CHAPITRE 10
Au-delà de la simplicité volontaire :
la décroissance
EN JUILLET 2001, Suzanne et moi dĂ©cidons, une fois de plus, de prendre nos vacances dans notre chĂšre GaspĂ©sie. Vers la ïŹn de notre voyage, nous nous retrouvons Ă Bonaventure, oĂč nous consacrons une journĂ©e Ă la descente en canot de la riviĂšre Bonaventure. Et le soir, nous reprenons la route du retour. Mais Suzanne ne se sent pas bien ; elle commence Ă avoir de la difïŹcultĂ© Ă parler, ce que nous attribuons Ă la fatigue. Nous dormons dans un motel, mais le lendemain, la difïŹcultĂ© Ă parler persiste. Quand nous arrivons ïŹnalement Ă la maison, elle ne parle pratiquement plus ; vite, nous nous rendons Ă lâurgence du CLSC le plus prĂšs, Ă Beauport, oĂč dĂšs la prise de tension artĂ©rielle, il apparaĂźt urgent de transfĂ©rer Suzanne Ă lâhĂŽpital. Le diagnostic est bientĂŽt clair : câest un accident cĂ©rĂ©bro-vasculaire ! Il nây a que le centre de la parole qui soit touchĂ© et bientĂŽt Suzanne ne parle plus du tout. Le traitement est immĂ©diatement commencĂ© et, dans les jours qui suivent, survient une faiblesse du cĂŽtĂ© droit, mais heureusement pas de paralysie. Le processus semble arrĂȘtĂ©, mais pour lâinstant les sĂ©quelles demeurent.
Il y a six jours que Suzanne a fait un ACV.
Jâai pleurĂ© Ă quelques reprises ; ça fait mal de voir lâautre touchĂ©e. Il me semble que je prĂ©fĂ©rerais ĂȘtre moi-mĂȘme la victime, et alors je serais moins affectĂ©. Car devant la maladie, devant la mort, je mâincline. Cela fait partie de lâaventure de la vie. Mais je ne sais trop comment rĂ©agit intĂ©rieurement Suzanne ; elle qui veut tellement ĂȘtre en contrĂŽle de tout, ce doit ĂȘtre extrĂȘmement difïŹcile.
10 août 2001
AprĂšs quelques jours, Suzanne insiste pour sortir de lâhĂŽpital et revenir Ă la maison, oĂč elle pourra manger Ă son goĂ»t. Je lui prĂ©pare les premiers repas, mais trĂšs vite elle sây remet elle-mĂȘme ; et sa capacitĂ© de parler se rĂ©tablit progressivement. Et bientĂŽt, la vie reprend son cours ; certes avec de gros changements pour Suzanne, qui ne peut plus conduire lâauto ni jouer au tennis, mais marche sans aide. Bien sĂ»r, toute sa vie est bouleversĂ©e ; elle qui a toujours menĂ© sa vie de façon trĂšs autonome se retrouve subitement lourdement handicapĂ©e. Elle accepte difïŹcilement sa nouvelle situation, et son caractĂšre en est profondĂ©ment modiïŹĂ© ; elle devient irascible et nĂ©gative, ce qui rend notre vie en commun de plus en plus difïŹcile.
Aux Ăditions, la situation ïŹnanciĂšre se rĂ©tablit rapidement Ă cause des ventes de La simplicitĂ© volontaire, mais aussi des livres de Chomsky. Nous engageons du personnel et dĂ©mĂ©nageons dans un grand espace, rue Parthenais. Je mâĂ©loigne progressivement de lâadministration des Ăditions, tout en demeurant membre du conseil dâadministration. Il nây a pas que de bonnes nouvelles : nous apprenons avec tristesse le dĂ©cĂšs de Nicole Daignault, qui a Ă©tĂ© lâun des piliers des Ăditions pendant quelques annĂ©es. Je lui rends lâhommage suivant dans les Nouvelles des Ăditions ĂcosociĂ©tĂ© :
Nicole Daignault, 1937-2001
Nicole Daignault nâest plus. Elle qui avait Ă©tĂ© durement Ă©prouvĂ©e par la maladie ces derniĂšres annĂ©es, est ïŹnalement dĂ©cĂ©dĂ©e alors quâelle venait tout juste de fĂȘter ses 64 ans.
Jâai connu Nicole voilĂ si longtemps, car nous nous sommes cĂŽtoyĂ©s dans de multiples combats. Dans la dĂ©fense des prisonniers politiques quĂ©bĂ©cois, dans un organisme vouĂ© Ă la rĂ©insertion sociale dâex-dĂ©tenus, au CLSC Saint-Hubert, oĂč elle avait la charge des services Ă domicile⊠Câest cependant aux Ăditions ĂcosociĂ©tĂ© que notre collaboration a Ă©tĂ© la plus signiïŹcative.
Nicole est arrivĂ©e aux Ăditions quelques mois aprĂšs le lancement de lâentreprise. Nous avons alors manquĂ© de prudence et avons voulu brĂ»ler les Ă©tapes, ce qui fait que Nicole sâest retrouvĂ©e trĂšs bientĂŽt dĂ©bordĂ©e, avec toutes ces tĂąches Ă accomplir, de la comptabilitĂ© Ă lâexpĂ©dition des commandes, en passant par tous les travaux dâĂ©dition â rĂ©vision, correction dâĂ©preuves, nĂ©gociations avec les imprimeurs, etc. Mais toujours, malgrĂ© la pression, Nicole maintenait toutes ses exigences de qualitĂ© : nous nâallions pas nous contenter de sortir des livres, nous faisions de bons et beaux livres.
Au ïŹl des ans, nous avons maintenu les standards de Nicole ; notre rĂ©ussite montre que câĂ©tait la bonne voie Ă suivre.
ChĂšre Nicole, jamais nous ne tâoublierons.
AprĂšs avoir commencĂ© quelques mois plus tĂŽt une collection qui porte le nom de « Retrouvailles », « oĂč seront rééditĂ©s de âvieux livresâ qui ne sont plus disponibles sur le marchĂ©, mais que nous jugeons toujours pertinents », nous relançons dans cette collection mon livre KidnappĂ© par la police, publiĂ© en 1970 aux Ăditions du Jour. La premiĂšre Ă©dition est pratiquement passĂ©e inaperçue par les bons soins de son Ă©diteur Jacques HĂ©bert, qui, malgrĂ© sa dĂ©sapprobation, sâĂ©tait senti obligĂ© de le publier. Lors du lancement, le 12 dĂ©cembre 2001, je prĂ©sente ainsi cette nouvelle Ă©dition :
Ce livre est paru pour la premiĂšre fois en 1970. Il sâagissait alors essentiellement de la narration de mon arrestation et des huit jours que jâai passĂ©s en prison Ă lâoccasion des Ă©vĂ©nements dâOctobre 1970, alors quâune premiĂšre cellule du Front de libĂ©ration du QuĂ©bec avait enlevĂ© le diplomate James Richard Cross, bientĂŽt imitĂ©e par une deuxiĂšme cellule qui avait, elle, enlevĂ© le ministre libĂ©ral Pierre Laporte. Jâai Ă©crit ce texte en prison et lâai publiĂ© dĂšs ma libĂ©ration ; en fait, il est paru un mois et demi aprĂšs ma sortie du Centre de dĂ©tention Parthenais. En annexe Ă mon journal, le livre contenait une liste non exhaustive mais tout de mĂȘme assez complĂšte des personnes incarcĂ©rĂ©es pendant cette pĂ©riode (autour de 450). Ă cause dâun malentendu, cette liste ne ïŹgure malheureusement pas dans la version actuelle.
Jâai publiĂ© ce livre en 1970 parce que je croyais important de dire ce qui se passait alors ; car câĂ©tait vraiment la terreur qui sâĂ©tait abattue sur le QuĂ©bec et les premiers Ă sâĂ©craser furent sans doute les mĂ©dias ; ainsi Ă lâĂ©poque seul QuĂ©bec-Presse a parlĂ© du lancement de mon livre, qui a pourtant eu lieu Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al en prĂ©sence de prĂšs dâune centaine des personnes qui avaient elles aussi Ă©tĂ© incarcĂ©rĂ©es. Je voulais aussi que restent des traces de ces excĂšs du pouvoir ; quâon sache jusquâoĂč nos gouvernants, dans nos pays soi-disant dĂ©mocratiques, sont capables dâaller quand ils se sentent le moindrement menacĂ©s dans leur pouvoir. Et en 1970, ça bougeait au QuĂ©bec ; en particulier, le mouvement sĂ©paratiste Ă©tait en pleine ascension. Pierre-Elliot Trudeau, le premier ministre du Canada, nâĂ©tait pas dupe ; il voyait le danger que cela reprĂ©sentait pour sa vision du Canada. Il a proïŹtĂ© des Ă©vĂ©nements dâOctobre pour donner un grand coup, et câest sans doute Ă partir de la liste Ă©tablie par ses services quâon a procĂ©dĂ© Ă toutes ces arrestations. Il fallait dĂ©truire Ă jamais le mouvement sĂ©paratiste. Quelle belle occasion qui lui Ă©tait fournie ; dâune part, pour montrer ce dont le pouvoir Ă©tait capable et faire peur Ă ceux qui oseraient le dĂ©ïŹer, et dâautre part, stigmatiser aux yeux de la population tous ces gens qui voulaient changer la sociĂ©tĂ©.
Et je puis dire que lâopĂ©ration a rĂ©ussi en bonne partie. Jâai connu bien des personnes qui ont Ă©tĂ© traumatisĂ©es par ce quâelles ont vĂ©cu alors et qui par la suite ont cessĂ© de sâimpliquer socialement. Et pour ce qui est de la stigmatisation, jâen ai vĂ©cu moi-mĂȘme les consĂ©quences. Car le dicton « Il nây a pas de fumĂ©e sans feu » est bien rĂ©pandu et bien des gens nâarrivaient pas Ă croire quâon puisse garder huit jours en prison un innocent.
Aux Ăditions ĂcosociĂ©tĂ©, il y a plusieurs mois que nous avons dĂ©cidĂ© de rééditer ce livre ; nous voyons bien que le mouvement anti-globalisation subit une rĂ©pression de plus en plus forte et dans les circonstances, il est important de proïŹter des leçons du passĂ©. Nous nâavions pas prĂ©vu les Ă©vĂ©nements du 11 Septembre aux Ătats-Unis ; mais il Ă©tait Ă©vident que les pouvoirs en place Ă©taient en alerte et quâils sâempareraient du premier motif pour frapper Ă nouveau. Câest donc arrivĂ©.
En introduction Ă cette nouvelle Ă©dition, mon ami Serge Roy a prĂ©parĂ© une bonne mise en contexte, pour les gens qui auraient oubliĂ© les faits marquants de lâĂ©poque.
La ronde des confĂ©rences se poursuit. Vraiment, mon public me gĂąte. Ainsi, au sortir dâune causerie, une jeune femme me remet discrĂštement ce petit mot :
Bonjour monsieur,
JâĂ©coute votre confĂ©rence et les interventions des gens depuis prĂšs dâune heure, et de plus en plus je me demande comment vous faites pour continuer de faire des confĂ©rences et essayer dâĂ©veiller les consciences alors quâil y a tellement de gens qui ne veulent pas remettre en question leur vie, leurs croyances, leurs actions, qui vous posent des « questions piĂšges », qui vous confrontent avec agressivitĂ©, qui ne comprennent pas le fond de votre message et lâinterprĂštent mal⊠Je vous dis tout cela car je me sens affectĂ©e par les diffĂ©rentes interventions alors que je ne suis mĂȘme pas celle qui est en avant et contre qui se dirigent les commentaires sans mauvaises intentions mais tout de mĂȘme dĂ©rangeants.
Je ne vous demande pas de rĂ©ponse mais je vous laisse quand mĂȘme un moyen de me rĂ©pondre si vous le voulez.
Merci de faire ce que vous faites.
Avec amour.
Janie
Dans les jours qui suivent, je lui réponds :
Bonjour Janie,
Merci pour ton petit mot « à chaud », au sortir de ma conférence.
Câest vrai quâil y a des gens qui se sentent confrontĂ©s par ce que je dis et qui rĂ©sistent quelque peu, Ă©vitant de se remettre en question. Mais personnellement, je ne vois pas de piĂšges dans leurs questions, au contraire cela me donne la chance dâĂ©claircir certains points, dâĂ©laborer, et je suis sĂ»r que ces questions posĂ©es par une personne reprĂ©sentent les interrogations de beaucoup dâautres personnes, et en particulier celles des gens qui ne sont pas venus Ă la confĂ©rence parce que dĂ©jĂ le sujet les confrontait trop. Non, rĂ©ellement, je trouve courageuses les personnes qui osent sâopposer au confĂ©rencier, et câest pourquoi je pense quâil me faut toujours leur manifester le plus grand respect. Ce qui ne signiïŹe pas que je mĂ©prise les autres qui semblent dâaccord avec ce que je dis !
Merci de ta prĂ©venance, mais ne tâinquiĂšte pas, je me trouve absolument gĂątĂ© par mes nombreux auditoires (dĂ©jĂ de mâinviter si souvent et dans de si diffĂ©rents milieux !).
Alors, jâespĂšre que tu es rassurĂ©e et Ă un de ces jours.
2001 aura Ă©tĂ© une annĂ©e Ă©prouvante sur le plan personnel. Pour plusieurs personnes, câest une annĂ©e charniĂšre sur le plan politique. Mais, pour moi, les Ă©vĂ©nements du 11 Septembre nâont rien de surprenant et je dois bien ĂȘtre lâune des derniĂšres personnes en AmĂ©rique du Nord Ă ne pas avoir vu jusquâĂ ce jour les images de lâe...