Science, on coupe !
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Science, on coupe !

Chercheurs muselés et aveuglement volontaire : bienvenue au Canada de Stephen Harper

Chris Turner, Hervé Juste

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Chercheurs muselés et aveuglement volontaire : bienvenue au Canada de Stephen Harper

Chris Turner, Hervé Juste

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Le gouvernement canadien annonce la fermeture des bases scientifiques dans l'Arctique au moment mĂȘme oĂč commencent les forages pĂ©troliers. Un important centre de recherches ocĂ©anographiques et halieutiques fait l'objet de compressions budgĂ©taires quand le mĂȘme gouvernement procĂšde au dĂ©mantĂšlement de la rĂ©glementation de la pĂȘche. CoĂŻncidences? Au contraire... Chris Turner montre comment les attaques du gouvernement Harper contre la recherche fondamentale et la diffusion du savoir constituent ni plus ni moins qu'une guerre Ă  la science et Ă  l'esprit des LumiĂšres. Depuis son arrivĂ©e au pouvoir en 2006, ce gouvernement est activement engagĂ© dans la destruction systĂ©matique de la longue tradition scientifique au Canada.La seule « vĂ©ritĂ© » qu'il reconnaĂźt, ce n'est pas celle qui dĂ©coule d'une recherche scientifique indĂ©pendante et de haut niveau, mais celle que lui dicte son idĂ©ologie de droite crypto-Ă©vangĂ©liste. Pourquoi s'encombrer des faits quand ils vont Ă  l'encontre de ses convictions? Mais il y a pĂ©ril en la demeure: en bloquant ainsi l'accĂšs des citoyens au savoir, Ă  la connaissance, c'est la dĂ©mocratie mĂȘme que ce gouvernement est en train de dĂ©truire.

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Information

1

La marche des blouses blanches

Du labo Ă  la rue
Printemps-été 2012
La marche de protestation qui serpente Ă  travers Ottawa, ce matin du 10 juillet 2012, ressemble par certains cĂŽtĂ©s Ă  un classique du genre : manifestants brandissant des pancartes et scandant des slogans, dĂ©filĂ© d’orateurs aux discours exaltĂ©s, police redirigeant la circulation tout en veillant au grain. Sous un ciel d’un bleu Ă©clatant, les protestataires s’élancent du centre des congrĂšs et longent le ChĂąteau Laurier pour atteindre la Colline du Parlement, piquant la curiositĂ© des rares touristes et des badauds. Dans l’ensemble, ils battent le pavĂ© de la capitale avec discipline, calme et dĂ©termination.
Les seuls signes qui font de cette marche un Ă©vĂ©nement unique dans l’histoire de la vie publique canadienne sont les blouses blanches qu’ont revĂȘtues des dizaines de manifestants et le dĂ©tournement, version professeur Tournesol, d’un slogan bien connu :
« Que voulons-nous ?
La science !
Quand la voulons-nous ?
AprÚs une révision par les pairs ! »
Une jeune femme armĂ©e d’une faux et arborant la toge noire Ă  capuche de la Grande Faucheuse ouvre le cortĂšge, suivie par un groupe de porteurs tenant un cercueil factice sur leurs Ă©paules. La manifestation, baptisĂ©e « Marche funĂšbre pour la preuve », est organisĂ©e par des scientifiques et composĂ©e principalement de chercheurs — sur le terrain et en laboratoire — et d’étudiants de deuxiĂšme et troisiĂšme cycle. De mĂ©moire de protestataire, c’est la toute premiĂšre fois que des scientifiques se rassemblent pour manifester sur la Colline du Parlement.
Par vocation et par tradition, et souvent aussi par nature, les scientifiques sont des gens prudents et rĂ©servĂ©s. Ils accordent la plus haute valeur Ă  l’argumentation raisonnĂ©e et Ă  l’étude menĂ©e Ă  huis clos, convaincus au trĂ©fonds d’eux-mĂȘmes que la preuve scientifique, recueillie objectivement et analysĂ©e avec impartialitĂ©, doit toujours primer sur l’opinion, le dĂ©bat et le slogan vocifĂ©rĂ© dans l’établissement de ce qui est vrai et raisonnable et dans le choix des orientations qui servent le mieux l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Lorsqu’ils s’expriment publiquement, ils s’efforcent d’adopter le langage mĂ©ticuleux et technique des publications scientifiques rĂ©visĂ©es par des pairs. Que les scientifiques d’Ottawa aient portĂ© leur discours dans la rue, qu’ils l’aient amplifiĂ©, rĂ©duit aux accents grossiĂšrement simplificateurs d’un slogan, en dit long sur le dĂ©clin catastrophique de l’harmonie qui caractĂ©rise leur dialogue habituel avec le gouvernement du Canada.
Dans la vie publique canadienne, une sorte d’entente tacite a rĂ©gnĂ© pendant des gĂ©nĂ©rations entre scientifiques et politiciens, entre ceux qui recueillent et analysent les donnĂ©es et ceux qui exploitent les Ă©tudes, livres blancs, Ă©noncĂ©s de principe et tĂ©moignages devant les comitĂ©s qui en dĂ©coulent, dans le but de lĂ©gifĂ©rer. Les choses se passaient grosso modo comme ceci : lĂ©gislateurs fĂ©dĂ©raux et dĂ©cideurs politiques se fondaient systĂ©matiquement sur la meilleure preuve existante. MĂȘme si tous les points de vue et idĂ©ologies pouvaient ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s Ă  des degrĂ©s divers dans le discours public — socialistes enragĂ©s et libertaires convaincus, capitalistes rapaces et gauchistes au cƓur saignant, conservateurs et libĂ©raux, verts et nĂ©o-dĂ©mocrates —, la preuve scientifique existait en dehors de cette arĂšne cacophonique d’opinions opposĂ©es. Les paramĂštres de l’ensemble du dĂ©bat Ă©taient fixĂ©s par la rĂ©alitĂ© observable, vĂ©rifiable et rĂ©visable par des pairs, et non par l’opportunisme politique ou par un avantage stratĂ©gique. Et mĂȘme si ce contrat social fondĂ© sur la preuve n’était pas toujours honorĂ© parfaitement, il n’était jamais reniĂ© unilatĂ©ralement. Les politiciens pouvaient, au nom d’un gain Ă  court terme, Ă©luder des faits embarrassants ou omettre des dĂ©tails problĂ©matiques, mais on n’admettait pas qu’ils nient la pertinence de la mĂ©thode scientifique elle-mĂȘme dans la formulation d’une politique. À un moment donnĂ©, il fallait se rendre Ă  l’évidence des faits, non ?
Depuis que les conservateurs de Stephen Harper ont formĂ© leur premier gouvernement, en 2006, le pacte entre la preuve scientifique et la politique s’est Ă©rodĂ©, Ă©miettĂ©, puis a fini par s’effondrer Ă  un niveau fondamental — ce qui a amenĂ© les scientifiques Ă  enfiler leurs blouses blanches et Ă  marcher sur la Colline du Parlement. Le processus a Ă©tĂ© lent et sporadique au dĂ©but : des compressions de programmes Ă©sotĂ©riques ici et lĂ , des experts et leurs Ă©tudes placĂ©s sous la tutelle de conseillers en communication, leurs conclusions manipulĂ©es de maniĂšre Ă  corroborer les argumentaires dictĂ©s par le Cabinet du premier ministre. La campagne s’est intensifiĂ©e par Ă -coups pendant les annĂ©es de gouvernement minoritaire, plusieurs mesures suscitant le mĂ©contentement : rejet de certaines preuves scientifiques ; abolition du Bureau du conseiller national des sciences sous le regard impuissant d’experts rĂ©duits au silence ; suppression de la version dĂ©taillĂ©e du formulaire de recensement ; dĂ©pĂŽt d’un projet de loi radical sur la criminalitĂ©, allant Ă  l’encontre de dĂ©cennies de recherche.
TrĂšs vite, au cours de la premiĂšre annĂ©e du mandat majoritaire de Harper, les inquiĂ©tudes de la communautĂ© scientifique cĂšdent le pas Ă  l’indignation. Tout au long du printemps 2012, il ne se passe pas deux jours sans qu’on annonce une nouvelle compression budgĂ©taire ou la fermeture d’un centre de recherche, gracieusetĂ©s de C-38, le projet de loi budgĂ©taire omnibus prĂ©sentĂ© au triple galop par les conservateurs. Sous couvert de nĂ©cessitĂ© financiĂšre, ce texte semble avoir pour but de rĂ©Ă©crire la totalitĂ© du contrat passĂ© entre scientifiques et dĂ©cideurs.
« C’était hallucinant, se souvient Jeffrey Hutchings, professeur de biologie Ă  l’UniversitĂ© Dalhousie. On aurait dit que chaque semaine apportait une nouvelle annonce. Au point que, au sein de la communautĂ© scientifique canadienne, non seulement nous nous demandions quelle serait la prochaine dĂ©cision, mais, devant cette avalanche de mauvaises nouvelles, nous ne savions plus trop comment rĂ©agir. Nous nous sentions comme ces boxeurs soĂ»lĂ©s de coups qui ont tout juste la force de se tenir debout. »
Le 10 juillet, Hutchings dĂ©cide de faire front. Il se trouve alors Ă  Ottawa pour assister Ă  un congrĂšs consacrĂ© Ă  la biologie de l’évolution, Ă©vĂ©nement coparrainĂ© par la SociĂ©tĂ© canadienne d’écologie et d’évolution. PrĂ©sident de la sociĂ©tĂ©, Hutchings est l’hĂŽte conjoint du colloque et, Ă  ce titre, se doit d’assister aux nombreuses activitĂ©s prĂ©vues en salle de confĂ©rence. Mais les organisateurs de la Marche funĂšbre pour la preuve ont pris contact avec lui et le pressent d’y participer. Ce n’est pas une dĂ©cision facile Ă  prendre. Hutchings craint que sa prĂ©sence ne soit interprĂ©tĂ©e comme un appui politique ou comme la recherche d’un profit personnel. « Je ne veux ĂȘtre l’avocat d’aucune autre cause que celle de la communication de la science, dit-il. C’est pourquoi j’étais un peu rĂ©ticent. »
Une discussion avec un journaliste, quelques jours Ă  peine avant la marche, a finalement raison de ses hĂ©sitations. Le matin du jour dit, Hutchings quitte le centre des congrĂšs et sort sur la promenade Colonel-By, revĂȘtu de son impeccable blouse de labo. Puis il se fond dans les rangs, aux cĂŽtĂ©s de ses confrĂšres en blanc, tous rĂ©unis en un geste de solidaritĂ© pour dĂ©fendre une simple affirmation : la preuve scientifique est sacro-sainte, et les arbitres suprĂȘmes de la vĂ©ritĂ© Ɠuvrent non pas Ă  la Chambre des communes, mais dans les laboratoires. GroupĂ©s par pancartes, l’écho des slogans rĂ©sonnant Ă  leurs oreilles, les plus Ă©minents biologistes Ă©volutionnistes du pays entament leur marche vers la Colline du Parlement.
Les pancartes elles-mĂȘmes rĂ©sument l’enjeu de façon lapidaire. L’une d’elles, prĂšs de la tĂȘte du cortĂšge, arbore la devise officieuse de la manifestation : « Pas de science/Pas de preuve/Pas de vĂ©ritĂ©/Pas de dĂ©mocratie. » Une autre exprime les choses plus crĂ»ment : « Halte Ă  la guerre anti-science de Harper. »
Les protestataires commencent par se rassembler devant le centre des congrĂšs, car bon nombre d’entre eux, Ă  l’instar de Jeffrey Hutchings, se sont dĂ©placĂ©s dans la capitale pour assister au Premier CongrĂšs conjoint en biologie de l’évolution, un de ces Ă©vĂ©nements universitaires trĂšs fermĂ©s oĂč les titres des prĂ©sentations garantissent l’exclusion de toute personne qui ne fait pas partie des purs initiĂ©s : Les symbiotes influentiels : maĂźtres manipulateurs du comportement adaptatif de l’hĂŽte ; Évolution des gĂ©nomes et spĂ©ciation : la « gĂ©nomique nouvelle gĂ©nĂ©ration » du parallĂ©lisme et de la convergence. Lorsque des scientifiques Ă©changent entre eux, tel est leur langage favori : technique et fondĂ© sur l’analyse de donnĂ©es, impartial et Ă©tayĂ© par des rĂ©fĂ©rences.
Des autobus remplis de maĂźtres assistants et d’étudiants de deuxiĂšme et troisiĂšme cycle de McGill, Queen’s et Waterloo, ainsi qu’une poignĂ©e de militants plus aguerris mobilisĂ©s par le Conseil des Canadiens, sont venus gonfler les rangs des protestataires. Mais pour la plupart de ceux qui, ce jour-lĂ , emboĂźtent le pas Ă  la Grande Faucheuse sur la promenade Colonel-By, cette marche de contestation est une premiĂšre.
MĂ©gaphone au poing, une petite brunette s’est postĂ©e au bord de l’avenue et regarde anxieusement passer les marcheurs. Katie Gibbs achĂšve dans quelques semaines un doctorat en biologie Ă  l’UniversitĂ© d’Ottawa. La jeune femme est l’un des rares scientifiques prĂ©sents Ă  possĂ©der une expĂ©rience rĂ©elle dans l’art de la politique sans mĂ©nagement. Militante depuis plusieurs annĂ©es au sein du Parti vert, elle a coorganisĂ© la Marche funĂšbre pour la preuve. L’idĂ©e de cette manifestation sur la Colline du Parlement lui est venue quelques semaines auparavant, dans un pub d’Ottawa oĂč elle partageait quelques biĂšres avec des collĂšgues. Ces derniers, qui jusque-lĂ  voyaient dans ses prises de position Ă  l’emporte-piĂšce l’expression d’un travers Ă©trange et potentiellement dangereux, Ă©taient enfin prĂȘts Ă  admettre que le gouvernement conservateur dirigĂ© par Stephen Harper ne leur laissait pas d’autre choix pour exprimer leur dĂ©saccord. « C’était fascinant, dit-elle, de voir leur Ă©tat d’esprit Ă©voluer, au point oĂč ils semblaient se rendre compte que, si nous ne nous levions pas pour dĂ©fendre la science, personne d’autre ne le ferait. »
Tandis que ses pairs dĂ©filent devant elle, ce matin-lĂ , Katie Gibbs tend le cou pour tenter d’apercevoir les derniers rangs. Elle s’est fait un sang d’encre Ă  propos du nombre de participants. S’il en venait 500, au moins elle n’aurait pas Ă  rougir. Elle en espĂšre 1 000, mais quand on s’est fait les dents dans les rangs du Parti vert, on n’est pas assez tĂ©mĂ©raire pour croire que les meilleurs scĂ©narios vont se rĂ©aliser. Pourtant, Ă  mesure que le cortĂšge avance, son angoisse fait place Ă  l’excitation. Les minutes passent et, incroyable, elle n’arrive toujours pas Ă  distinguer la queue de la manifestation. Les protestataires n’en finissent pas d’affluer.
À l’avant du cortĂšge, aux cĂŽtĂ©s des porteurs, un orchestre improvisĂ© de jazz dixieland enchaĂźne les mesures syncopĂ©es de When the Saints Go Marching In, donnant une cadence enjouĂ©e aux marcheurs. Il y a lĂ  des jeunes et des moins jeunes, des chauves et des chevelus, certains tirĂ©s Ă  quatre Ă©pingles et d’autres portant short et sandales. Ici, un couple ĂągĂ© arbore des chapeaux de chanvre Tilley, lĂ , un jeune couple dĂ©ambule avec un bĂ©bĂ© calĂ© contre la hanche de sa mĂšre et un autre dans une poussette. Les blouses blanches de laboratoire cĂŽtoient les tee-shirts noirs et les robes d’étĂ©. Certains groupes de participants, tout sourire sous leur chapeau estival, appareil photo en bandouliĂšre, pourraient passer pour des touristes en excursion Ă  peine descendus de quelque autocar surdimensionnĂ©. Katie Gibbs crie de temps Ă  autre dans son mĂ©gaphone pour inciter les marcheurs nĂ©ophytes Ă  garder les rangs. Quelqu’un a fixĂ© un tĂ©lescope sur son casque de vĂ©lo. Une femme en blouse blanche brandit un Ă©criteau sur lequel on peut lire : « Nous ne sommes pas des radicaux. » Une autre pancarte arbore ces simples mots : « [citation requise] » (sic). Par centaines et centaines, ils continuent de passer. La GRC estimera finalement le nombre de manifestants Ă  2 000, mais Katie Gibbs est persuadĂ©e qu’ils Ă©taient beaucoup plus. Et si cette foule n’a rien d’une cohue bruyante et indisciplinĂ©e, elle n’en dĂ©borde pas moins d’enthousiasme.
« Parmi ceux qui participaient rĂ©ellement, explique Katie Gibbs, il y avait une majoritĂ© de scientifiques, dont c’était souvent la premiĂšre activitĂ© militante ou campagne publique. Et je pense que la plupart manifestait dans la rue pour la premiĂšre fois. D’oĂč cette espĂšce d’excitation indescriptible qui s’empare de vous quand vous faites quelque chose avec un grand nombre de gens. »
L’un des premiers protestataires Ă  atteindre les marches de l’emblĂ©matique Ă©difice du Centre est Diane Orihel, doctorante en biologie aquatique Ă  l’UniversitĂ© de l’Alberta. Elle doit s’adresser Ă  la foule quand celle-ci sera complĂštement rassemblĂ©e sur la vaste esplanade qui s’étend Ă  ses pieds. Comme Katie Gibbs, elle n’en revient pas du nombre de participants. « J’étais abasourdie par le nombre de personnes venues nous soutenir, dit-elle. Je me revois plantĂ©e sur les marches de la Colline du Parlement, contemplant cette foule qui dĂ©ferlait sur l’esplanade, et il en arrivait encore et encore et encore. TrĂšs vite, la place a Ă©tĂ© bondĂ©e, et la GRC a dĂ» laisser les protestataires empiĂ©ter sur la pelouse. »
Pour Diane Orihel, l’aventure a commencĂ© six semaines plus tĂŽt, dans un mĂ©lange de perplexitĂ©, de fureur et de dĂ©sespoir. Le matin du 17 mai, elle arrive comme d’habitude Ă  son bureau de l’Institut des eaux douces de Winnipeg quand elle apprend par un collĂšgue qu’on vient de convoquer tout le personnel pour une rĂ©union d’urgence. « Ce ne doit pas ĂȘtre une bonne nouvelle », ajoute le collĂšgue.
Au printemps 2012, aucun scientifique travaillant sur un projet financĂ© par le gouvernement fĂ©dĂ©ral ne peut tenir pour acquis son emploi, surtout si son domaine a trait aux sciences de l’environnement. Le projet de loi C-38 a dĂ©clenchĂ© une attaque en rĂšgle contre la communautĂ© canadienne des chercheurs en environnement. DĂ©posĂ© aux Communes six semaines auparavant, il a provoquĂ© une vague de fermetures et de « lettres d’employĂ© touchĂ© » (avis de mise Ă  pied possible ou imminente) dans les instituts de recherche, les stations de surveillance et les laboratoires fĂ©dĂ©raux aux quatre coins du pays, dont l’Institut Maurice-Lamontagne, de Mont-Joli, l’un des principaux centres francophones de recherche en sciences de la mer au monde. « [L’]ampleur et la portĂ©e du projet de loi, Ă©crit Andrew Coyne dans le National Post, se situent Ă  un niveau jamais vu, ni jamais tolĂ©rĂ©, auparavant. »
Coyne récapitule ainsi les implications extrabudgétaires du projet de loi :
« Il modifie quelque 60 lois diffĂ©rentes, en abroge une demi-douzaine et en ajoute trois, dont une Loi canadienne sur l’évaluation environnementale entiĂšrement rĂ©Ă©crite. Il va bien au-delĂ  des prĂ©occupations budgĂ©taires traditionnelles Ă  propos de la taxation et des dĂ©penses, introduisant des changements de politique dans une sĂ©rie de domaines [
] Les chapitres consacrĂ©s Ă  l’environnement sont les plus extraordinaires. »
Dans une tribune libre du Guelph Mercury, Cynthia Bragg soutient que « le gouvernement fĂ©dĂ©ral assĂšne un coup de massue Ă  la protection environnementale au Canada ». En vĂ©ritĂ©, cela ressemble plutĂŽt Ă  une centaine de coups de bistouri rageurs, dont l’un a complĂštement amputĂ© le programme de la RĂ©gion des lacs expĂ©rimentaux (RLE ; en anglais ELA), le rĂ©seau de cinquante-huit petits lacs du nord de l’Ontario sur lequel Diane Orihel et ses collĂšgues de l’Institut des eaux douces mĂšnent des recherches.
L’annonce qui leur est faite Ă  la rĂ©union d’urgence de l’institut est dĂ©vastatrice. « Tout le monde, raconte Diane Orihel, a reçu une lettre d’employĂ© touchĂ© ou une notification suggĂ©rant un changement de lieu de travail : en gros, le personnel s’est fait dire qu’il devait se rendre dans la RLE, retirer son matĂ©riel des lacs, enlever son Ă©quipement des labos et ramasser ses affaires, et qu’aucune nouvelle recherche ne serait entreprise. On nous a Ă©galement bien spĂ©cifiĂ© que nous n’étions pas autorisĂ©s Ă  communiquer avec les mĂ©dias ni avec le public Ă  propos de la RLE. »
La RLE n’est pas un laboratoire au sens classique, mais plutĂŽt une sorte de biosphĂšre close, oĂč certaines expĂ©riences peuvent porter sur une modification de l’équilibre biochimique fondamental de tout un lac, voire de plusieurs, pendant des annĂ©es d’affilĂ©e. C’est sans doute l’un des centres de recherche sur l’eau douce les plus importants de la planĂšte, et ses chercheurs — en particulier le cofondateur du projet, David Schindler, de l’UniversitĂ© de l’Alberta — y ont fait des dĂ©couvertes de portĂ©e mondiale, notamment en dĂ©voilant les mĂ©canismes par lesquels les pluies acides contaminent les Ă©cosystĂšmes aquatiques et par lesquels les rejets industriels de phosphore nuisent Ă  l’équilibre chimique de l’eau douce. Vu l’ampleur et la durĂ©e de chaque expĂ©rience menĂ©e dans le cadre de la RLE, les ordres tombĂ©s d’Ottawa revenaient Ă  demander Ă  des agriculteurs d’abandonner leur ferme (avec une rĂ©colte exceptionnelle encore sur pied, et en pleine disette mondiale).
Étudiante au doctorat, et non salariĂ©e de l’Institut des eaux douces, Diane Orihel est l’un des rares spĂ©cialistes de la RLE Ă  pouvoir rĂ©agir librement. Elle ne tarde pas Ă  devenir l’attachĂ©e de presse de facto des dĂ©fenseurs du projet. Comme elle n’a jamais rĂ©digĂ© de communiquĂ© de presse de sa vie, on doit lui expliquer quelle est la longueur souhaitĂ©e, oĂč placer les coordonnĂ©es Ă  l’intention des mĂ©dias, et comment ajouter le symbole de fin « -30- » en vieille routiĂšre des relations de presse. « Le lendemain, raconte-t-elle, j’étais littĂ©ralement assaillie par les journalistes, et j’ai pris conscience que je me devais d’ĂȘtre le visage de ce projet aux yeux de l’opinion publique puisqu’on avait muselĂ© tous mes collĂšgues. Travaillant pour la RLE depuis dix ans, je reprĂ©sentais l’interface idĂ©ale par oĂč l’information pouvait sortir. Pendant une dĂ©cennie, j’avais entretenu des liens Ă©troits avec les chercheurs, anciens et actuels. J’étais donc parfaitement au diapason de leurs idĂ©es pour les incarner aux yeux du public. Et j’étais celle qui avait le moins Ă  perdre puisqu’on ne pouvait pas me congĂ©dier. »
Le lendemain de ses premiers pas comme attachĂ©e de presse, elle crĂ©e une association communautaire, qu’elle baptise « Coalition Sauvez ELA », et fait circuler une pĂ©tition. DĂ©but juin, forte de 1 700 signatures, elle s’envole vers Ottawa pour prĂ©senter la pĂ©tition au Parlement. Elle organise quatre confĂ©rences de presse Ă  l’AmphithĂ©Ăątre national de la presse, faisant appel Ă  des scientifiques et Ă  des dĂ©putĂ©s de l’opposition pour dĂ©fendre le bilan de la RLE. C’est Ă  cette occasion qu’elle rencontre une autre doctorante, une dĂ©nommĂ©e Katie Gibbs, qui planifie alors une manifestation sur la Colline du Parlement.
À la Marche funĂšbre pour la preuve, Diane Orihel porte une longue robe noire, comme il sied Ă  des funĂ©railles. La tĂȘte Ă  demi couverte par un fichu noir et les yeux dissimulĂ©s sous des lunettes fumĂ©es, elle contemple la foule qui s’étire depuis les marches de l’édifice du C...

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