L'Autre Modernité
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L'Autre Modernité

Simon Nadeau

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L'Autre Modernité

Simon Nadeau

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Simon Nadeau questionne le passage Ă  la modernitĂ© de la littĂ©rature et de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coises, revenant aux Ɠuvres d'Ă©crivains solitaires qui prirent ombrage des Miron et Aquin. Dans leur inactualitĂ© apparente, ces textes de Pierre de GrandprĂ©, Ringuet, Jean-Charles Harvey, Paul Toupin, Saint-Denys Garneau, n'ouvraient-ils et n'ouvrent-ils pas encore une voie Ă  une autre conception de l'histoire de la littĂ©rature, une autre modernitĂ©? Ces Ă©crivains dĂ©laissĂ©s osaient une affirmation du moi au lieu du nous. Lecteur de Goethe, de Nietzsche, de Hesse, Nadeau Ă©largit sa rĂ©flexion en dĂ©gageant la notion de modernitĂ© d'une trop forte adĂ©quation avec le monde dit « moderne » qui occulte le noyau signifiant de la modernitĂ©: l'Ă©mergence de l'individu, d'un espace intĂ©rieur, un terroir intime.

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Informations

Année
2013
ISBN
9782764642825
SECONDE PARTIE

Redessiner l’horizon?

Qu’ai-je donc Ă  dire? Ai-je le droit de parler? Peut-on se risquer Ă  Ă©crire en son propre nom plutĂŽt que sous un nom d’emprunt, sĂ©rieux, objectif, acadĂ©mique, Ă  mille lieues de ce que nous aurions au fond vraiment Ă  dire? Il vaudrait sans doute mieux ne pas tenir compte de ce que l’on est, de ce que l’on pense, entrer dans le rang, faire comme tout le monde et se taire – ou parler pour ne rien dire, ce qui est une autre façon de se taire. Nous serions tranquilles
 Comme une carpe dans sa vase. À l’abri
 cachĂ© au fin fond de soi, ne pouvant ĂȘtre montrĂ© du doigt par personne : incognito. Et si nous n’avions rien Ă  dire
 Et si ce que nous Ă©tions Ă©tait si peu de chose que cela ne valait presque pas la peine de se forcer, de persĂ©vĂ©rer, d’essayer de se dire? PrĂ©sentement, je tiens un crayon, j’essaie d’écrire, mais ce n’est toujours qu’une façon de tendre la main, de se donner et de se perdre : en fait, mes mains sont vides. Pourtant, j’aimerais bien ĂȘtre « quelque chose »  Mais il semble que nous ne nous possĂ©dions pas, et je m’échappe. Comme Saint-Denys Garneau, je suis un « mauvais pauvre » Ă  la besace percĂ©e. Que faire alors, lorsqu’aucun moule ne semble pouvoir nous convenir (ou nous contenir)?
Lorsque je regarde en moi, ce n’est pas tant moi que je trouve, ni mĂȘme un arriĂšre-moi (labyrinthe inextricable), mais une sorte de grand espace plus ou moins vacant, plus ou moins dĂ©sert, avec quelques trous, quelques dĂ©ceptions et beaucoup d’espoir malgrĂ© tout. Peut-ĂȘtre suis-je ridicule? Probablement se fiche-t-on Ă©perdument de mon moi et de mon arriĂšre-moi. Pourtant, je prĂ©fĂšre ĂȘtre ridicule, trĂ©bucher sur moi-mĂȘme et mes mots plutĂŽt que de vivre dans l’oubli de ce que je suis, et ce, mĂȘme si ce que je suis ressemble davantage Ă  une aspiration un peu vague qu’à une chose dĂ»ment identifiable. Telle serait ma fatalitĂ©, une fatalitĂ© qui, bien qu’elle ait tendance Ă  me dĂ©possĂ©der de toutes certitudes, me livrant sans dĂ©fense Ă  ce que je suis et Ă  l’angoisse qui m’habite, n’en demeurerait pas moins tendue vers l’avenir, grosse d’un espoir un peu fou qui me murmure Ă  l’oreille que chaque ĂȘtre, moi le premier, a quelque chose Ă  produire qui rĂ©ponde Ă  la nature de ce qu’il est. Cet espoir, c’est l’arbre qui pousse en moi qui me l’enseigne. Ce murmure de l’ñme est en quelque sorte ma musique intĂ©rieure, le son vĂ©ritable de mon ĂȘtre – mĂȘme si, parfois, je n’arrive plus Ă  l’entendre, assourdi qu’il est par le bruit environnant ou par quelque inquiĂ©tude qui le recouvre.
DĂ©cidĂ©ment, le « moi » de mon moi – mon Ăąme? – est celui d’un romantique! Au secours! MisĂšre! Il faudrait que je me soigne, que j’aille voir un psychologue ou que je me fasse engager le plus tĂŽt possible dans quelque bureau, usine ou firme prestigieuse pour y travailler tout le jour plutĂŽt que de chercher, « moi », Ă  produire quelque chose en labourant les trente arpents de mon ĂȘtre intime. Mais je suis « gravement atteint », car je ne peux pas mĂȘme me rĂ©soudre Ă  ĂȘtre ce que je suis, puisque ce que je suis veut plus que ce qui est. Être de dĂ©sir? Manquant parce que dĂ©sirant; dĂ©sirant parce que manquant? Pindare a beau avoir lancĂ© le mot d’ordre : « Deviens qui tu es », cette formule, prĂšs de deux millĂ©naires et demi plus tard, est toujours aussi ambiguĂ«. Que Goethe en ait fait sa devise, que Nietzsche l’ait reprise, cela ne la rend pas moins problĂ©matique. Car ĂȘtre ce que l’on est ne va pas de soi
 Tout plutĂŽt semble vouloir nous Ă©loigner de ce but : les mĂ©dias, l’école, le travail, quand ce n’est pas la structure mĂȘme de notre ĂȘtre qui agit Ă  la maniĂšre d’une centrifugeuse. Et ce but lui-mĂȘme semble ne jamais pouvoir ĂȘtre atteint : en effet, il n’a pas Ă©tĂ© dit d’ĂȘtre ce que l’on est mais de le devenir. Est-ce Ă  dire que cette quĂȘte ne saurait avoir de fin? Peut-ĂȘtre
 Surtout si, Ă  l’instar de Nietzsche, on conçoit sa vie comme un effort sans cesse Ă  reprendre pour se dĂ©passer soi-mĂȘme (le « surhumain » n’est qu’à ce prix, un prix que l’on doit payer « Ă©ternellement ») ou encore, selon les mots de Goethe, comme un effort continu pour conquĂ©rir et faire fructifier tout ce que la nature a mis en nous. « Devenir ce que l’on est », cela suppose en outre la capacitĂ© de se perdre, de se quitter, de mourir Ă  une image de soi et de remettre en question le monde dans lequel on a Ă©tĂ© Ă©levĂ©. Et lorsque nous ne saurons plus nous reposer dans la conscience de notre ancien « moi », alors commencera la vĂ©ritable aventure, celle de notre seconde naissance, naissance rendue possible par l’éveil d’un Ă©trange dĂ©sir : la tentation d’ĂȘtre soi.
La tentation d’ĂȘtre soi
Se perdre pour se trouver, mourir Ă  une image de soi, sortir du cadre pour rĂ©aliser ce que l’on est. Sur papier, tout cela est trĂšs joli, cela semble presque aussi simple que de mordre dans une pomme, pourtant, on sait fort bien qu’il y a lĂ  un pas que trĂšs peu de gens oseront franchir. Se lancer Ă  la recherche de ce « soi » qui n’est pas « moi » (mais que l’on pressent par ailleurs) et de tout ce qu’il pourrait produire d’effets inimaginables et parfois dĂ©stabilisants, cela suppose, outre un certain aveuglement, une foi quasi instinctive en la vie, une confiance en ce qui est, un abandon et un effort – et ce, mĂȘme si cette « foi en la vie » se trouve ĂȘtre l’envers d’un « dĂ©sespoir » non moins prĂ©sent mais assumĂ©. GĂ©nĂ©ralement, on prĂ©fĂ©rera toutefois occulter le vide qui nous habite. Mais ce faisant, nous occultons aussi la source de notre ĂȘtre, de notre dĂ©sir et de tout ce qui nous pousse Ă  nous mettre en jeu et Ă  tendre vĂ©ritablement vers l’autre. On se croit plein, sĂ»r de soi, maĂźtre de son destin et des choses. On voudrait bien « se rĂ©aliser », comme on dit, mais pas Ă  n’importe quel prix, et c’est ainsi qu’on ravale sa dĂ©faillance intime et ce qui nous fait trop souffrir. Or, c’est toujours de soi que l’on souffre en premier lieu, et c’est soi qu’on ravale. Certains s’accrocheront Ă  leur branche de peur de perdre pied, comme dirait Nietzsche. Mais n’a-t-on pas pensĂ© qu’en perdant pied et en se relevant aprĂšs quelques instants, on apprendrait peut-ĂȘtre Ă  marcher d’un pas qui serait vraiment le nĂŽtre? N’est-ce pas en bĂ©gayant que l’on apprend Ă  parler? N’est-ce pas en trĂ©buchant que l’on apprend Ă  marcher?
Si le dĂ©sespoir est aujourd’hui la grande maladie de notre temps, au QuĂ©bec comme dans tout l’Occident, les jeunes en sont souvent les premiĂšres victimes, et cela est dĂ©solant, car l’espoir devrait ĂȘtre de leur cĂŽtĂ©, eux qui ont davantage de vie devant eux que derriĂšre. Certes, il y a ceux qui « rĂ©ussissent » bien, dirait-on, mais il y a aussi ceux qui, de plus en plus nombreux, dĂ©crochent, et que rien ne rattrape. Et dans la rĂ©ussite mĂȘme se cache parfois plus de dĂ©sespoir (de renoncement Ă  soi) que dans l’échec. Il y a aussi tous les inquiets qui, sous des apparences de « rĂ©ussite », se demandent ce qu’ils font lĂ , dans l’existence. Pour eux et pour moi-mĂȘme, je n’ai pas de rĂ©ponse toute faite. Pourtant, l’espoir n’est pas mort. Mais lĂ  oĂč il y a de l’espoir, ce n’est pas nĂ©cessairement lĂ  oĂč l’on croit qu’il se trouve ou qu’on voudrait nous le faire croire : aucune Cause jamais ne nous sauvera, aucun repli sur ce qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© n’assurera notre salut. Si le monde dans lequel nous vivons est un monde d’images, d’apparences et, souvent, de bĂȘtise et d’inculture, il est aussi et justement un monde des apparences, c’est-Ă -dire qu’il suffit parfois de creuser un peu pour qu’advienne autre chose, pour qu’une parole authentique soit tenue, pour qu’un dĂ©sir nouveau soit formulĂ©. Et lorsqu’une parole authentique est tenue, soi et le monde ne s’en trouvent-ils pas pour un moment sauvĂ©s, rĂ©enchantĂ©s, exhaussĂ©s?
LaissĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, nombreux sont ceux qui, ici comme ailleurs, sont aussi susceptibles d’advenir Ă  eux-mĂȘmes. Cette dualitĂ© du monde contemporain dans lequel nous vivons, Ă  la fois superficiel et profond (si proche parfois de la profondeur, c’est-Ă -dire de soi, dans le brouhaha gĂ©nĂ©ral), il faut ĂȘtre capable de la prendre en considĂ©ration, car la rĂ©alitĂ© est ambiguĂ«. Aujourd’hui, plusieurs pourraient reprendre Ă  leur compte l’impĂ©ratif de Pindare de devenir ce que l’on est – car derriĂšre l’individu aux comportements stĂ©rĂ©otypĂ©s des sociĂ©tĂ©s modernes, il y a tout de mĂȘme un individu authentique en puissance, un individu qui a Ă©chappĂ© au joug des sociĂ©tĂ©s traditionnelles et qui, pour le moment peut-ĂȘtre, ne sait trop quoi faire de sa libertĂ©. Si nous vivons bel et bien dans un monde de l’image oĂč toute vie intĂ©rieure semble ĂȘtre occultĂ©e, voire interdite, sachons aussi prendre conscience de la vacuitĂ© de ces images et de ce qui se cache derriĂšre l’adhĂ©sion Ă  telle ou telle image. DerriĂšre la vacuitĂ©, des courants de libertĂ© et une grande disponibilitĂ©; derriĂšre l’adhĂ©sion aveugle Ă  des comportements stĂ©rĂ©otypĂ©s ou Ă©phĂ©mĂšres, des singularitĂ©s encore mal dĂ©finies qui se cherchent, sans savoir parfois qu’elles se cherchent. Au-delĂ  et en marge de la culture de masse et de l’individualisme frelatĂ© qui l’accompagne, peut-ĂȘtre y aura-t-il aussi de plus en plus d’exceptions, de plus en plus d’individus Ă©mergents et authentiques Ă  voir le jour. Ces individus, ce sont les dĂ©serteurs – les solitaires d’aujourd’hui et l’espoir de demain. Peut-ĂȘtre seront-ils un jour un peuple, comme le souhaitait Nietzsche, un peuple conscient de lui-mĂȘme, qui fera de cette terre un lieu de guĂ©rison pour l’homme : « Vous, les solitaires d’aujourd’hui, vous qui vous retirez Ă  l’écart, vous serez un peuple un jour : de vous qui vous ĂȘtes vous-mĂȘmes Ă©lus, naĂźtra un peuple Ă©lu, – et de lui naĂźtra le surhumain. En vĂ©ritĂ©, c’est un lieu de guĂ©rison que doit devenir la terre! DĂ©jĂ  une nouvelle odeur l’entoure, une odeur salutaire, – et un espoir nouveau74! »
Si les grandes valeurs auxquelles les hommes avaient pris l’habitude de se rĂ©fĂ©rer pour se conduire dans l’existence se sont effondrĂ©es et que le Dieu qui les soutenait agonise, ne pourrait-on pas aussi y voir – plutĂŽt que de simplement dĂ©plorer cet effondrement – une occasion pour l’individu d’apparaĂźtre et de faire l’épreuve de ce qu’il est? Sans cette Ă©preuve, qui est par excellence celle de la modernitĂ© et de l’émergence de l’individu, il ne peut y avoir de culture que superficielle. Sans cette Ă©preuve, il ne peut y avoir de cheminement individuel qu’inauthentique et vain, un chemin d’emprunt, ni Ă  soi ni Ă  personne. L’homme moderne, dont nous sommes les hĂ©ritiers, l’homme de la Renaissance, qu’il s’agisse de LĂ©onard de Vinci ou de Montaigne, dĂ©fait le monde pour le recomposer. Les valeurs absolues ne tiennent plus dĂšs lors qu’un « sujet » s’avise de les peser. De Montaigne Ă  Nietzsche, il n’y a qu’un pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de valeurs, ni de sens, ni rien qui tienne; cela veut dire que c’est Ă  l’individu, « la plus rĂ©cente des inventions », qu’il incombe dĂ©sormais de donner un sens Ă  son existence et d’intĂ©rioriser telle ou telle valeur, quitte Ă  en crĂ©er, comme le suggĂšre Nietzsche, si aucune ne lui convient : « Le changement des valeurs, – c’est le changement des crĂ©ateurs. Celui qui doit ĂȘtre un crĂ©ateur, celui-lĂ  dĂ©truit toujours. Les crĂ©ateurs, ce furent d’abord les peuples, et bien plus tard seulement des individus; en vĂ©ritĂ© l’individu lui-mĂȘme est la plus rĂ©cente des crĂ©ations75. »
Qu’il s’agisse de Goethe ou de Nietzsche, tous deux n’ont pas seulement repris Ă  leur compte l’impĂ©ratif de Pindare de devenir ce que l’on est, ils en ont fait une Ɠuvre, une Ɠuvre oĂč le dĂ©fi nous est en quelque sorte lancĂ© de reprendre Ă  notre compte cette exhortation. Certes, Ă  notre Ă©poque, la culture ne va plus du tout de soi. Pour une large part, elle a Ă©tĂ© remplacĂ©e par une culture de masse. Les valeurs qui la soutenaient se sont effondrĂ©es ou trĂšs largement Ă©rodĂ©es. Quant Ă  l’individu, il ne peut plus s’en remettre d’emblĂ©e Ă  elles ni se dĂ©finir par rapport Ă  elles. Fondamentalement, l’effondrement gĂ©nĂ©ralisĂ© de la culture en Occident ne peut ĂȘtre combattu que d’une seule façon : en reprenant Ă  son compte l’exigence de la culture et en la rĂ©gĂ©nĂ©rant de l’intĂ©rieur, c’est-Ă -dire de l’intĂ©rieur d’une subjectivitĂ© vivante et agissante. À cela, Goethe et Nietzsche peuvent nous aider. Le premier avait pressenti cet effondrement. Le second en rĂ©vĂ©lera toute l’ampleur. Par-delĂ  ce constat, certaines Ɠuvres, tels le Meister de Goethe et le Zarathoustra de Nietzsche, visent prĂ©cisĂ©ment Ă  tirer la conscience de sa torpeur, Ă  remettre l’individu sur le chemin de lui-mĂȘme et de son propre dĂ©passement. En ce sens, ces Ɠuvres sont porteuses d’un espoir pour demain, qui prend en compte l’émergence de l’individu. Pour les solitaires d’aujourd’hui et de demain, pour tous ceux qui se cherchent et qu’aiguillonne la tentation d’ĂȘtre soi, elles sont un rĂ©confort et une exhortation, car le solitaire y entrevoit son peuple et ses frĂšres dispersĂ©s, tous ceux qui s’efforcent sur le chemin, en partance vers un soi-mĂȘme meilleur que soi.
De l’éveil de la conscience au dĂ©sir d’Ɠuvrer
L’Acte Ă©ternel agit, vivant!
Et ce qui n’était pas, veut ĂȘtre, veut enfin
Au soleil, Ă  la terre, aux couleurs se mĂȘler;
Nulle chose jamais ne se peut reposer.

Il faut que tout agisse et soit mouvant et crée
Et que la forme change aussitÎt que formée.
Tu n’es qu’une apparence, î repos du moment!
Partout au plus profond se meut l’éternitĂ©,
Car toute chose ira se dissoudre au NĂ©ant
Si dans l’Être immobile elle veut demeurer.
GOETHE, « L’Un et le Tout »
Lorsqu’on pense Ă  Goethe, on imagine souvent une sorte d’Olympien, souverain, inaccessible, trĂŽnant au-dessus de l’Europe. Pourtant, son gĂ©nie fut essentiellement dynamique, se riant de tous ces « jeunes sans jeunesse » qui venaient le visiter Ă  Weimar et « que seuls les plus hauts problĂšmes de la spĂ©culation » intĂ©ressaient. À l’ñge de soixante-dix-neuf ans, Goethe se plaignait Ă  Eckermann de ce que « tout tend chez nous [en Allemagne] Ă  mater de bonne heure la chĂšre jeunesse, Ă  extirper toute force naturelle et primesautiĂšre, toute originalitĂ©, si bien qu’en fin de compte, il ne reste plus que le philistin76 ». Le philistin a deux visages : il peut bel et bien ĂȘtre une brute endurcie, manquant du goĂ»t le plus Ă©lĂ©mentaire, mais il peut aussi ĂȘtre l’un de ces imposteurs de la culture dont le savoir et le goĂ»t sont essentiellement livresques. L’inculture peut naĂźtre tant d’une absence de vĂ©cu que d’une absence d’éducation. Le fait d’adhĂ©rer inconditionnellement aux grandes Ɠuvres de la culture sans les avoir pesĂ©es et Ă©prouvĂ©es (soit le conservatisme culturel a priori) n’est guĂšre mieux que le dĂ©sir d’épater la galerie en ne produisant que des Ɠuvres rĂ©pondant au goĂ»t du jour. L’individu ne saurait faire l’économie de ce qu’il est en se plaçant d’emblĂ©e Ă  un niveau supĂ©rieur, idĂ©al et idĂ©el, sous peine de pervertir ces idĂ©aux auxquels il souscrit sans vĂ©ritablement les incarner. C’est pour cette raison, ce manque d’expĂ©rience et d’épreuves personnelles, que Goethe se moque malicieusement de tous ces « jeunes » Ă  la poitrine creuse, dĂ©jĂ  « tout engoncĂ©s dans l’IdĂ©e ». Car Ă  la fin, on en vient Ă  ne plus pouvoir respirer Ă  notre aise que dans une bibliothĂšque
 Or, c’est justement cette bibliothĂšque et sa stĂ©rilitĂ© que Faust finira par maudire

Mais qu’ai-je donc Ă  parler, moi, de Goethe et de son Ɠuvre? Ne suis-je pas, Ă  ma maniĂšre, un philistin de la culture? Moi qui m’appuie sur de grandes Ɠuvres pour parler et qui avance le visage masqué  D’abord, il faudrait dire que ce n’est pas tant l’ƒuvre ni Goethe en soi qui m’intĂ©ressent, telle une prĂ©cieuse idole culturelle, mais ce qu’il y a lĂ , dans cette Ɠuvre, de toujours vivant et agissant pour moi – pour les solitaires d’aujourd’hui et de demain peut-ĂȘtre Ă©galement. De toute maniĂšre, je ne cherche pas tant Ă  rendre un culte Ă  cette idole de marbre qu’à la libĂ©rer de ses chaĂźnes. Goethe eĂ»t sans doute apprĂ©ciĂ©. Il faudrait aussi ajouter que cet auteur, si invraisemblable que cela puisse paraĂźtre, si Ă©loignĂ© qu’il fĂ»t de mes dix-sept ans d’alors et de la banlieue oĂč j’ai grandi, m’a aidĂ© Ă  vivre. Seul alors, je n’étais pas si seul. LaissĂ© Ă  moi-mĂȘme, je n’étais pas tout Ă  fait abandonnĂ©. C’est ainsi que certains livres, certains auteurs nous aident parfois plus que d’autres Ă  continuer Ă  nous tenir debout. VoilĂ  pour la petite histoire

Cela dit, Goethe n’a jamais cru qu’il fallait lancer par-dessus bord toute la tradition et toutes les Ɠuvres du passĂ©. Seulement, rien ne doit jamais ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Une Ɠuvre, nous dit Goethe, fĂ»t-elle de gĂ©nie, vaudra dans la mesure uniquement oĂč elle aura su conserver son « Ă©nergie » et sa « force productive ». Peut-ĂȘtre est-ce ce qui fait qu’on la dit « de gĂ©nie », d’ailleurs. L’Ɠuvre, par son inscription sensible, permet la rĂ©pĂ©tition, c’est-Ă -dire la rĂ©actualisation des processus internes ayant permis et suscitĂ© sa crĂ©ation. La force dont elle est porteuse et qui la porte existe toujours et peut ĂȘtre renouvelĂ©e. C’est Ă  l’individu que revient cette tĂąche d’actualiser ces Ɠuvres et d’y trouver de quoi relancer sa propre existence. « Le monde peut bien avoir progressĂ© dans l’ensemble, mais la jeunesse, nous dit Goethe, doit toujours recommencer Ă  pied d’Ɠuvre et revivre en tant qu’individu les Ă©poques de la culture universelle77 ».
L’expression « en tant qu’individu » est trĂšs importante. Mais qu’est-ce Ă  dire? Cela suppose un cheminement, une expĂ©rience du monde, un Ă©veil progressif de la conscience. Les AnnĂ©es d’apprentissage de Wilhelm Meister sont un excellent exemple de cet Ă©veil progressif de la conscience et du cheminement qui l’accompagne. Ce livre, lu Ă  dix-sept ans, Ă  un Ăąge oĂč diverses pressions sociales et familiales s’exercent sur le « jeune » pour qu’il choisisse une « carriĂšre », m’avait alors profondĂ©ment marquĂ© et confirmĂ© dans ma vocation, ou absence de vocation professionnelle : « Je veux ĂȘtre moi et rien d’autre! » C’est pourquoi j’aimerais retracer ici rapidement ce cheminement qui nous servira d’exemple.
Wilhelm Meister, archĂ©type de tous ces jeunes gens qui se cherchent, est le hĂ©ros du livre, celui qui « apprend ». Il se passionne pour le thĂ©Ăątre. C’est la premiĂšre chose que nous savons sur lui. DĂšs la quatriĂšme page du livre, on se rend compte que sa passion pour le thĂ©Ăątre entre en conflit avec le m...

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