SECONDE PARTIE
Redessiner lâhorizon?
Q
uâai-je donc Ă dire? Ai-je le droit de parler? Peut-on se risquer Ă Ă©crire en son propre nom plutĂŽt que sous un nom dâemprunt, sĂ©rieux, objectif, acadĂ©mique, Ă mille lieues de ce que nous aurions au fond vraiment Ă dire? Il vaudrait sans doute mieux ne pas tenir compte de ce que lâon est, de ce que lâon pense, entrer dans le rang, faire comme tout le monde et se taire â ou parler pour ne rien dire, ce qui est une autre façon de se taire. Nous serions tranquilles⊠Comme une carpe dans sa vase. Ă lâabri⊠cachĂ© au fin fond de soi, ne pouvant ĂȘtre montrĂ© du doigt par personne : incognito. Et si nous nâavions rien Ă dire⊠Et si ce que nous Ă©tions Ă©tait si peu de chose que cela ne valait presque pas la peine de se forcer, de persĂ©vĂ©rer, dâessayer de se dire? PrĂ©sentement, je tiens un crayon, jâessaie dâĂ©crire, mais ce nâest toujours quâune façon de tendre la main, de se donner et de se perdre : en fait, mes mains sont vides. Pourtant, jâaimerais bien ĂȘtre « quelque chose »⊠Mais il semble que nous ne nous possĂ©dions pas, et je mâĂ©chappe. Comme Saint-Denys Garneau, je suis un « mauvais pauvre » Ă la besace percĂ©e. Que faire alors, lorsquâaucun moule ne semble pouvoir nous convenir (ou nous contenir)?
Lorsque je regarde en moi, ce nâest pas tant moi que je trouve, ni mĂȘme un arriĂšre-moi (labyrinthe inextricable), mais une sorte de grand espace plus ou moins vacant, plus ou moins dĂ©sert, avec quelques trous, quelques dĂ©ceptions et beaucoup dâespoir malgrĂ© tout. Peut-ĂȘtre suis-je ridicule? Probablement se fiche-t-on Ă©perdument de mon moi et de mon arriĂšre-moi. Pourtant, je prĂ©fĂšre ĂȘtre ridicule, trĂ©bucher sur moi-mĂȘme et mes mots plutĂŽt que de vivre dans lâoubli de ce que je suis, et ce, mĂȘme si ce que je suis ressemble davantage Ă une aspiration un peu vague quâĂ une chose dĂ»ment identifiable. Telle serait ma fatalitĂ©, une fatalitĂ© qui, bien quâelle ait tendance Ă me dĂ©possĂ©der de toutes certitudes, me livrant sans dĂ©fense Ă ce que je suis et Ă lâangoisse qui mâhabite, nâen demeurerait pas moins tendue vers lâavenir, grosse dâun espoir un peu fou qui me murmure Ă lâoreille que chaque ĂȘtre, moi le premier, a quelque chose Ă produire qui rĂ©ponde Ă la nature de ce quâil est. Cet espoir, câest lâarbre qui pousse en moi qui me lâenseigne. Ce murmure de lâĂąme est en quelque sorte ma musique intĂ©rieure, le son vĂ©ritable de mon ĂȘtre â mĂȘme si, parfois, je nâarrive plus Ă lâentendre, assourdi quâil est par le bruit environnant ou par quelque inquiĂ©tude qui le recouvre.
DĂ©cidĂ©ment, le « moi » de mon moi â mon Ăąme? â est celui dâun romantique! Au secours! MisĂšre! Il faudrait que je me soigne, que jâaille voir un psychologue ou que je me fasse engager le plus tĂŽt possible dans quelque bureau, usine ou firme prestigieuse pour y travailler tout le jour plutĂŽt que de chercher, « moi », Ă produire quelque chose en labourant les trente arpents de mon ĂȘtre intime. Mais je suis « gravement atteint », car je ne peux pas mĂȘme me rĂ©soudre Ă ĂȘtre ce que je suis, puisque ce que je suis veut plus que ce qui est. Ătre de dĂ©sir? Manquant parce que dĂ©sirant; dĂ©sirant parce que manquant? Pindare a beau avoir lancĂ© le mot dâordre : « Deviens qui tu es », cette formule, prĂšs de deux millĂ©naires et demi plus tard, est toujours aussi ambiguĂ«. Que Goethe en ait fait sa devise, que Nietzsche lâait reprise, cela ne la rend pas moins problĂ©matique. Car ĂȘtre ce que lâon est ne va pas de soi⊠Tout plutĂŽt semble vouloir nous Ă©loigner de ce but : les mĂ©dias, lâĂ©cole, le travail, quand ce nâest pas la structure mĂȘme de notre ĂȘtre qui agit Ă la maniĂšre dâune centrifugeuse. Et ce but lui-mĂȘme semble ne jamais pouvoir ĂȘtre atteint : en effet, il nâa pas Ă©tĂ© dit dâĂȘtre ce que lâon est mais de le devenir. Est-ce Ă dire que cette quĂȘte ne saurait avoir de fin? Peut-ĂȘtre⊠Surtout si, Ă lâinstar de Nietzsche, on conçoit sa vie comme un effort sans cesse Ă reprendre pour se dĂ©passer soi-mĂȘme (le « surhumain » nâest quâĂ ce prix, un prix que lâon doit payer « Ă©ternellement ») ou encore, selon les mots de Goethe, comme un effort continu pour conquĂ©rir et faire fructifier tout ce que la nature a mis en nous. « Devenir ce que lâon est », cela suppose en outre la capacitĂ© de se perdre, de se quitter, de mourir Ă une image de soi et de remettre en question le monde dans lequel on a Ă©tĂ© Ă©levĂ©. Et lorsque nous ne saurons plus nous reposer dans la conscience de notre ancien « moi », alors commencera la vĂ©ritable aventure, celle de notre seconde naissance, naissance rendue possible par lâĂ©veil dâun Ă©trange dĂ©sir : la tentation dâĂȘtre soi.
La tentation dâĂȘtre soi
Se perdre pour se trouver, mourir Ă une image de soi, sortir du cadre pour rĂ©aliser ce que lâon est. Sur papier, tout cela est trĂšs joli, cela semble presque aussi simple que de mordre dans une pomme, pourtant, on sait fort bien quâil y a lĂ un pas que trĂšs peu de gens oseront franchir. Se lancer Ă la recherche de ce « soi » qui nâest pas « moi » (mais que lâon pressent par ailleurs) et de tout ce quâil pourrait produire dâeffets inimaginables et parfois dĂ©stabilisants, cela suppose, outre un certain aveuglement, une foi quasi instinctive en la vie, une confiance en ce qui est, un abandon et un effort â et ce, mĂȘme si cette « foi en la vie » se trouve ĂȘtre lâenvers dâun « dĂ©sespoir » non moins prĂ©sent mais assumĂ©. GĂ©nĂ©ralement, on prĂ©fĂ©rera toutefois occulter le vide qui nous habite. Mais ce faisant, nous occultons aussi la source de notre ĂȘtre, de notre dĂ©sir et de tout ce qui nous pousse Ă nous mettre en jeu et Ă tendre vĂ©ritablement vers lâautre. On se croit plein, sĂ»r de soi, maĂźtre de son destin et des choses. On voudrait bien « se rĂ©aliser », comme on dit, mais pas Ă nâimporte quel prix, et câest ainsi quâon ravale sa dĂ©faillance intime et ce qui nous fait trop souffrir. Or, câest toujours de soi que lâon souffre en premier lieu, et câest soi quâon ravale. Certains sâaccrocheront Ă leur branche de peur de perdre pied, comme dirait Nietzsche. Mais nâa-t-on pas pensĂ© quâen perdant pied et en se relevant aprĂšs quelques instants, on apprendrait peut-ĂȘtre Ă marcher dâun pas qui serait vraiment le nĂŽtre? Nâest-ce pas en bĂ©gayant que lâon apprend Ă parler? Nâest-ce pas en trĂ©buchant que lâon apprend Ă marcher?
Si le dĂ©sespoir est aujourdâhui la grande maladie de notre temps, au QuĂ©bec comme dans tout lâOccident, les jeunes en sont souvent les premiĂšres victimes, et cela est dĂ©solant, car lâespoir devrait ĂȘtre de leur cĂŽtĂ©, eux qui ont davantage de vie devant eux que derriĂšre. Certes, il y a ceux qui « rĂ©ussissent » bien, dirait-on, mais il y a aussi ceux qui, de plus en plus nombreux, dĂ©crochent, et que rien ne rattrape. Et dans la rĂ©ussite mĂȘme se cache parfois plus de dĂ©sespoir (de renoncement Ă soi) que dans lâĂ©chec. Il y a aussi tous les inquiets qui, sous des apparences de « rĂ©ussite », se demandent ce quâils font lĂ , dans lâexistence. Pour eux et pour moi-mĂȘme, je nâai pas de rĂ©ponse toute faite. Pourtant, lâespoir nâest pas mort. Mais lĂ oĂč il y a de lâespoir, ce nâest pas nĂ©cessairement lĂ oĂč lâon croit quâil se trouve ou quâon voudrait nous le faire croire : aucune Cause jamais ne nous sauvera, aucun repli sur ce qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© nâassurera notre salut. Si le monde dans lequel nous vivons est un monde dâimages, dâapparences et, souvent, de bĂȘtise et dâinculture, il est aussi et justement un monde des apparences, câest-Ă -dire quâil suffit parfois de creuser un peu pour quâadvienne autre chose, pour quâune parole authentique soit tenue, pour quâun dĂ©sir nouveau soit formulĂ©. Et lorsquâune parole authentique est tenue, soi et le monde ne sâen trouvent-ils pas pour un moment sauvĂ©s, rĂ©enchantĂ©s, exhaussĂ©s?
LaissĂ©s Ă eux-mĂȘmes, nombreux sont ceux qui, ici comme ailleurs, sont aussi susceptibles dâadvenir Ă eux-mĂȘmes. Cette dualitĂ© du monde contemporain dans lequel nous vivons, Ă la fois superficiel et profond (si proche parfois de la profondeur, câest-Ă -dire de soi, dans le brouhaha gĂ©nĂ©ral), il faut ĂȘtre capable de la prendre en considĂ©ration, car la rĂ©alitĂ© est ambiguĂ«. Aujourdâhui, plusieurs pourraient reprendre Ă leur compte lâimpĂ©ratif de Pindare de devenir ce que lâon est â car derriĂšre lâindividu aux comportements stĂ©rĂ©otypĂ©s des sociĂ©tĂ©s modernes, il y a tout de mĂȘme un individu authentique en puissance, un individu qui a Ă©chappĂ© au joug des sociĂ©tĂ©s traditionnelles et qui, pour le moment peut-ĂȘtre, ne sait trop quoi faire de sa libertĂ©. Si nous vivons bel et bien dans un monde de lâimage oĂč toute vie intĂ©rieure semble ĂȘtre occultĂ©e, voire interdite, sachons aussi prendre conscience de la vacuitĂ© de ces images et de ce qui se cache derriĂšre lâadhĂ©sion Ă telle ou telle image. DerriĂšre la vacuitĂ©, des courants de libertĂ© et une grande disponibilitĂ©; derriĂšre lâadhĂ©sion aveugle Ă des comportements stĂ©rĂ©otypĂ©s ou Ă©phĂ©mĂšres, des singularitĂ©s encore mal dĂ©finies qui se cherchent, sans savoir parfois quâelles se cherchent. Au-delĂ et en marge de la culture de masse et de lâindividualisme frelatĂ© qui lâaccompagne, peut-ĂȘtre y aura-t-il aussi de plus en plus dâexceptions, de plus en plus dâindividus Ă©mergents et authentiques Ă voir le jour. Ces individus, ce sont les dĂ©serteurs â les solitaires dâaujourdâhui et lâespoir de demain. Peut-ĂȘtre seront-ils un jour un peuple, comme le souhaitait Nietzsche, un peuple conscient de lui-mĂȘme, qui fera de cette terre un lieu de guĂ©rison pour lâhomme : « Vous, les solitaires dâaujourdâhui, vous qui vous retirez Ă lâĂ©cart, vous serez un peuple un jour : de vous qui vous ĂȘtes vous-mĂȘmes Ă©lus, naĂźtra un peuple Ă©lu, â et de lui naĂźtra le surhumain. En vĂ©ritĂ©, câest un lieu de guĂ©rison que doit devenir la terre! DĂ©jĂ une nouvelle odeur lâentoure, une odeur salutaire, â et un espoir nouveau! »
Si les grandes valeurs auxquelles les hommes avaient pris lâhabitude de se rĂ©fĂ©rer pour se conduire dans lâexistence se sont effondrĂ©es et que le Dieu qui les soutenait agonise, ne pourrait-on pas aussi y voir â plutĂŽt que de simplement dĂ©plorer cet effondrement â une occasion pour lâindividu dâapparaĂźtre et de faire lâĂ©preuve de ce quâil est? Sans cette Ă©preuve, qui est par excellence celle de la modernitĂ© et de lâĂ©mergence de lâindividu, il ne peut y avoir de culture que superficielle. Sans cette Ă©preuve, il ne peut y avoir de cheminement individuel quâinauthentique et vain, un chemin dâemprunt, ni Ă soi ni Ă personne. Lâhomme moderne, dont nous sommes les hĂ©ritiers, lâhomme de la Renaissance, quâil sâagisse de LĂ©onard de Vinci ou de Montaigne, dĂ©fait le monde pour le recomposer. Les valeurs absolues ne tiennent plus dĂšs lors quâun « sujet » sâavise de les peser. De Montaigne Ă Nietzsche, il nây a quâun pas. Cela ne veut pas dire quâil nây a plus de valeurs, ni de sens, ni rien qui tienne; cela veut dire que câest Ă lâindividu, « la plus rĂ©cente des inventions », quâil incombe dĂ©sormais de donner un sens Ă son existence et dâintĂ©rioriser telle ou telle valeur, quitte Ă en crĂ©er, comme le suggĂšre Nietzsche, si aucune ne lui convient : « Le changement des valeurs, â câest le changement des crĂ©ateurs. Celui qui doit ĂȘtre un crĂ©ateur, celui-lĂ dĂ©truit toujours. Les crĂ©ateurs, ce furent dâabord les peuples, et bien plus tard seulement des individus; en vĂ©ritĂ© lâindividu lui-mĂȘme est la plus rĂ©cente des crĂ©ations. »
Quâil sâagisse de Goethe ou de Nietzsche, tous deux nâont pas seulement repris Ă leur compte lâimpĂ©ratif de Pindare de devenir ce que lâon est, ils en ont fait une Ćuvre, une Ćuvre oĂč le dĂ©fi nous est en quelque sorte lancĂ© de reprendre Ă notre compte cette exhortation. Certes, Ă notre Ă©poque, la culture ne va plus du tout de soi. Pour une large part, elle a Ă©tĂ© remplacĂ©e par une culture de masse. Les valeurs qui la soutenaient se sont effondrĂ©es ou trĂšs largement Ă©rodĂ©es. Quant Ă lâindividu, il ne peut plus sâen remettre dâemblĂ©e Ă elles ni se dĂ©finir par rapport Ă elles. Fondamentalement, lâeffondrement gĂ©nĂ©ralisĂ© de la culture en Occident ne peut ĂȘtre combattu que dâune seule façon : en reprenant Ă son compte lâexigence de la culture et en la rĂ©gĂ©nĂ©rant de lâintĂ©rieur, câest-Ă -dire de lâintĂ©rieur dâune subjectivitĂ© vivante et agissante. Ă cela, Goethe et Nietzsche peuvent nous aider. Le premier avait pressenti cet effondrement. Le second en rĂ©vĂ©lera toute lâampleur. Par-delĂ ce constat, certaines Ćuvres, tels le Meister de Goethe et le Zarathoustra de Nietzsche, visent prĂ©cisĂ©ment Ă tirer la conscience de sa torpeur, Ă remettre lâindividu sur le chemin de lui-mĂȘme et de son propre dĂ©passement. En ce sens, ces Ćuvres sont porteuses dâun espoir pour demain, qui prend en compte lâĂ©mergence de lâindividu. Pour les solitaires dâaujourdâhui et de demain, pour tous ceux qui se cherchent et quâaiguillonne la tentation dâĂȘtre soi, elles sont un rĂ©confort et une exhortation, car le solitaire y entrevoit son peuple et ses frĂšres dispersĂ©s, tous ceux qui sâefforcent sur le chemin, en partance vers un soi-mĂȘme meilleur que soi.
De lâĂ©veil de la conscience au dĂ©sir dâĆuvrer
LâActe Ă©ternel agit, vivant!
Et ce qui nâĂ©tait pas, veut ĂȘtre, veut enfin
Au soleil, Ă la terre, aux couleurs se mĂȘler;
Nulle chose jamais ne se peut reposer.
Il faut que tout agisse et soit mouvant et crée
Et que la forme change aussitÎt que formée.
Tu nâes quâune apparence, ĂŽ repos du moment!
Partout au plus profond se meut lâĂ©ternitĂ©,
Car toute chose ira se dissoudre au NĂ©ant
Si dans lâĂtre immobile elle veut demeurer.
GOETHE, « LâUn et le Tout »
Lorsquâon pense Ă Goethe, on imagine souvent une sorte dâOlympien, souverain, inaccessible, trĂŽnant au-dessus de lâEurope. Pourtant, son gĂ©nie fut essentiellement dynamique, se riant de tous ces « jeunes sans jeunesse » qui venaient le visiter Ă Weimar et « que seuls les plus hauts problĂšmes de la spĂ©culation » intĂ©ressaient. Ă lâĂąge de soixante-dix-neuf ans, Goethe se plaignait Ă Eckermann de ce que « tout tend chez nous [en Allemagne] Ă mater de bonne heure la chĂšre jeunesse, Ă extirper toute force naturelle et primesautiĂšre, toute originalitĂ©, si bien quâen fin de compte, il ne reste plus que le philistin ». Le philistin a deux visages : il peut bel et bien ĂȘtre une brute endurcie, manquant du goĂ»t le plus Ă©lĂ©mentaire, mais il peut aussi ĂȘtre lâun de ces imposteurs de la culture dont le savoir et le goĂ»t sont essentiellement livresques. Lâinculture peut naĂźtre tant dâune absence de vĂ©cu que dâune absence dâĂ©ducation. Le fait dâadhĂ©rer inconditionnellement aux grandes Ćuvres de la culture sans les avoir pesĂ©es et Ă©prouvĂ©es (soit le conservatisme culturel a priori) nâest guĂšre mieux que le dĂ©sir dâĂ©pater la galerie en ne produisant que des Ćuvres rĂ©pondant au goĂ»t du jour. Lâindividu ne saurait faire lâĂ©conomie de ce quâil est en se plaçant dâemblĂ©e Ă un niveau supĂ©rieur, idĂ©al et idĂ©el, sous peine de pervertir ces idĂ©aux auxquels il souscrit sans vĂ©ritablement les incarner. Câest pour cette raison, ce manque dâexpĂ©rience et dâĂ©preuves personnelles, que Goethe se moque malicieusement de tous ces « jeunes » Ă la poitrine creuse, dĂ©jà « tout engoncĂ©s dans lâIdĂ©e ». Car Ă la fin, on en vient Ă ne plus pouvoir respirer Ă notre aise que dans une bibliothĂšque⊠Or, câest justement cette bibliothĂšque et sa stĂ©rilitĂ© que Faust finira par maudireâŠ
Mais quâai-je donc Ă parler, moi, de Goethe et de son Ćuvre? Ne suis-je pas, Ă ma maniĂšre, un philistin de la culture? Moi qui mâappuie sur de grandes Ćuvres pour parler et qui avance le visage masqué⊠Dâabord, il faudrait dire que ce nâest pas tant lâĆuvre ni Goethe en soi qui mâintĂ©ressent, telle une prĂ©cieuse idole culturelle, mais ce quâil y a lĂ , dans cette Ćuvre, de toujours vivant et agissant pour moi â pour les solitaires dâaujourdâhui et de demain peut-ĂȘtre Ă©galement. De toute maniĂšre, je ne cherche pas tant Ă rendre un culte Ă cette idole de marbre quâĂ la libĂ©rer de ses chaĂźnes. Goethe eĂ»t sans doute apprĂ©ciĂ©. Il faudrait aussi ajouter que cet auteur, si invraisemblable que cela puisse paraĂźtre, si Ă©loignĂ© quâil fĂ»t de mes dix-sept ans dâalors et de la banlieue oĂč jâai grandi, mâa aidĂ© Ă vivre. Seul alors, je nâĂ©tais pas si seul. LaissĂ© Ă moi-mĂȘme, je nâĂ©tais pas tout Ă fait abandonnĂ©. Câest ainsi que certains livres, certains auteurs nous aident parfois plus que dâautres Ă continuer Ă nous tenir debout. VoilĂ pour la petite histoireâŠ
Cela dit, Goethe nâa jamais cru quâil fallait lancer par-dessus bord toute la tradition et toutes les Ćuvres du passĂ©. Seulement, rien ne doit jamais ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Une Ćuvre, nous dit Goethe, fĂ»t-elle de gĂ©nie, vaudra dans la mesure uniquement oĂč elle aura su conserver son « Ă©nergie » et sa « force productive ». Peut-ĂȘtre est-ce ce qui fait quâon la dit « de gĂ©nie », dâailleurs. LâĆuvre, par son inscription sensible, permet la rĂ©pĂ©tition, câest-Ă -dire la rĂ©actualisation des processus internes ayant permis et suscitĂ© sa crĂ©ation. La force dont elle est porteuse et qui la porte existe toujours et peut ĂȘtre renouvelĂ©e. Câest Ă lâindividu que revient cette tĂąche dâactualiser ces Ćuvres et dây trouver de quoi relancer sa propre existence. « Le monde peut bien avoir progressĂ© dans lâensemble, mais la jeunesse, nous dit Goethe, doit toujours recommencer Ă pied dâĆuvre et revivre en tant quâindividu les Ă©poques de la culture universelle ».
Lâexpression « en tant quâindividu » est trĂšs importante. Mais quâest-ce Ă dire? Cela suppose un cheminement, une expĂ©rience du monde, un Ă©veil progressif de la conscience. Les AnnĂ©es dâapprentissage de Wilhelm Meister sont un excellent exemple de cet Ă©veil progressif de la conscience et du cheminement qui lâaccompagne. Ce livre, lu Ă dix-sept ans, Ă un Ăąge oĂč diverses pressions sociales et familiales sâexercent sur le « jeune » pour quâil choisisse une « carriĂšre », mâavait alors profondĂ©ment marquĂ© et confirmĂ© dans ma vocation, ou absence de vocation professionnelle : « Je veux ĂȘtre moi et rien dâautre! » Câest pourquoi jâaimerais retracer ici rapidement ce cheminement qui nous servira dâexemple.
Wilhelm Meister, archĂ©type de tous ces jeunes gens qui se cherchent, est le hĂ©ros du livre, celui qui « apprend ». Il se passionne pour le thĂ©Ăątre. Câest la premiĂšre chose que nous savons sur lui. DĂšs la quatriĂšme page du livre, on se rend compte que sa passion pour le thĂ©Ăątre entre en conflit avec le m...