L'Autre Modernité
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Simon Nadeau

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L'Autre Modernité

Simon Nadeau

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Simon Nadeau questionne le passage à la modernité de la littérature et de la société québécoises, revenant aux œuvres d'écrivains solitaires qui prirent ombrage des Miron et Aquin. Dans leur inactualité apparente, ces textes de Pierre de Grandpré, Ringuet, Jean-Charles Harvey, Paul Toupin, Saint-Denys Garneau, n'ouvraient-ils et n'ouvrent-ils pas encore une voie à une autre conception de l'histoire de la littérature, une autre modernité? Ces écrivains délaissés osaient une affirmation du moi au lieu du nous. Lecteur de Goethe, de Nietzsche, de Hesse, Nadeau élargit sa réflexion en dégageant la notion de modernité d'une trop forte adéquation avec le monde dit « moderne » qui occulte le noyau signifiant de la modernité: l'émergence de l'individu, d'un espace intérieur, un terroir intime.

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SECONDE PARTIE

Redessiner l’horizon?

Qu’ai-je donc à dire? Ai-je le droit de parler? Peut-on se risquer à écrire en son propre nom plutôt que sous un nom d’emprunt, sérieux, objectif, académique, à mille lieues de ce que nous aurions au fond vraiment à dire? Il vaudrait sans doute mieux ne pas tenir compte de ce que l’on est, de ce que l’on pense, entrer dans le rang, faire comme tout le monde et se taire – ou parler pour ne rien dire, ce qui est une autre façon de se taire. Nous serions tranquilles… Comme une carpe dans sa vase. À l’abri… caché au fin fond de soi, ne pouvant être montré du doigt par personne : incognito. Et si nous n’avions rien à dire… Et si ce que nous étions était si peu de chose que cela ne valait presque pas la peine de se forcer, de persévérer, d’essayer de se dire? Présentement, je tiens un crayon, j’essaie d’écrire, mais ce n’est toujours qu’une façon de tendre la main, de se donner et de se perdre : en fait, mes mains sont vides. Pourtant, j’aimerais bien être « quelque chose »… Mais il semble que nous ne nous possédions pas, et je m’échappe. Comme Saint-Denys Garneau, je suis un « mauvais pauvre » à la besace percée. Que faire alors, lorsqu’aucun moule ne semble pouvoir nous convenir (ou nous contenir)?
Lorsque je regarde en moi, ce n’est pas tant moi que je trouve, ni même un arrière-moi (labyrinthe inextricable), mais une sorte de grand espace plus ou moins vacant, plus ou moins désert, avec quelques trous, quelques déceptions et beaucoup d’espoir malgré tout. Peut-être suis-je ridicule? Probablement se fiche-t-on éperdument de mon moi et de mon arrière-moi. Pourtant, je préfère être ridicule, trébucher sur moi-même et mes mots plutôt que de vivre dans l’oubli de ce que je suis, et ce, même si ce que je suis ressemble davantage à une aspiration un peu vague qu’à une chose dûment identifiable. Telle serait ma fatalité, une fatalité qui, bien qu’elle ait tendance à me déposséder de toutes certitudes, me livrant sans défense à ce que je suis et à l’angoisse qui m’habite, n’en demeurerait pas moins tendue vers l’avenir, grosse d’un espoir un peu fou qui me murmure à l’oreille que chaque être, moi le premier, a quelque chose à produire qui réponde à la nature de ce qu’il est. Cet espoir, c’est l’arbre qui pousse en moi qui me l’enseigne. Ce murmure de l’âme est en quelque sorte ma musique intérieure, le son véritable de mon être – même si, parfois, je n’arrive plus à l’entendre, assourdi qu’il est par le bruit environnant ou par quelque inquiétude qui le recouvre.
Décidément, le « moi » de mon moi – mon âme? – est celui d’un romantique! Au secours! Misère! Il faudrait que je me soigne, que j’aille voir un psychologue ou que je me fasse engager le plus tôt possible dans quelque bureau, usine ou firme prestigieuse pour y travailler tout le jour plutôt que de chercher, « moi », à produire quelque chose en labourant les trente arpents de mon être intime. Mais je suis « gravement atteint », car je ne peux pas même me résoudre à être ce que je suis, puisque ce que je suis veut plus que ce qui est. Être de désir? Manquant parce que désirant; désirant parce que manquant? Pindare a beau avoir lancé le mot d’ordre : « Deviens qui tu es », cette formule, près de deux millénaires et demi plus tard, est toujours aussi ambiguë. Que Goethe en ait fait sa devise, que Nietzsche l’ait reprise, cela ne la rend pas moins problématique. Car être ce que l’on est ne va pas de soi… Tout plutôt semble vouloir nous éloigner de ce but : les médias, l’école, le travail, quand ce n’est pas la structure même de notre être qui agit à la manière d’une centrifugeuse. Et ce but lui-même semble ne jamais pouvoir être atteint : en effet, il n’a pas été dit d’être ce que l’on est mais de le devenir. Est-ce à dire que cette quête ne saurait avoir de fin? Peut-être… Surtout si, à l’instar de Nietzsche, on conçoit sa vie comme un effort sans cesse à reprendre pour se dépasser soi-même (le « surhumain » n’est qu’à ce prix, un prix que l’on doit payer « éternellement ») ou encore, selon les mots de Goethe, comme un effort continu pour conquérir et faire fructifier tout ce que la nature a mis en nous. « Devenir ce que l’on est », cela suppose en outre la capacité de se perdre, de se quitter, de mourir à une image de soi et de remettre en question le monde dans lequel on a été élevé. Et lorsque nous ne saurons plus nous reposer dans la conscience de notre ancien « moi », alors commencera la véritable aventure, celle de notre seconde naissance, naissance rendue possible par l’éveil d’un étrange désir : la tentation d’être soi.
La tentation d’être soi
Se perdre pour se trouver, mourir à une image de soi, sortir du cadre pour réaliser ce que l’on est. Sur papier, tout cela est très joli, cela semble presque aussi simple que de mordre dans une pomme, pourtant, on sait fort bien qu’il y a là un pas que très peu de gens oseront franchir. Se lancer à la recherche de ce « soi » qui n’est pas « moi » (mais que l’on pressent par ailleurs) et de tout ce qu’il pourrait produire d’effets inimaginables et parfois déstabilisants, cela suppose, outre un certain aveuglement, une foi quasi instinctive en la vie, une confiance en ce qui est, un abandon et un effort – et ce, même si cette « foi en la vie » se trouve être l’envers d’un « désespoir » non moins présent mais assumé. Généralement, on préférera toutefois occulter le vide qui nous habite. Mais ce faisant, nous occultons aussi la source de notre être, de notre désir et de tout ce qui nous pousse à nous mettre en jeu et à tendre véritablement vers l’autre. On se croit plein, sûr de soi, maître de son destin et des choses. On voudrait bien « se réaliser », comme on dit, mais pas à n’importe quel prix, et c’est ainsi qu’on ravale sa défaillance intime et ce qui nous fait trop souffrir. Or, c’est toujours de soi que l’on souffre en premier lieu, et c’est soi qu’on ravale. Certains s’accrocheront à leur branche de peur de perdre pied, comme dirait Nietzsche. Mais n’a-t-on pas pensé qu’en perdant pied et en se relevant après quelques instants, on apprendrait peut-être à marcher d’un pas qui serait vraiment le nôtre? N’est-ce pas en bégayant que l’on apprend à parler? N’est-ce pas en trébuchant que l’on apprend à marcher?
Si le désespoir est aujourd’hui la grande maladie de notre temps, au Québec comme dans tout l’Occident, les jeunes en sont souvent les premières victimes, et cela est désolant, car l’espoir devrait être de leur côté, eux qui ont davantage de vie devant eux que derrière. Certes, il y a ceux qui « réussissent » bien, dirait-on, mais il y a aussi ceux qui, de plus en plus nombreux, décrochent, et que rien ne rattrape. Et dans la réussite même se cache parfois plus de désespoir (de renoncement à soi) que dans l’échec. Il y a aussi tous les inquiets qui, sous des apparences de « réussite », se demandent ce qu’ils font là, dans l’existence. Pour eux et pour moi-même, je n’ai pas de réponse toute faite. Pourtant, l’espoir n’est pas mort. Mais là où il y a de l’espoir, ce n’est pas nécessairement là où l’on croit qu’il se trouve ou qu’on voudrait nous le faire croire : aucune Cause jamais ne nous sauvera, aucun repli sur ce qui a déjà été n’assurera notre salut. Si le monde dans lequel nous vivons est un monde d’images, d’apparences et, souvent, de bêtise et d’inculture, il est aussi et justement un monde des apparences, c’est-à-dire qu’il suffit parfois de creuser un peu pour qu’advienne autre chose, pour qu’une parole authentique soit tenue, pour qu’un désir nouveau soit formulé. Et lorsqu’une parole authentique est tenue, soi et le monde ne s’en trouvent-ils pas pour un moment sauvés, réenchantés, exhaussés?
Laissés à eux-mêmes, nombreux sont ceux qui, ici comme ailleurs, sont aussi susceptibles d’advenir à eux-mêmes. Cette dualité du monde contemporain dans lequel nous vivons, à la fois superficiel et profond (si proche parfois de la profondeur, c’est-à-dire de soi, dans le brouhaha général), il faut être capable de la prendre en considération, car la réalité est ambiguë. Aujourd’hui, plusieurs pourraient reprendre à leur compte l’impératif de Pindare de devenir ce que l’on est – car derrière l’individu aux comportements stéréotypés des sociétés modernes, il y a tout de même un individu authentique en puissance, un individu qui a échappé au joug des sociétés traditionnelles et qui, pour le moment peut-être, ne sait trop quoi faire de sa liberté. Si nous vivons bel et bien dans un monde de l’image où toute vie intérieure semble être occultée, voire interdite, sachons aussi prendre conscience de la vacuité de ces images et de ce qui se cache derrière l’adhésion à telle ou telle image. Derrière la vacuité, des courants de liberté et une grande disponibilité; derrière l’adhésion aveugle à des comportements stéréotypés ou éphémères, des singularités encore mal définies qui se cherchent, sans savoir parfois qu’elles se cherchent. Au-delà et en marge de la culture de masse et de l’individualisme frelaté qui l’accompagne, peut-être y aura-t-il aussi de plus en plus d’exceptions, de plus en plus d’individus émergents et authentiques à voir le jour. Ces individus, ce sont les déserteurs – les solitaires d’aujourd’hui et l’espoir de demain. Peut-être seront-ils un jour un peuple, comme le souhaitait Nietzsche, un peuple conscient de lui-même, qui fera de cette terre un lieu de guérison pour l’homme : « Vous, les solitaires d’aujourd’hui, vous qui vous retirez à l’écart, vous serez un peuple un jour : de vous qui vous êtes vous-mêmes élus, naîtra un peuple élu, – et de lui naîtra le surhumain. En vérité, c’est un lieu de guérison que doit devenir la terre! Déjà une nouvelle odeur l’entoure, une odeur salutaire, – et un espoir nouveau74! »
Si les grandes valeurs auxquelles les hommes avaient pris l’habitude de se référer pour se conduire dans l’existence se sont effondrées et que le Dieu qui les soutenait agonise, ne pourrait-on pas aussi y voir – plutôt que de simplement déplorer cet effondrement – une occasion pour l’individu d’apparaître et de faire l’épreuve de ce qu’il est? Sans cette épreuve, qui est par excellence celle de la modernité et de l’émergence de l’individu, il ne peut y avoir de culture que superficielle. Sans cette épreuve, il ne peut y avoir de cheminement individuel qu’inauthentique et vain, un chemin d’emprunt, ni à soi ni à personne. L’homme moderne, dont nous sommes les héritiers, l’homme de la Renaissance, qu’il s’agisse de Léonard de Vinci ou de Montaigne, défait le monde pour le recomposer. Les valeurs absolues ne tiennent plus dès lors qu’un « sujet » s’avise de les peser. De Montaigne à Nietzsche, il n’y a qu’un pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de valeurs, ni de sens, ni rien qui tienne; cela veut dire que c’est à l’individu, « la plus récente des inventions », qu’il incombe désormais de donner un sens à son existence et d’intérioriser telle ou telle valeur, quitte à en créer, comme le suggère Nietzsche, si aucune ne lui convient : « Le changement des valeurs, – c’est le changement des créateurs. Celui qui doit être un créateur, celui-là détruit toujours. Les créateurs, ce furent d’abord les peuples, et bien plus tard seulement des individus; en vérité l’individu lui-même est la plus récente des créations75. »
Qu’il s’agisse de Goethe ou de Nietzsche, tous deux n’ont pas seulement repris à leur compte l’impératif de Pindare de devenir ce que l’on est, ils en ont fait une œuvre, une œuvre où le défi nous est en quelque sorte lancé de reprendre à notre compte cette exhortation. Certes, à notre époque, la culture ne va plus du tout de soi. Pour une large part, elle a été remplacée par une culture de masse. Les valeurs qui la soutenaient se sont effondrées ou très largement érodées. Quant à l’individu, il ne peut plus s’en remettre d’emblée à elles ni se définir par rapport à elles. Fondamentalement, l’effondrement généralisé de la culture en Occident ne peut être combattu que d’une seule façon : en reprenant à son compte l’exigence de la culture et en la régénérant de l’intérieur, c’est-à-dire de l’intérieur d’une subjectivité vivante et agissante. À cela, Goethe et Nietzsche peuvent nous aider. Le premier avait pressenti cet effondrement. Le second en révélera toute l’ampleur. Par-delà ce constat, certaines œuvres, tels le Meister de Goethe et le Zarathoustra de Nietzsche, visent précisément à tirer la conscience de sa torpeur, à remettre l’individu sur le chemin de lui-même et de son propre dépassement. En ce sens, ces œuvres sont porteuses d’un espoir pour demain, qui prend en compte l’émergence de l’individu. Pour les solitaires d’aujourd’hui et de demain, pour tous ceux qui se cherchent et qu’aiguillonne la tentation d’être soi, elles sont un réconfort et une exhortation, car le solitaire y entrevoit son peuple et ses frères dispersés, tous ceux qui s’efforcent sur le chemin, en partance vers un soi-même meilleur que soi.
De l’éveil de la conscience au désir d’œuvrer
L’Acte éternel agit, vivant!
Et ce qui n’était pas, veut être, veut enfin
Au soleil, à la terre, aux couleurs se mêler;
Nulle chose jamais ne se peut reposer.

Il faut que tout agisse et soit mouvant et crée
Et que la forme change aussitôt que formée.
Tu n’es qu’une apparence, ô repos du moment!
Partout au plus profond se meut l’éternité,
Car toute chose ira se dissoudre au Néant
Si dans l’Être immobile elle veut demeurer.
GOETHE, « L’Un et le Tout »
Lorsqu’on pense à Goethe, on imagine souvent une sorte d’Olympien, souverain, inaccessible, trônant au-dessus de l’Europe. Pourtant, son génie fut essentiellement dynamique, se riant de tous ces « jeunes sans jeunesse » qui venaient le visiter à Weimar et « que seuls les plus hauts problèmes de la spéculation » intéressaient. À l’âge de soixante-dix-neuf ans, Goethe se plaignait à Eckermann de ce que « tout tend chez nous [en Allemagne] à mater de bonne heure la chère jeunesse, à extirper toute force naturelle et primesautière, toute originalité, si bien qu’en fin de compte, il ne reste plus que le philistin76 ». Le philistin a deux visages : il peut bel et bien être une brute endurcie, manquant du goût le plus élémentaire, mais il peut aussi être l’un de ces imposteurs de la culture dont le savoir et le goût sont essentiellement livresques. L’inculture peut naître tant d’une absence de vécu que d’une absence d’éducation. Le fait d’adhérer inconditionnellement aux grandes œuvres de la culture sans les avoir pesées et éprouvées (soit le conservatisme culturel a priori) n’est guère mieux que le désir d’épater la galerie en ne produisant que des œuvres répondant au goût du jour. L’individu ne saurait faire l’économie de ce qu’il est en se plaçant d’emblée à un niveau supérieur, idéal et idéel, sous peine de pervertir ces idéaux auxquels il souscrit sans véritablement les incarner. C’est pour cette raison, ce manque d’expérience et d’épreuves personnelles, que Goethe se moque malicieusement de tous ces « jeunes » à la poitrine creuse, déjà « tout engoncés dans l’Idée ». Car à la fin, on en vient à ne plus pouvoir respirer à notre aise que dans une bibliothèque… Or, c’est justement cette bibliothèque et sa stérilité que Faust finira par maudire…
Mais qu’ai-je donc à parler, moi, de Goethe et de son œuvre? Ne suis-je pas, à ma manière, un philistin de la culture? Moi qui m’appuie sur de grandes œuvres pour parler et qui avance le visage masqué… D’abord, il faudrait dire que ce n’est pas tant l’Œuvre ni Goethe en soi qui m’intéressent, telle une précieuse idole culturelle, mais ce qu’il y a là, dans cette œuvre, de toujours vivant et agissant pour moi – pour les solitaires d’aujourd’hui et de demain peut-être également. De toute manière, je ne cherche pas tant à rendre un culte à cette idole de marbre qu’à la libérer de ses chaînes. Goethe eût sans doute apprécié. Il faudrait aussi ajouter que cet auteur, si invraisemblable que cela puisse paraître, si éloigné qu’il fût de mes dix-sept ans d’alors et de la banlieue où j’ai grandi, m’a aidé à vivre. Seul alors, je n’étais pas si seul. Laissé à moi-même, je n’étais pas tout à fait abandonné. C’est ainsi que certains livres, certains auteurs nous aident parfois plus que d’autres à continuer à nous tenir debout. Voilà pour la petite histoire…
Cela dit, Goethe n’a jamais cru qu’il fallait lancer par-dessus bord toute la tradition et toutes les œuvres du passé. Seulement, rien ne doit jamais être acquis une fois pour toutes. Une œuvre, nous dit Goethe, fût-elle de génie, vaudra dans la mesure uniquement où elle aura su conserver son « énergie » et sa « force productive ». Peut-être est-ce ce qui fait qu’on la dit « de génie », d’ailleurs. L’œuvre, par son inscription sensible, permet la répétition, c’est-à-dire la réactualisation des processus internes ayant permis et suscité sa création. La force dont elle est porteuse et qui la porte existe toujours et peut être renouvelée. C’est à l’individu que revient cette tâche d’actualiser ces œuvres et d’y trouver de quoi relancer sa propre existence. « Le monde peut bien avoir progressé dans l’ensemble, mais la jeunesse, nous dit Goethe, doit toujours recommencer à pied d’œuvre et revivre en tant qu’individu les époques de la culture universelle77 ».
L’expression « en tant qu’individu » est très importante. Mais qu’est-ce à dire? Cela suppose un cheminement, une expérience du monde, un éveil progressif de la conscience. Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister sont un excellent exemple de cet éveil progressif de la conscience et du cheminement qui l’accompagne. Ce livre, lu à dix-sept ans, à un âge où diverses pressions sociales et familiales s’exercent sur le « jeune » pour qu’il choisisse une « carrière », m’avait alors profondément marqué et confirmé dans ma vocation, ou absence de vocation professionnelle : « Je veux être moi et rien d’autre! » C’est pourquoi j’aimerais retracer ici rapidement ce cheminement qui nous servira d’exemple.
Wilhelm Meister, archétype de tous ces jeunes gens qui se cherchent, est le héros du livre, celui qui « apprend ». Il se passionne pour le théâtre. C’est la première chose que nous savons sur lui. Dès la quatrième page du livre, on se rend compte que sa passion pour le théâtre entre en conflit avec le m...

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