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La marche des blouses blanches
Du labo Ă la rue
Printemps-été 2012
L
a marche de protestation qui serpente Ă travers Ottawa, ce matin du 10 juillet 2012, ressemble par certains cĂŽtĂ©s Ă un classique du genre : manifestants brandissant des pancartes et scandant des slogans, dĂ©filĂ© dâorateurs aux discours exaltĂ©s, police redirigeant la circulation tout en veillant au grain. Sous un ciel dâun bleu Ă©clatant, les protestataires sâĂ©lancent du centre des congrĂšs et longent le ChĂąteau Laurier pour atteindre la Colline du Parlement, piquant la curiositĂ© des rares touristes et des badauds. Dans lâensemble, ils battent le pavĂ© de la capitale avec discipline, calme et dĂ©termination.
Les seuls signes qui font de cette marche un Ă©vĂ©nement unique dans lâhistoire de la vie publique canadienne sont les blouses blanches quâont revĂȘtues des dizaines de manifestants et le dĂ©tournement, version professeur Tournesol, dâun slogan bien connu :
« Que voulons-nous ?
La science !
Quand la voulons-nous ?
AprÚs une révision par les pairs ! »
Une jeune femme armĂ©e dâune faux et arborant la toge noire Ă capuche de la Grande Faucheuse ouvre le cortĂšge, suivie par un groupe de porteurs tenant un cercueil factice sur leurs Ă©paules. La manifestation, baptisĂ©e « Marche funĂšbre pour la preuve », est organisĂ©e par des scientifiques et composĂ©e principalement de chercheurs â sur le terrain et en laboratoire â et dâĂ©tudiants de deuxiĂšme et troisiĂšme cycle. De mĂ©moire de protestataire, câest la toute premiĂšre fois que des scientifiques se rassemblent pour manifester sur la Colline du Parlement.
Par vocation et par tradition, et souvent aussi par nature, les scientifiques sont des gens prudents et rĂ©servĂ©s. Ils accordent la plus haute valeur Ă lâargumentation raisonnĂ©e et Ă lâĂ©tude menĂ©e Ă huis clos, convaincus au trĂ©fonds dâeux-mĂȘmes que la preuve scientifique, recueillie objectivement et analysĂ©e avec impartialitĂ©, doit toujours primer sur lâopinion, le dĂ©bat et le slogan vocifĂ©rĂ© dans lâĂ©tablissement de ce qui est vrai et raisonnable et dans le choix des orientations qui servent le mieux lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Lorsquâils sâexpriment publiquement, ils sâefforcent dâadopter le langage mĂ©ticuleux et technique des publications scientifiques rĂ©visĂ©es par des pairs. Que les scientifiques dâOttawa aient portĂ© leur discours dans la rue, quâils lâaient amplifiĂ©, rĂ©duit aux accents grossiĂšrement simplificateurs dâun slogan, en dit long sur le dĂ©clin catastrophique de lâharmonie qui caractĂ©rise leur dialogue habituel avec le gouvernement du Canada.
Dans la vie publique canadienne, une sorte dâentente tacite a rĂ©gnĂ© pendant des gĂ©nĂ©rations entre scientifiques et politiciens, entre ceux qui recueillent et analysent les donnĂ©es et ceux qui exploitent les Ă©tudes, livres blancs, Ă©noncĂ©s de principe et tĂ©moignages devant les comitĂ©s qui en dĂ©coulent, dans le but de lĂ©gifĂ©rer. Les choses se passaient grosso modo comme ceci : lĂ©gislateurs fĂ©dĂ©raux et dĂ©cideurs politiques se fondaient systĂ©matiquement sur la meilleure preuve existante. MĂȘme si tous les points de vue et idĂ©ologies pouvaient ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s Ă des degrĂ©s divers dans le discours public â socialistes enragĂ©s et libertaires convaincus, capitalistes rapaces et gauchistes au cĆur saignant, conservateurs et libĂ©raux, verts et nĂ©o-dĂ©mocrates â, la preuve scientifique existait en dehors de cette arĂšne cacophonique dâopinions opposĂ©es. Les paramĂštres de lâensemble du dĂ©bat Ă©taient fixĂ©s par la rĂ©alitĂ© observable, vĂ©rifiable et rĂ©visable par des pairs, et non par lâopportunisme politique ou par un avantage stratĂ©gique. Et mĂȘme si ce contrat social fondĂ© sur la preuve nâĂ©tait pas toujours honorĂ© parfaitement, il nâĂ©tait jamais reniĂ© unilatĂ©ralement. Les politiciens pouvaient, au nom dâun gain Ă court terme, Ă©luder des faits embarrassants ou omettre des dĂ©tails problĂ©matiques, mais on nâadmettait pas quâils nient la pertinence de la mĂ©thode scientifique elle-mĂȘme dans la formulation dâune politique. Ă un moment donnĂ©, il fallait se rendre Ă lâĂ©vidence des faits, non ?
Depuis que les conservateurs de Stephen Harper ont formĂ© leur premier gouvernement, en 2006, le pacte entre la preuve scientifique et la politique sâest Ă©rodĂ©, Ă©miettĂ©, puis a fini par sâeffondrer Ă un niveau fondamental â ce qui a amenĂ© les scientifiques Ă enfiler leurs blouses blanches et Ă marcher sur la Colline du Parlement. Le processus a Ă©tĂ© lent et sporadique au dĂ©but : des compressions de programmes Ă©sotĂ©riques ici et lĂ , des experts et leurs Ă©tudes placĂ©s sous la tutelle de conseillers en communication, leurs conclusions manipulĂ©es de maniĂšre Ă corroborer les argumentaires dictĂ©s par le Cabinet du premier ministre. La campagne sâest intensifiĂ©e par Ă -coups pendant les annĂ©es de gouvernement minoritaire, plusieurs mesures suscitant le mĂ©contentement : rejet de certaines preuves scientifiques ; abolition du Bureau du conseiller national des sciences sous le regard impuissant dâexperts rĂ©duits au silence ; suppression de la version dĂ©taillĂ©e du formulaire de recensement ; dĂ©pĂŽt dâun projet de loi radical sur la criminalitĂ©, allant Ă lâencontre de dĂ©cennies de recherche.
TrĂšs vite, au cours de la premiĂšre annĂ©e du mandat majoritaire de Harper, les inquiĂ©tudes de la communautĂ© scientifique cĂšdent le pas Ă lâindignation. Tout au long du printemps 2012, il ne se passe pas deux jours sans quâon annonce une nouvelle compression budgĂ©taire ou la fermeture dâun centre de recherche, gracieusetĂ©s de C-38, le projet de loi budgĂ©taire omnibus prĂ©sentĂ© au triple galop par les conservateurs. Sous couvert de nĂ©cessitĂ© financiĂšre, ce texte semble avoir pour but de rĂ©Ă©crire la totalitĂ© du contrat passĂ© entre scientifiques et dĂ©cideurs.
« CâĂ©tait hallucinant, se souvient Jeffrey Hutchings, professeur de biologie Ă lâUniversitĂ© Dalhousie. On aurait dit que chaque semaine apportait une nouvelle annonce. Au point que, au sein de la communautĂ© scientifique canadienne, non seulement nous nous demandions quelle serait la prochaine dĂ©cision, mais, devant cette avalanche de mauvaises nouvelles, nous ne savions plus trop comment rĂ©agir. Nous nous sentions comme ces boxeurs soĂ»lĂ©s de coups qui ont tout juste la force de se tenir debout. »
Le 10 juillet, Hutchings dĂ©cide de faire front. Il se trouve alors Ă Ottawa pour assister Ă un congrĂšs consacrĂ© Ă la biologie de lâĂ©volution, Ă©vĂ©nement coparrainĂ© par la SociĂ©tĂ© canadienne dâĂ©cologie et dâĂ©volution. PrĂ©sident de la sociĂ©tĂ©, Hutchings est lâhĂŽte conjoint du colloque et, Ă ce titre, se doit dâassister aux nombreuses activitĂ©s prĂ©vues en salle de confĂ©rence. Mais les organisateurs de la Marche funĂšbre pour la preuve ont pris contact avec lui et le pressent dây participer. Ce nâest pas une dĂ©cision facile Ă prendre. Hutchings craint que sa prĂ©sence ne soit interprĂ©tĂ©e comme un appui politique ou comme la recherche dâun profit personnel. « Je ne veux ĂȘtre lâavocat dâaucune autre cause que celle de la communication de la science, dit-il. Câest pourquoi jâĂ©tais un peu rĂ©ticent. »
Une discussion avec un journaliste, quelques jours Ă peine avant la marche, a finalement raison de ses hĂ©sitations. Le matin du jour dit, Hutchings quitte le centre des congrĂšs et sort sur la promenade Colonel-By, revĂȘtu de son impeccable blouse de labo. Puis il se fond dans les rangs, aux cĂŽtĂ©s de ses confrĂšres en blanc, tous rĂ©unis en un geste de solidaritĂ© pour dĂ©fendre une simple affirmation : la preuve scientifique est sacro-sainte, et les arbitres suprĂȘmes de la vĂ©ritĂ© Ćuvrent non pas Ă la Chambre des communes, mais dans les laboratoires. GroupĂ©s par pancartes, lâĂ©cho des slogans rĂ©sonnant Ă leurs oreilles, les plus Ă©minents biologistes Ă©volutionnistes du pays entament leur marche vers la Colline du Parlement.
Les pancartes elles-mĂȘmes rĂ©sument lâenjeu de façon lapidaire. Lâune dâelles, prĂšs de la tĂȘte du cortĂšge, arbore la devise officieuse de la manifestation : « Pas de science/Pas de preuve/Pas de vĂ©ritĂ©/Pas de dĂ©mocratie. » Une autre exprime les choses plus crĂ»ment : « Halte Ă la guerre anti-science de Harper. »
Les protestataires commencent par se rassembler devant le centre des congrĂšs, car bon nombre dâentre eux, Ă lâinstar de Jeffrey Hutchings, se sont dĂ©placĂ©s dans la capitale pour assister au Premier CongrĂšs conjoint en biologie de lâĂ©volution, un de ces Ă©vĂ©nements universitaires trĂšs fermĂ©s oĂč les titres des prĂ©sentations garantissent lâexclusion de toute personne qui ne fait pas partie des purs initiĂ©s : Les symbiotes influentiels : maĂźtres manipulateurs du comportement adaptatif de lâhĂŽte ; Ăvolution des gĂ©nomes et spĂ©ciation : la « gĂ©nomique nouvelle gĂ©nĂ©ration » du parallĂ©lisme et de la convergence. Lorsque des scientifiques Ă©changent entre eux, tel est leur langage favori : technique et fondĂ© sur lâanalyse de donnĂ©es, impartial et Ă©tayĂ© par des rĂ©fĂ©rences.
Des autobus remplis de maĂźtres assistants et dâĂ©tudiants de deuxiĂšme et troisiĂšme cycle de McGill, Queenâs et Waterloo, ainsi quâune poignĂ©e de militants plus aguerris mobilisĂ©s par le Conseil des Canadiens, sont venus gonfler les rangs des protestataires. Mais pour la plupart de ceux qui, ce jour-lĂ , emboĂźtent le pas Ă la Grande Faucheuse sur la promenade Colonel-By, cette marche de contestation est une premiĂšre.
MĂ©gaphone au poing, une petite brunette sâest postĂ©e au bord de lâavenue et regarde anxieusement passer les marcheurs. Katie Gibbs achĂšve dans quelques semaines un doctorat en biologie Ă lâUniversitĂ© dâOttawa. La jeune femme est lâun des rares scientifiques prĂ©sents Ă possĂ©der une expĂ©rience rĂ©elle dans lâart de la politique sans mĂ©nagement. Militante depuis plusieurs annĂ©es au sein du Parti vert, elle a coorganisĂ© la Marche funĂšbre pour la preuve. LâidĂ©e de cette manifestation sur la Colline du Parlement lui est venue quelques semaines auparavant, dans un pub dâOttawa oĂč elle partageait quelques biĂšres avec des collĂšgues. Ces derniers, qui jusque-lĂ voyaient dans ses prises de position Ă lâemporte-piĂšce lâexpression dâun travers Ă©trange et potentiellement dangereux, Ă©taient enfin prĂȘts Ă admettre que le gouvernement conservateur dirigĂ© par Stephen Harper ne leur laissait pas dâautre choix pour exprimer leur dĂ©saccord. « CâĂ©tait fascinant, dit-elle, de voir leur Ă©tat dâesprit Ă©voluer, au point oĂč ils semblaient se rendre compte que, si nous ne nous levions pas pour dĂ©fendre la science, personne dâautre ne le ferait. »
Tandis que ses pairs dĂ©filent devant elle, ce matin-lĂ , Katie Gibbs tend le cou pour tenter dâapercevoir les derniers rangs. Elle sâest fait un sang dâencre Ă propos du nombre de participants. Sâil en venait 500, au moins elle nâaurait pas Ă rougir. Elle en espĂšre 1 000, mais quand on sâest fait les dents dans les rangs du Parti vert, on nâest pas assez tĂ©mĂ©raire pour croire que les meilleurs scĂ©narios vont se rĂ©aliser. Pourtant, Ă mesure que le cortĂšge avance, son angoisse fait place Ă lâexcitation. Les minutes passent et, incroyable, elle nâarrive toujours pas Ă distinguer la queue de la manifestation. Les protestataires nâen finissent pas dâaffluer.
Ă lâavant du cortĂšge, aux cĂŽtĂ©s des porteurs, un orchestre improvisĂ© de jazz dixieland enchaĂźne les mesures syncopĂ©es de When the Saints Go Marching In, donnant une cadence enjouĂ©e aux marcheurs. Il y a lĂ des jeunes et des moins jeunes, des chauves et des chevelus, certains tirĂ©s Ă quatre Ă©pingles et dâautres portant short et sandales. Ici, un couple ĂągĂ© arbore des chapeaux de chanvre Tilley, lĂ , un jeune couple dĂ©ambule avec un bĂ©bĂ© calĂ© contre la hanche de sa mĂšre et un autre dans une poussette. Les blouses blanches de laboratoire cĂŽtoient les tee-shirts noirs et les robes dâĂ©tĂ©. Certains groupes de participants, tout sourire sous leur chapeau estival, appareil photo en bandouliĂšre, pourraient passer pour des touristes en excursion Ă peine descendus de quelque autocar surdimensionnĂ©. Katie Gibbs crie de temps Ă autre dans son mĂ©gaphone pour inciter les marcheurs nĂ©ophytes Ă garder les rangs. Quelquâun a fixĂ© un tĂ©lescope sur son casque de vĂ©lo. Une femme en blouse blanche brandit un Ă©criteau sur lequel on peut lire : « Nous ne sommes pas des radicaux. » Une autre pancarte arbore ces simples mots : « [citation requise] » (sic). Par centaines et centaines, ils continuent de passer. La GRC estimera finalement le nombre de manifestants Ă 2 000, mais Katie Gibbs est persuadĂ©e quâils Ă©taient beaucoup plus. Et si cette foule nâa rien dâune cohue bruyante et indisciplinĂ©e, elle nâen dĂ©borde pas moins dâenthousiasme.
« Parmi ceux qui participaient rĂ©ellement, explique Katie Gibbs, il y avait une majoritĂ© de scientifiques, dont câĂ©tait souvent la premiĂšre activitĂ© militante ou campagne publique. Et je pense que la plupart manifestait dans la rue pour la premiĂšre fois. DâoĂč cette espĂšce dâexcitation indescriptible qui sâempare de vous quand vous faites quelque chose avec un grand nombre de gens. »
Lâun des premiers protestataires Ă atteindre les marches de lâemblĂ©matique Ă©difice du Centre est Diane Orihel, doctorante en biologie aquatique Ă lâUniversitĂ© de lâAlberta. Elle doit sâadresser Ă la foule quand celle-ci sera complĂštement rassemblĂ©e sur la vaste esplanade qui sâĂ©tend Ă ses pieds. Comme Katie Gibbs, elle nâen revient pas du nombre de participants. « JâĂ©tais abasourdie par le nombre de personnes venues nous soutenir, dit-elle. Je me revois plantĂ©e sur les marches de la Colline du Parlement, contemplant cette foule qui dĂ©ferlait sur lâesplanade, et il en arrivait encore et encore et encore. TrĂšs vite, la place a Ă©tĂ© bondĂ©e, et la GRC a dĂ» laisser les protestataires empiĂ©ter sur la pelouse. »
Pour Diane Orihel, lâaventure a commencĂ© six semaines plus tĂŽt, dans un mĂ©lange de perplexitĂ©, de fureur et de dĂ©sespoir. Le matin du 17 mai, elle arrive comme dâhabitude Ă son bureau de lâInstitut des eaux douces de Winnipeg quand elle apprend par un collĂšgue quâon vient de convoquer tout le personnel pour une rĂ©union dâurgence. « Ce ne doit pas ĂȘtre une bonne nouvelle », ajoute le collĂšgue.
Au printemps 2012, aucun scientifique travaillant sur un projet financĂ© par le gouvernement fĂ©dĂ©ral ne peut tenir pour acquis son emploi, surtout si son domaine a trait aux sciences de lâenvironnement. Le projet de loi C-38 a dĂ©clenchĂ© une attaque en rĂšgle contre la communautĂ© canadienne des chercheurs en environnement. DĂ©posĂ© aux Communes six semaines auparavant, il a provoquĂ© une vague de fermetures et de « lettres dâemployĂ© touchĂ© » (avis de mise Ă pied possible ou imminente) dans les instituts de recherche, les stations de surveillance et les laboratoires fĂ©dĂ©raux aux quatre coins du pays, dont lâInstitut Maurice-Lamontagne, de Mont-Joli, lâun des principaux centres francophones de recherche en sciences de la mer au monde. « [Lâ]ampleur et la portĂ©e du projet de loi, Ă©crit Andrew Coyne dans le National Post, se situent Ă un niveau jamais vu, ni jamais tolĂ©rĂ©, auparavant. »
Coyne récapitule ainsi les implications extrabudgétaires du projet de loi :
« Il modifie quelque 60 lois diffĂ©rentes, en abroge une demi-douzaine et en ajoute trois, dont une Loi canadienne sur lâĂ©valuation environnementale entiĂšrement rĂ©Ă©crite. Il va bien au-delĂ des prĂ©occupations budgĂ©taires traditionnelles Ă propos de la taxation et des dĂ©penses, introduisant des changements de politique dans une sĂ©rie de domaines [âŠ] Les chapitres consacrĂ©s Ă lâenvironnement sont les plus extraordinaires. »
Dans une tribune libre du Guelph Mercury, Cynthia Bragg soutient que « le gouvernement fĂ©dĂ©ral assĂšne un coup de massue Ă la protection environnementale au Canada ». En vĂ©ritĂ©, cela ressemble plutĂŽt Ă une centaine de coups de bistouri rageurs, dont lâun a complĂštement amputĂ© le programme de la RĂ©gion des lacs expĂ©rimentaux (RLE ; en anglais ELA), le rĂ©seau de cinquante-huit petits lacs du nord de lâOntario sur lequel Diane Orihel et ses collĂšgues de lâInstitut des eaux douces mĂšnent des recherches.
Lâannonce qui leur est faite Ă la rĂ©union dâurgence de lâinstitut est dĂ©vastatrice. « Tout le monde, raconte Diane Orihel, a reçu une lettre dâemployĂ© touchĂ© ou une notification suggĂ©rant un changement de lieu de travail : en gros, le personnel sâest fait dire quâil devait se rendre dans la RLE, retirer son matĂ©riel des lacs, enlever son Ă©quipement des labos et ramasser ses affaires, et quâaucune nouvelle recherche ne serait entreprise. On nous a Ă©galement bien spĂ©cifiĂ© que nous nâĂ©tions pas autorisĂ©s Ă communiquer avec les mĂ©dias ni avec le public Ă propos de la RLE. »
La RLE nâest pas un laboratoire au sens classique, mais plutĂŽt une sorte de biosphĂšre close, oĂč certaines expĂ©riences peuvent porter sur une modification de lâĂ©quilibre biochimique fondamental de tout un lac, voire de plusieurs, pendant des annĂ©es dâaffilĂ©e. Câest sans doute lâun des centres de recherche sur lâeau douce les plus importants de la planĂšte, et ses chercheurs â en particulier le cofondateur du projet, David Schindler, de lâUniversitĂ© de lâAlberta â y ont fait des dĂ©couvertes de portĂ©e mondiale, notamment en dĂ©voilant les mĂ©canismes par lesquels les pluies acides contaminent les Ă©cosystĂšmes aquatiques et par lesquels les rejets industriels de phosphore nuisent Ă lâĂ©quilibre chimique de lâeau douce. Vu lâampleur et la durĂ©e de chaque expĂ©rience menĂ©e dans le cadre de la RLE, les ordres tombĂ©s dâOttawa revenaient Ă demander Ă des agriculteurs dâabandonner leur ferme (avec une rĂ©colte exceptionnelle encore sur pied, et en pleine disette mondiale).
Ătudiante au doctorat, et non salariĂ©e de lâInstitut des eaux douces, Diane Orihel est lâun des rares spĂ©cialistes de la RLE Ă pouvoir rĂ©agir librement. Elle ne tarde pas Ă devenir lâattachĂ©e de presse de facto des dĂ©fenseurs du projet. Comme elle nâa jamais rĂ©digĂ© de communiquĂ© de presse de sa vie, on doit lui expliquer quelle est la longueur souhaitĂ©e, oĂč placer les coordonnĂ©es Ă lâintention des mĂ©dias, et comment ajouter le symbole de fin « -30- » en vieille routiĂšre des relations de presse. « Le lendemain, raconte-t-elle, jâĂ©tais littĂ©ralement assaillie par les journalistes, et jâai pris conscience que je me devais dâĂȘtre le visage de ce projet aux yeux de lâopinion publique puisquâon avait muselĂ© tous mes collĂšgues. Travaillant pour la RLE depuis dix ans, je reprĂ©sentais lâinterface idĂ©ale par oĂč lâinformation pouvait sortir. Pendant une dĂ©cennie, jâavais entretenu des liens Ă©troits avec les chercheurs, anciens et actuels. JâĂ©tais donc parfaitement au diapason de leurs idĂ©es pour les incarner aux yeux du public. Et jâĂ©tais celle qui avait le moins Ă perdre puisquâon ne pouvait pas me congĂ©dier. »
Le lendemain de ses premiers pas comme attachĂ©e de presse, elle crĂ©e une association communautaire, quâelle baptise « Coalition Sauvez ELA », et fait circuler une pĂ©tition. DĂ©but juin, forte de 1 700 signatures, elle sâenvole vers Ottawa pour prĂ©senter la pĂ©tition au Parlement. Elle organise quatre confĂ©rences de presse Ă lâAmphithĂ©Ăątre national de la presse, faisant appel Ă des scientifiques et Ă des dĂ©putĂ©s de lâopposition pour dĂ©fendre le bilan de la RLE. Câest Ă cette occasion quâelle rencontre une autre doctorante, une dĂ©nommĂ©e Katie Gibbs, qui planifie alors une manifestation sur la Colline du Parlement.
Ă la Marche funĂšbre pour la preuve, Diane Orihel porte une longue robe noire, comme il sied Ă des funĂ©railles. La tĂȘte Ă demi couverte par un fichu noir et les yeux dissimulĂ©s sous des lunettes fumĂ©es, elle contemple la foule qui sâĂ©tire depuis les marches de lâĂ©difice du C...