pĂšre continue Ă diriger.
Je nâai jamais vu ce grand-oncle, mais il paraĂźt que je lui ressemble â si lâon en croit surtout le portrait Ă lâhuile pendu dans le bureau de papa oĂč il apparaĂźt sous un aspect inflexible et sceptique. Jâobtins mes diplĂŽmes Ă Yale en 1915, tout juste un quart de siĂšcle aprĂšs mon pĂšre, et un peu plus tard affrontai cette Ă©migration teutonique quâon rĂ©ussit Ă endiguer, temporairement du moins, et quâon a nommĂ©e la Grande Guerre. Je pris tant de plaisir au contre-raid que jâen revins fort agitĂ©. Le Middle West, oĂč je mâattendais Ă retrouver le centre brĂ»lant du monde, me fit lâeffet de nâĂȘtre que sa lisiĂšre effilochĂ©e â Ă telles enseignes que je pris la dĂ©cision dâaller Ă New-York pour y faire mon apprentissage dans une banque dâĂ©mission. Tous les jeunes gens que je connaissais travaillaient dans des banques dâĂ©mission, ce qui mâautorisa Ă supposer que le mĂ©tier pouvait nourrir un cĂ©libataire de plus. Mes tantes et mes oncles assemblĂ©s au complet dĂ©battirent la question, comme sâil sâĂ©tait agi de me choisir une Ă©cole enfantine et firent en fin de compte : « AprĂšs tout, pourquoi pas », avec des visages fort graves et dubitatifs. Mon pĂšre consentit Ă mâentretenir pendant une annĂ©e et, aprĂšs divers retards, je me rendis dans lâEst pour toujours, du moins je le croyais, au printemps de lâan 1922.
Le bon sens aurait voulu que je cherchasse un logement Ă New-York, mais la saison Ă©tait chaude et je venais de quitter une ville pleine de larges pelouses et dâarbres fraternels. Aussi, lorsquâun de mes jeunes camarades de bureau suggĂ©ra que nous prissions ensemble une maison dans la banlieue, la proposition me sembla-t-elle gĂ©niale. Il trouva la maison, un bungalow en carton-pĂąte fatiguĂ© par les intempĂ©ries, dâun loyer de quatre-vingts dollars par mois, mais Ă la derniĂšre minute, la firme lâenvoya Ă Washington et jâallai Ă la campagne tout seul. Jâavais un chien â du moins je lâeus pendant quelques jours jusquâĂ ce quâil prĂźt la clef des champs â une vieille auto Dodge et une Finlandaise qui faisait mon lit, prĂ©parait mon petit dĂ©jeuner et marmottait des proverbes finnois, en sâaffairant devant le fourneau Ă©lectrique.
Je me sentis assez dĂ©paysĂ© pendant un jour ou deux, jusquâĂ ce quâun matin, un homme plus rĂ©cemment arrivĂ© que moi mâarrĂȘta sur la route.
â Le village de West-Egg, je vous prie ? me demanda-t-il, dĂ©sorientĂ©.
Je le renseignai. Et, continuant mon chemin, je ne me sentis plus dĂ©paysĂ©. JâĂ©tais un guide, un indicateur de routes, un des premiers colons. Sans sâen douter, cet homme mâavait confĂ©rĂ© le droit de citĂ© dans le patelin.
Si bien quâavec le soleil et les grandes poussĂ©es de feuilles qui croissaient sur les arbres Ă lâallure dont grandissent les choses dans les films Ă mouvement accĂ©lĂ©rĂ©, je ressentis cette conviction bien connue que la vie recommençait Ă neuf avec lâĂ©tĂ©.
En premier lieu, il y avait tant de livres Ă lire, tant de belle santĂ© Ă cueillir aux branches de lâair jeunet et dispensateur de souffle. Jâachetai une dizaine de tomes traitant des affaires bancaires, de crĂ©dits, de placements, qui sâalignĂšrent en rouge et or, sur une planchette, comme du numĂ©raire frais Ă©moulu de la Monnaie, promettant de me rĂ©vĂ©ler de reluisants secrets exclusivement connus de Midas, Morgan et MĂ©cĂšne. Dâailleurs je nourrissais sĂ©rieusement lâintention de lire bien dâautres livres encore. Au collĂšge jâavais Ă©tĂ© assez fĂ©ru de littĂ©rature â une annĂ©e entiĂšre jâavais Ă©crit pour le Yale News une sĂ©rie dâarticles de fond, fort solennels et totalement dĂ©pourvus de subtilitĂ© â et maintenant jâallais rĂ©incorporer Ă ma vie toutes les choses de cet ordre et redevenir un de ces si rares spĂ©cialistes : « lâhomme dâun talent universel. » Ceci nâest pas quâune Ă©pigramme â aprĂšs tout on obtient beaucoup plus de succĂšs quand on regarde la vie par une seule fenĂȘtre.
Câest tout Ă fait par hasard que la maison que jâavais louĂ©e se trouvait situĂ©e dans une des plus Ă©tranges communautĂ©s de lâAmĂ©rique du Nord. Elle sâĂ©levait sur cette Ăźle mince et turbulente qui sâallonge Ă lâest de New-York â et oĂč, entre autres curiositĂ©s naturelles, on remarque deux formations de terrain peu ordinaires. Ă vingt milles de la grande citĂ©, une paire dâĆufs Ă©normes, identiques quant au contour et sĂ©parĂ©s seulement par une baie, ainsi nommĂ©e par pure courtoisie, sâavancent dans la nappe dâeau salĂ©e la plus apprivoisĂ©e de lâhĂ©misphĂšre occidental, cette vaste basse-cour humide quâon appelle le dĂ©troit de Long-Island. Il ne sâagit point dâovales parfaits â comme lâĆuf de Christophe Colomb, ils sont tous deux aplatis au bout de contact â mais leur ressemblance physique doit ĂȘtre une source de confusion perpĂ©tuelle pour les mouettes qui volent au-dessus dâeux. Pour les ĂȘtres sans ailes, un phĂ©nomĂšne plus intĂ©ressant est leur dissemblance en tout ce qui nâest point forme et grandeur.
Je demeurais Ă West-Egg â lâĆuf occidental â qui est, avouons-le, le moins chic des deux, bien que ce soit lĂ une Ă©tiquette des plus superficielles pour exprimer le contraste bizarre et assez sinistre qui existe entre eux. Ma maison se trouvait Ă la pointe extrĂȘme de lâĆuf, Ă cinquante yards Ă peine du dĂ©troit, et resserrĂ©e entre deux Ă©normes bĂątisses quâon louait douze ou quinze mille dollars pour la saison. Celle que jâavais Ă ma droite Ă©tait un monument colossal, quel que soit lâĂ©talon dâaprĂšs lequel on veuille la juger â de fait, câĂ©tait une copie de je ne sais quel hĂŽtel de ville normand avec une tour Ă un de ses angles, dâune jeunesse saisissante sous sa barbe de lierre cru, une piscine de marbre et plus de vingt hectares de pelouses et de jardins. CâĂ©tait le chĂąteau de Gatsby. Ou, pour mieux dire, Ă©tant donnĂ© que je ne connaissais point M. Gatsby, câĂ©tait un chĂąteau habitĂ© par un gentleman de ce nom. Quant Ă ma maison, elle offensait la vue, mais en petit, et on lâavait oubliĂ©e lĂ , de sorte que jâavais vue sur la mer, vue en partie sur la pelouse de mon voisin et la consolante proximitĂ© de millionnaires â le tout pour quatre-vingts dollars par mois.
De lâautre cĂŽtĂ© de la petite baie, les blancs palais du fashionable East-Egg Ă©tincelaient au bord de lâeau, et lâhistorique de cet Ă©tĂ© commence rĂ©ellement le soir oĂč je pris le volant pour y aller dĂźner avec les Tom Buchanan. Daisy Ă©tait ma cousine Ă©loignĂ©e, jâavais connu Tom Ă lâUniversitĂ©, et, tout de suite aprĂšs la guerre, jâavais passĂ© deux jours avec eux Ă Chicago.
Parmi dâautres prouesses dâordre physique, le mari avait Ă©tĂ© un des plus puissants athlĂštes qui eussent jamais jouĂ© au rugby Ă Yale â un personnage jouissant en quelque sorte dâune renommĂ©e nationale, un de ces hommes qui, Ă 21 ans, atteignent Ă un degrĂ© dâexcellence si aigu, quoique dâun ordre limitĂ©, que tout ce quâils font par la suite a la saveur dâun contre-effet. Sa famille Ă©tait fabuleusement riche â mĂȘme au collĂšge sa prodigalitĂ© Ă©tait un sujet de reproche â mais maintenant il avait quittĂ© Chicago et Ă©tait venu Ă New-York dans un Ă©quipage Ă couper la respiration. Un exemple : il avait apportĂ© de Lake-Forest toute une Ă©curie de poneys pour jouer au polo. On avait peine Ă se convaincre quâun homme de son Ăąge pouvait ĂȘtre assez riche pour sâoffrir un luxe pareil.
Jâignore pourquoi les Buchanan Ă©taient venus dans lâEst. Ils avaient passĂ© une annĂ©e en France sans motif dĂ©fini ; puis ils avaient errĂ© de-ci delĂ , irrĂ©solument, partout oĂč des gens jouaient au polo et Ă©taient riches ensemble. Daisy mâavait dit par tĂ©lĂ©phone quâils sâĂ©taient installĂ©s Ă East-Egg de façon permanente, mais je nâen crus rien â jâignorais tout des dispositions de Daisy, mais je sentais que Tom vagabonderait indĂ©finiment, cherchant, avec un peu de nostalgie, la turbulence dramatique de quelque partie de ballon, Ă laquelle il ne devait jamais prendre part.
Câest ainsi que par une chaude et venteuse fin dâaprĂšs-midi jâallai Ă East-Egg voir deux vieux amis que je connaissais Ă peine. La somptuositĂ© de leur logis dĂ©passa mon attente â câĂ©tait une demeure de lâĂ©poque coloniale, blanche et rouge, trĂšs gaie, qui dominait la baie. La pelouse naissait sur la plage mĂȘme et courait, pendant un quart de mille, vers la porte dâentrĂ©e, sautant par-dessus cadrans solaires, sentiers pavĂ©s de briques et jardins flamboyants, pour se briser enfin contre le mur en Ă©clatantes gerbes de vigne vierge, comme emportĂ©e par son Ă©lan. La monotonie de la façade Ă©tait rompue par une rangĂ©e de portes-fenĂȘtres, Ă©tincelantes Ă cette heure de lâor quâelles reflĂ©taient et grandes ouvertes au vent du chaud aprĂšs-midi. En habit de cheval, Tom Buchanan Ă©tait plantĂ©, les jambes Ă©cartĂ©es, sur le perron.
Il avait changĂ© depuis Yale. CâĂ©tait Ă prĂ©sent un robuste garçon de trente ans, aux cheveux paille, avec une bouche assez dure et des maniĂšres hautaines. Brillants dâarrogance, ses yeux occupaient Ă prĂ©sent une place prĂ©pondĂ©rante dans sa physionomie ; ils lui donnaient lâair de toujours se pencher en avant dâun air agressif. Le chic effĂ©minĂ© de son costume ne parvenait pas Ă dissimuler lâĂ©norme puissance de ce corps : il semblait gonfler ses bottes brillantes Ă en faire craquer les boucles et lâon voyait bouger de grosses boules de muscles chaque fois que son Ă©paule remuait sous son mince veston. CâĂ©tait un corps capable, comme on dit en langage de mĂ©canique, dâun « moment » formidable â un corps cruel.
Quand il parlait, sa voix, qui Ă©tait celle dâun aigre tĂ©norino enrouĂ©, accentuait encore lâimpression de combativi...