CHAPITRE 1
De la Chine à Marseille
Le témoignage de Lluís
Toutes les urnes qui ont été volées m’appartenaient, se plaint Lluís en affichant un large sourire.
Lluís a été le cerveau et le coordonnateur logistique de l’opération visant à livrer les urnes, le matin du 1er octobre, dans les 2 243 écoles catalanes. Le trésor le plus recherché par les forces de sécurité espagnoles et le plus attendu par des millions de Catalans mobilisés afin d’exercer leur droit de décider. Parce qu’il n’aurait pu y avoir de référendum sans les boîtes de scrutin. C’était clair comme de l’eau de roche. Les bulletins de vote pouvaient toujours être réimprimés. Mais, si les urnes étaient interceptées, le plébiscite n’aurait pu se tenir. On ne pouvait pas réutiliser les contenants en carton qui avaient servi lors de la consultation du 9 novembre 2014. En 2017, on n’avait pas affaire à un processus participatif : cette fois-ci, on allait voter pour vrai.
Lluís a déboursé 100 000 euros pour acquitter la facture d’achat des urnes. Il n’a rien réclamé au gouvernement catalan et ne sait pas quand il pourra le faire. C’est la moindre de ses préoccupations.
— J’ai passé moi-même la commande et je l’ai payée parce que, si la Generalitat se les était elle-même procurées, elle aurait été dans le trouble, admet-il.
Cette affirmation a d’ailleurs été corroborée par le conseiller Santi Vila lors d’un interrogatoire, le 2 novembre 2017, devant la juge Carmen Lamela de l’Audiència Nacional. Santi Vila a déclaré que « pas un seul euro d’argent public n’a été dépensé pour le référendum » et que tout a été payé à partir « des dons de la société civile ». Au cours des deux dernières années, l’État espagnol a en effet surveillé toutes les transactions financières effectuées par le gouvernement catalan. Le contrôle des dépenses de la Generalitat a commencé après l’élection de la nouvelle majorité indépendantiste au Parlement le 27 septembre 2015. Madrid souhaitait contrer les « velléités indépendantistes », comme l’a expliqué le ministre Cristóbal Montoro, responsable de cette stratégie.
Lluís ne se voit pas comme un mécène.
— J’avais l’argent pour payer, mais je ne suis pas Cendrós, dit-il.
Lluís fait ici référence au chevalier Floïd, qui, avec les revenus importants retirés de la vente de ses produits de massages faciaux, a fait sortir de l’ostracisme la culture catalane en fondant l’Òmnium Cultural et en finançant l’Institut d’Estudis Catalans (IEC). C’est la vaste expérience et l’engagement de Lluís envers la Catalogne qui ont fait de lui la pièce maîtresse du réseau qu’il a constitué. Lluís est un indépendantiste convaincu. Pendant de nombreuses années, il a collaboré avec les formations politiques et les entités souverainistes. Il est d’abord et avant tout un homme d’action.
Parallèlement à la publication, par le gouvernement catalan, d’appels d’offres publics dans le but de se procurer des boîtes de scrutin, Lluís a lancé l’Operació urnes en collaboration avec deux autres personnes en qui il vouait une confiance absolue.
— On disposait d’un plan A. Je ne sais pas s’il y en avait un B ou un C. J’espère que oui, affirme Guti, un des partenaires de Lluís.
Dans sa ville, Guti avait été très actif en politique municipale. Il était bien connecté avec les partis et les organisations de la gauche indépendantiste. Il n’occupait aucun poste, mais entretenait des liens étroits avec ces institutions. Quant au troisième homme – Marc –, il est originaire de la Catalogne du Nord. Comme on le verra plus loin, il a joué un rôle primordial dans la tenue du référendum : c’est lui qui a mis en place l’infrastructure à partir de laquelle les urnes ont été distribuées. Tous les trois au sommet de la pyramide, prêts à tout, ils ont planifié l’opération en tenant compte que les membres du gouvernement catalan ne pouvaient pas agir sur le terrain.
À la fin de mars 2017, Lluís a commencé ses recherches pour trouver un fournisseur dans le but de se procurer des urnes. Un mois plus tard, les médias ont relaté des discussions en cours au gouvernement catalan sur les modalités de commande d’urnes. Car un problème s’était posé. Le Département de la vice-présidence avait demandé verbalement à celui de la gouvernance de procéder à l’émission d’un contrat. Mais la conseillère Meritxell Borràs exigeait que cette requête lui soit faite par écrit. Pour les souverainistes, les urnes étaient un symbole ; pour le gouvernement catalan, elles se sont transformées en mal de tête.
Lluís a donc décidé d’aller de l’avant et d’acheter lui-même les urnes. Il a d’abord exploré plusieurs pistes en effectuant des recherches auprès d’entreprises établies en Asie et en Europe. Il a renoncé à faire affaire avec elles, car les prix étaient beaucoup trop élevés. Après avoir comparé différentes solutions, Lluís a opté pour la Chine, premier fabricant mondial de boîtes de scrutin.
— Ils étaient en mesure de produire 6 000 urnes en une seule journée, explique-t-il.
La société choisie, Smart Dragon Ballot Expert, était basée à Guangzhou, dans le sud-est de la Chine. Lluís a effectué le paiement à la fin du mois de juin. Pendant ce temps, le gouvernement catalan annonçait son intention de lancer un appel d’offres public pour trouver des entreprises pouvant fabriquer des urnes en méthacrylate. Par la même occasion, il explorait diverses avenues pour en faire l’acquisition.
— Quand ont-ils déclaré qu’ils ont échoué ? demande Lluís avec ironie.
L’exécutif catalan avait décidé d’utiliser la voie officielle pour acheter les urnes en procédant comme l’avait fait la Junta de Andalucía au cours des dernières années. Mais une série d’événements a ramené l...