1
Il y a une grande pierre boueuse au fond du lavabo de ma chambre dâhĂŽtel.
JâenlĂšve doucement la terre et je nettoie la pierre sous le jet. Lâeau qui sort du robinet est noire.
Une fois lavĂ©e, la pierre est aussi rose quâun ciel dâaurore. Elle est en granit et prĂ©sente deux crevasses rondes qui ressemblent aux hĂ©misphĂšres cĂ©rĂ©braux.
Oui, je le vois maintenant â câest mon propre cerveau qui est arrivĂ© ici devant moi.
Il est si lourd que je peux Ă peine le soulever du lavabo.
2
Je suis tirĂ© de mon rĂȘve par les applaudissements rituels en vol charter, qui marquent le profond soulagement quand lâavion atterrit miraculeusement sans encombre au bon aĂ©roport : Agadir.
Bus jusquâĂ lâhĂŽtel Almohades. Je ne loue une chambre que pour une nuit, mais une voiture pour un mois.
Je ne suis pas venu pour la piscine mais pour le dĂ©sert. Enfant, jâai lu sur les cracheurs de feu et les plongeurs de puits, sur les tempĂȘtes de sable et les lacs du dĂ©sert. Je projette un grand voyage dans le Sahara. Maintenant, jây suis.
Je suis seul. Je viens de me séparer de Dostoïevski. Avec tous les passages soulignés. Je me suis séparé de celle qui a été ma bien-aimée. Je me suis séparé de trente-trois ans de ma vie.
Cela a au moins un avantage : la pĂ©riode qui prĂ©cĂšde ces trente-trois ans sâest soudain rapprochĂ©e de moi.
Aussi longtemps que je vivais dans ma maison dâenfance, je ne me rappelais rien de ma jeunesse. Elle Ă©tait comme gommĂ©e. Une poignĂ©e dâanecdotes seulement, pas de vĂ©ritables souvenirs.
Et je ne pouvais pas rĂȘver non plus.
Maintenant que jâai dĂ©mĂ©nagĂ©, des fragments de mon enfance me reviennent souvent Ă lâesprit. Et quand jâai commencĂ© Ă mâentraĂźner avec des haltĂšres comme quand jâĂ©tais petit, jâai aussi commencĂ© Ă rĂȘver.
Les souvenirs et les rĂȘves nâaiment pas quâon leur force la main. La seule intention ferme la porte quâon voulait ouvrir. Il faut passer par-derriĂšre et prendre des chemins dĂ©tournĂ©s si lâon veut atteindre son but.
Un moyen de sâapprocher de lâenfance, que jâai eu plusieurs fois lâoccasion dâexpĂ©rimenter, est de faire maintenant ce que je souhaitais si ardemment avoir le droit de faire alors. MĂȘme si ça paraĂźt infantile et injustifiĂ©, je veux parfois essayer, en toute loyautĂ©, de rĂ©aliser ce que, dans lâimpuissance de mon jeune Ăąge, je rĂȘvais de faire.
3
« Câest comme plonger dans de lâeau noire », Ă©crit Antoine de Saint-ExupĂ©ry Ă propos dâun atterrissage de nuit dans le Sahara.
Quand dans ses romans les avions postaux faisaient une escale Ă Agadir, les pilotes avaient quatre heures de libertĂ© avant de repartir. Je mâen souviens comme si je lâavais lu hier. Ils allaient dĂźner en ville, le corps encore chargĂ© des vibrations de lâavion.
Pour ma part, je mange des crevettes gratinĂ©es au restaurant Le Jardin dâeau, juste en face de mon hĂŽtel, et je porte un toast aux pilotes des avions postaux avec de lâeau minĂ©rale pĂ©tillante Oulmez. La trouverai-je lĂ -bas, plus au sud, oĂč jâen aurai vraiment besoin ?
Ă vrai dire, quâil nây en ait pas me prĂ©occupe peu. Jâai envie dâen avoir besoin, nuance.
Ă dix heures du soir, le 30 octobre, jâai les Ă©paules qui frissonnent quand je reste assis dehors aprĂšs le dĂźner. Je vais me coucher tĂŽt. AllongĂ©, je laisse flotter mon Ăąme dans le no manâs land Ă la frontiĂšre du sommeil. Le rĂȘve interrompu dans lâavion me revient alors.
Encore une fois, je lave la pierre dans lâeau noire. Des chauves-souris volent en grinçant autour de moi dans les tĂ©nĂšbres de la grotte, le vent de leurs ailes rĂ©veille les endormies qui pendent du plafond, la tĂȘte en bas. La tĂȘte ? Toute la grotte est une tĂȘte, un crĂąne vide rempli dâobscuritĂ© grinçante, oĂč je me tiens, la pierre rose dans les bras.
4
Les moineaux chantent du Stravinski dans les buissons. Le ciel est bleu, avec de lĂ©gers nuages. TĂŽt le matin, je quitte la communautĂ© des hommes regroupĂ©s autour de la piscine de lâhĂŽtel, mâinstalle au volant de ma petite Renault et pars lentement pour le sud.
Au dĂ©but, les creux sont encore verts et brillent dâhumiditĂ©. Le figuier de Barbarie vient de porter des fruits et, sous les cimes des palmiers, des grappes de dattes mĂ»res pendent lourdement telles des mamelles â jaunes, marron, rouge foncĂ©, prĂšs dâexploser du suc des dattes.
Le rose vif est la couleur préférée du Maroc. à la place des encadrements blancs dans nos maisons suédoises peintes en rouge, les maisons ici ont des pignons à gradins inversés, hauts dans les coins et plus bas au milieu.
Mais bientĂŽt les habitations se rarĂ©fient et le sol se dessĂšche. La verdure sâĂ©tiole jusquâĂ ressembler aux rares brins dâherbe qui poussaient dans le sable de la crĂšche de NoĂ«l quand jâĂ©tais enfant.
Et lorsque le dĂ©sert commence Ă sâouvrir autour de moi, quand les couleurs du sable prennent le relais avec leur million de variations monotones et que la lumiĂšre devient si intense quâelle dissimule les formes, Ă©teint les couleurs et nivelle les reliefs â alors le bonheur jaillissant de tout mon corps me submerge et je sens : ceci est mon paysage ! CâĂ©tait ici que je voulais aller !
JâarrĂȘte la voiture, sors et tends lâoreille.
Un criquet, noir comme un Ă©clat de pierre, stridule. Le vent fait vibrer les six fils de tĂ©lĂ©phone â un son tĂ©nu et mĂ©tallique que je nâai pas entendu depuis lâenfance.
Puis le silence, qui est plus rare encore.
LĂ -bas, au loin, les tentes en poil de chĂšvre des nomades tremblent dans la chaleur de midi. Femmes et enfants arrivent en cheminant Ă lâombre de leurs fardeaux.
5
Ă Tiznit, certaines dâentre elles ont dressĂ© leur camp au nord du mur dâenceinte. Elles viennent des zones occupĂ©es au sud pour vendre leurs bijoux.
Elles ne sont pas voilĂ©es. Leurs enfants ne sont pas craintifs, leurs regards non plus. Lâune dâelles sâappelle Fatima. Ses talons sont peints de flammes au hennĂ© qui lui lĂšchent les pieds.
Avec des gestes calmes, elle dĂ©plie sur le sol un tissu bleu en coton. Puis elle commence Ă sortir de petits objets dâun coffret.
Je me souviens des boutiques dâAgadir avec leurs articles en cuir oĂč les motifs dĂ©coratifs sâaccumulaient, leurs plateaux en fer-blanc au bruit caractĂ©ristique, leurs Ă©pais tapis de couleurs criardes â comme cet orientalisme de harem a façonnĂ© lâimage du Maroc, oui, de toute lâAfrique du Nord !
Les bijoux de Fatima appartiennent à une autre, tradition saharienne oblige. TrÚs intéressé, je demande leur prix. Elle ne répond pas.
« Ici, on nâest pas au bazar », me corrige-t-elle en espagnol.
Je dois avoir la patience dâattendre la suite du rituel. Les uns aprĂšs les autres, les bijoux sont prĂ©sentĂ©s et commentĂ©s : « Les trois tentes sur le couvercle de la boĂźte sont les trois tribus du Sahel », ou : « Ce bracelet montre la pĂ©riode de sĂ©cheresse et la saison des pluies. »
Ensuite seulement elle me demande quels objets mâintĂ©ressent. Elle les pose dans un bol en bois sombre et range les autres dans le coffret.
Puis elle me raconte Ă quelles familles appartiennent ces objets. Câest pour leur compte quâelle les vend. Comme si cela allait de soi, elle mâindique les prix en farine de blĂ©.
Je mâĂ©tais tout imaginĂ© Ă lâavance â la brume de sable dans lâair, les lunettes de soleil qui me feraient mal derriĂšre les oreilles, le bourdonnement des mouches autour des postes militaires, les gouttes de sueur qui en me chatouillant se fraieraient un chemin jusquâĂ la taille, tout ça.
Mais je ne mâĂ©tais pas imaginĂ© quâĂ quelques heures Ă peine au sud dâAgadir jâachĂšterais des bijoux du Sahara pour une demi-tonne de farine de blĂ©.
Et pour qui ?
6
La route du désert longe au sud une vallée tapissée de vert.
Lâeau qui entretient cette verdure nâest nulle part visible, mais elle est lĂ , sous la terre. Câest la maniĂšre de survivre dans le dĂ©sert. Les plantes sâexposant Ă lâĂ©vaporation ont Ă©chouĂ©. MĂȘme chose pour les cours dâeau. Seuls ceux qui ont tracĂ© leur chemin sous la surface ont pu rĂ©sister.
à cÎté de la route, je vois une plante à fleurs jaunes qui se penchent en avant en zigzag, couvrant le sol de petits carrés tel un grillage à poules.
Je vois de petites fleurs aux clochettes rose pĂąle sur un buisson gris et une plante grasse Ă fleurs bleues en forme dâĂ©toiles au bout de longs entonnoirs en guise de tiges.
De petits cactus poussent les uns sur les autres en massifs, comme des coraux, et ils se défendent non seulement avec leurs épines mais aussi avec une sÚve à la blancheur de lait qui, au moindre contact, éclabousse dans toutes les directions.
Pendant une demi-heure interminable, je roule Ă travers une nuĂ©e de sauterelles. Innombrables, elles font la taille de petits oiseaux aux ailes transparentes qui stridulent. Elles luisent dâhumiditĂ©, sâĂ©crasent contre le pare-brise avec le mĂȘme bruit craquant que quand on croque la tĂȘte dâune crevette, et sont du mĂȘme rose.
Il reste sur la vitre quelque chose de jaune et de poisseux qui bientĂŽt recouvre tout le champ de vision et mâoblige Ă rouler trĂšs lentement â jusquâĂ ce que lâessaim sâĂ©loigne aussi vite quâil Ă©tait venu.
7
Tan-Tan est une ville jaune aux portails bleu clair. Une ville de garnison, comme Boden tout au nord de la SuĂšde, oĂč vous pouvez avoir la malchance dâĂȘtre envoyĂ© et oĂč vous ĂȘtes vite la proie de lâĂ©quivalent de notre lappsjukan, « le cafard1 ».
La ville vit de la gu...