III
Lâalbum sĂ©pia
Jâai choisi dâĂ©voquer ici des auteurs et des Ă©diteurs que jâai connus durant mes annĂ©es de formation, la rencontre la plus rĂ©cente parmi les onze ci-aprĂšs remontant Ă plus dâun quart de siĂšcle. Avec le temps, ces portraits se sont dĂ©colorĂ©s (mais les souvenirs quâils charrient sont restĂ©s trĂšs nets).
Un secret trop bien enfoui
Il arrivait au bureau en sautillant sur ses pieds lĂ©gers, aĂ©riens, comme munis de ressorts, qui supportaient incomprĂ©hensiblement un corps massif et court, Ă la panse saillante, le veston dĂ©tachĂ© comme pour quâil puisse respirer un peu plus librement, et en effet il soufflait fort, câest par cela seulement quâon lâentendait venir. Il Ă©tait toujours pressĂ©, le temps lui manquait, comme sâil pressentait quâil allait mourir avant dâatteindre la soixantaine. Son bureau reflĂ©tait son rythme de vie Ă©tourdissant : des colonnes de dossiers et de livres quâon sâattendait Ă voir sâĂ©crouler incessamment, il y avait lĂ une telle abondance, un tel fouillis de papiers et de crayons quâil devait dĂ©placer quelque chose pour pouvoir poser un nouveau livre, une nouvelle brochure. Et il fallait voir lâair de la secrĂ©taire quand il lui tĂ©lĂ©phonait de lâextĂ©rieur du bureau pour lui demander de repĂȘcher des profondeurs de ses tours de Pise le papier dont il avait un urgent besoin. La pauvre Murielle pratiquait un mĂ©tier Ă haut risque, exposĂ©e quâelle Ă©tait aux humeurs cyclothymiques de son patron. Mais elle ne perdait pas pour autant le sourire jocondien qui recelait toute son ironie.
Un matin, vers neuf heures trente, Yves DubĂ© est entrĂ© dans mon bureau en coup de vent, lâair espiĂšgle. Quâest-ce qui va me tomber sur la tĂȘte cette fois-ci ? Il avait dans la main un manuscrit dâune Ă©paisseur inquiĂ©tante. Il me lâa tendu et, sans prĂ©ambule : « Tiens, de la lecture pour toi. On mange Ă midi avec lâauteur pour que tu lui parles de son texte. Câest une espĂšce de scĂ©nario, je crois que ce nâest pas la bonne forme, il faudra peut-ĂȘtre quâil en fasse un roman, mais tu verras. » Avant dâajouter, pour bien marquer le plaisir quâil prenait Ă me jouer ce mauvais tour : « Je compte sur toi pour faire une bonne performance. » Comment me tirer dâembarras ? Trois cent cinquante pages â oui, me direz-vous, avec les didascalies, ça fait beaucoup moins â, mais le piquant de lâaffaire, câest que deux aspects de mon caractĂšre sâappliquaient parfaitement Ă la situation : un, sous la pression, je perds tous mes modestes moyens ; deux, je lis lentement. Il me semble que, ce matin-lĂ , jâai regardĂ© aussi souvent ma montre que le manuscrit, que le temps a Ă©tĂ© aussi interminable (chaque seconde Ă©tait une torture) que bref (la pile de feuilles baissait dĂ©sespĂ©rĂ©ment lentement), manuscrit dont, en passant, je ne garde aucun souvenir. Je me rappelle toutefois plus clairement son auteur, Roland Lepage, un homme aux maniĂšres douces dont le silence me paraissait triste ou douloureux ; il se dĂ©gageait de sa prĂ©sence une solitude, une intĂ©rioritĂ©. Cet ĂȘtre subtil a sans doute senti lâaffolement du jeunot ignare quoique de bonne volontĂ©, catapultĂ© directeur littĂ©raire pour les besoins dâun organigramme, pour les desseins aussi prĂ©cis quâimpĂ©nĂ©trables du patron. Me suis-je bien dĂ©brouillĂ© ? Eh bien, non. Je me souviens, en particulier, dâune remarque que jâai honte de rapporter mais qui a lâavantage dâillustrer mon maigre bagage de lâĂ©poque. M. Lepage avait publiĂ© un livre pour enfants intitulĂ© Icare. Avant que nous nous dirigions vers le restaurant, je lui ai dit, heureusement sans quâil y ait de tĂ©moin â et je suis convaincu quâil ne mâa trahi auprĂšs de personne du milieu â, que je trouvais excellente son idĂ©e dâIcare qui voyait ses ailes fondre Ă lâapproche du Soleil. Lâauteur nâa pas tiquĂ©. Vous dire mon saisissement, mĂȘlĂ© de reconnaissance envers lâauteur, quelques annĂ©es plus tard, lorsque jâai pris connaissance du mythe dâIcare. Ce nâest donc pas M. Lepage qui mâa renseignĂ©, il Ă©tait trop dĂ©licat, et il ne sâest mĂȘme pas permis un sourire attendri. Jâavais vingt-six ans. Plusieurs annĂ©es aprĂšs, je suis allĂ© voir au thĂ©Ăątre de la Compagnie Jean-Duceppe sa piĂšce Le Temps dâune vie, dont le personnage de Rosana Ă©tait incarnĂ© par Muriel Dutil, avec sa voix fragile et tremblante. Cette mĂšre souhaitait loger sa vieillesse chez le fils dont elle Ă©tait le plus proche, mais câĂ©tait plutĂŽt son autre fils qui Ă©tait disposĂ© Ă lâaccueillir. Et encore quelques annĂ©es plus tard, discutant avec une auteure Ă la personnalitĂ© bien affirmĂ©e, jâai Ă©voquĂ© ce personnage aussi extraordinaire quâordinaire. Elle mâa lancĂ© : « Les femmes ne sont pas comme ça, elles sont plus fortes ; ce ne sont pas des victimes. » Ah bon. Je nâai pas su quoi rĂ©pondre, ou plutĂŽt je nâai pas osĂ© lui rĂ©pliquer, parce quâelle ne mĂ©ritait pas cette confidence, que si jâavais Ă©tĂ© bouleversĂ© par Rosana, câest parce que jây avais reconnu lâhistoire de ma mĂšre.
Les gaffes nâont pas manquĂ©. Le propriĂ©taire, GĂ©rard LemĂ©ac, un homme grand, austĂšre, aux cheveux blancs, que je ne me rappelle pas avoir vu sourire, et qui ne sâintĂ©ressait nullement Ă ses employĂ©s, tenait lâentreprise de son pĂšre. En fait, il nâavait dâĂ©diteur que le nom, mais il avait une passion pour la chasse et la pĂȘche. Il arrivait parfois Ă lâĂ©tage des Ă©ditions ; il sâenfermait alors avec son directeur gĂ©nĂ©ral, dans le capharnaĂŒm de ce dernier, pour de longs conciliabules dont ne filtrait pas le moindre son : ils discutaient sans doute de leurs affaires, et pas seulement des Ă©ditions LemĂ©ac, car Yves DubĂ© portait aussi le chapeau de prĂ©sident de lâAssociation des Ă©diteurs canadiens, ce qui, on lâimagine, donnait Ă leurs entretiens une tournure plus large, plus politique. Bref, une des seules fois oĂč M. LemĂ©ac mâa adressĂ© la parole, ce fut pour sâenquĂ©rir des progrĂšs de la production dâun livre qui lui tenait Ă cĆur et me demander dây apporter le plus grand soin. Lâauteur en question Ă©tait un jeune homme plein dâallant, qui maĂźtrisait bien son sujet, en lâoccurrence la chasse aux pigeons, et que lâautre rĂ©viseure et moi trouvions fort sympathique, malgrĂ© ses airs dâhurluberlu ou Ă cause dâeux. Lâouvrage comprenait de nombreux documents iconographiques, dont quelques cartes illustrant la rĂ©partition gĂ©ographique des pigeons et les territoires de chasse. Lorsque lâimprimeur, Bertrand de Cardaillac, est venu nous apporter lâouvrage tout chaud sorti de ses presses de Montmagny, je me suis aperçu quâune carte qui devait paraĂźtre en quatre couleurs, avec en lĂ©gende la signification des couleurs, Ă©tait en fait reproduite en noir et blanc. Jâavais oubliĂ© de demander Ă lâimprimeur de faire une sĂ©paration de couleurs, ce sont les termes de lâĂ©poque. Catastrophe. Convocation dans le bureau de M. DubĂ© en prĂ©sence de lâimprimeur. Connaissant le caractĂšre de mon patron, je mâattendais, au mieux, Ă une rĂ©primande cinglante et, au pire, au congĂ©diement pur et simple. (Patience, ça viendrait.) Or, je nâen suis pas revenu : non seulement il ne mâa pas envoyĂ© une volĂ©e de bois vert, mais il mâa dĂ©fendu, reprochant lâimpair Ă lâimprimeur, une bonne pĂąte dâaristocrate français qui avait atterri on ne sait trop comment dans le Bas-du-Fleuve et qui devait ĂȘtre habituĂ© Ă subir en silence les vexations de son client.
M. DubĂ© excellait dans lâart de se brouiller avec les gens. Ăa devait mettre de lâambiance dans ses relations, qui, autrement, auraient pu sâĂ©tioler dans lâennui. Par exemple, un jour, me parlant dâun ancien alliĂ© quâil venait dâinscrire sur sa liste noire, il mâa dĂ©clarĂ©, jouissant assurĂ©ment de lâeffet quâil prĂ©parait : « Ou bien il a fait exprĂšs, et câest une crapule ; ou bien il ne le savait pas, et câest une ordure ! » AprĂšs toutes ces annĂ©es, il mâarrive encore de me demander lequel de ces deux qualificatifs il vaut mieux se voir accoler. Je parie que le paria en question a eu droit par la suite Ă une rĂ©habilitation en rĂšgle, soulignĂ©e par force flatteries et octroi de petits privilĂšges. Car il arrivait Ă mon patron de se rĂ©concilier avec des personnes par qui il sâĂ©tait senti trahi ou persĂ©cutĂ©. La palme, dans le domaine des rĂ©conciliations, et le pluriel est ici tout Ă fait indiquĂ©, revient Ă ce rĂ©viseur quâil a congĂ©diĂ© un jour, puis rĂ©embauchĂ© quelques mois plus tard, puis congĂ©diĂ© de nouveau, puis re-rĂ©embauchĂ© quelque temps aprĂšs. Vous me suivez ? Ce type a Ă©tĂ© embauchĂ© trois fois et congĂ©diĂ© deux fois. Puis il est parti de lui-mĂȘme.
Un jour, je ne me rappelle plus sous quel prĂ©texte, M. DubĂ© mâa fait venir dans son bureau. Il a sorti de son portefeuille la photo dâune peintre, en me disant quâil avait lâintention de publier un livre dâelle. Connaissant bien cet enthousiasme, je lui ai dit : « Encore une idylle ? Pour le temps que ça va durer. » Il a encaissĂ© le coup sans rĂ©pliquer.
Pour M. DubĂ©, la « permanence tĂ©lĂ©phonique » Ă©tait capitale ; sans doute ne voulait-il rater aucun message, et câĂ©tait bien comprĂ©hensible. Par consĂ©quent, il nâĂ©tait pas question que la directrice de la production, la secrĂ©taire et les deux ou trois rĂ©viseurs (selon les Ă©poques) sortent dĂźner en mĂȘme temps. En outre, la journĂ©e de travail se terminant Ă cinq heures, le patron avait trouvĂ© un bon moyen de sâassurer que tout le monde restait Ă son poste jusquâĂ la derniĂšre minute lorsque lui-mĂȘme nâĂ©tait pas au bureau : il tĂ©lĂ©phonait Ă cinq heures moins cinq, voire moins deux, et demandait Ă parler une fois Ă lâune, une fois Ă lâautre, se dĂ©couvrant alors pour le travail de chacun un intĂ©rĂȘt dâautant plus Ă©tonnant quâil venait rarement nous voir dans notre bureau.
En septembre 1979, M. DubĂ© mâa proposĂ© de lâaccompagner Ă la Foire du livre de Francfort. Comme lui y allait Ă titre de prĂ©sident de lâAssociation des Ă©diteurs canadiens, il mâa demandĂ© de reprĂ©senter LemĂ©ac. Le voyage consistait en une semaine Ă Francfort, oĂč nous partagerions une chambre, et une autre semaine Ă Paris, oĂč je devais me dĂ©brouiller pour trouver un hĂŽtel⊠autre que le sien. Ă la fois ravi et inquiet, je lâai prĂ©venu que je ne connaissais rien Ă la promotion des livres, aux droits dâauteur, au mĂ©tier dâĂ©diteur. Il mâa rĂ©pondu quâil mâexpliquerait le tout en temps et lieu. (Jâattends toujours.) De Francfort, je me souviens surtout que jâavais beaucoup de mal Ă mâendormir, puis, aprĂšs avoir absorbĂ© des somnifĂšres â jâĂ©tais en proie Ă cette Ă©poque Ă des crises de panique dĂ©clenchĂ©es par une crise dâidentitĂ© â, Ă me rĂ©veiller. Le jour, jâerrais, un peu zombi, dans le vaste centre des congrĂšs, sous un Ă©clairage cru, consommant du cafĂ© si fort que le lait arrivait Ă peine Ă le faire pĂąlir, mâattardant aux kiosques des exposants, disposĂ© Ă rendre service chez mon Ă©diteur, mais on ne mâa donnĂ© aucun rĂŽle de directeur littĂ©raire, dâĂ©diteur ou autre Ă jouer, jâĂ©tais un figurant errant.
Quelques mois auparavant, ayant vu quelques poĂšmes que jâavais publiĂ©s dans la revue Estuaire, mon patron mâavait demandĂ© si jâavais un recueil Ă lui soumettre. Je ne savais trop si la chose se faisait, si je devais avoir des scrupules Ă lâidĂ©e de publier dans la maison dâĂ©dition qui mâemployait. Finalement, aprĂšs quelques semaines, ma vanitĂ© avait cĂ©dĂ© Ă cette excitante tentation. Ă peine deux ou trois jours plus tard, il mâa rapportĂ© le manuscrit en me disant que le ton Ă©tait trop romantique, que lâensemble nâĂ©tait pas assez resserrĂ©. JâĂ©tais Ă©videmment déçu, mais je suis vite tombĂ© dâaccord avec son apprĂ©ciation, qui mâa en fait stimulĂ© Ă retravailler mes textes, Ă les Ă©purer, Ă les dĂ©sentimentaliser. Quelques mois plus tard, je lui ai soumis un recueil transformĂ©. Le surlendemain, il mâa annoncĂ© quâil acceptait de le publier. Il nâavait quâune exigence : ne pas laisser les pages blanches que jâavais prĂ©vues entre les parties du recueil, parce quâil craignait que les lecteurs concluent Ă un dĂ©faut dâimpression. Jâai alors remplacĂ© ces quatre pages par des citations, dont deux de RenĂ© Char, ce qui a suscitĂ© chez M. DubĂ© ce commentaire : « Tu es Ă peu prĂšs la seule personne Ă MontrĂ©al qui lit ce poĂšte. » Il exagĂ©rait. Ainsi est nĂ© mon premier recueil, dont lâĂ©criture conformiste ne me rend pas du tout fier.
Pour ce qui est du deuxiĂšme recueil, en 1982, soit trois annĂ©es aprĂšs mon congĂ©diement, câest le noir total : je ne trouve aucun souvenir du contexte dans lequel jâai prĂ©sentĂ© le manuscrit Ă M. DubĂ©, je sais seulement que câest lui qui mâa approchĂ©. Mais ce faisant, est-ce que je ne piĂ©tinais pas mon amour-propre ? Sans doute. Et sans doute y avait-il de sa part le besoin de se racheter, dans ce petit jeu quâil semblait si bien connaĂźtre et qui consistait Ă rompre pour mieux se rĂ©concilier, et qui Ă©tait peut-ĂȘtre moins un jeu que le besoin, dans ses rapports avec les gens, de sonder les limites de son pouvoir.
Une dizaine dâannĂ©es plus tard, une fin dâaprĂšs-midi, tandis que jâĂ©tais assis seul dans un bar gai, je lâai vu arriver. JâĂ©tais Ă©mu. Il sâest arrĂȘtĂ© Ă ma table, nous avons parlĂ© un peu, je lâai invitĂ© Ă quelques reprises Ă sâasseoir, mais il a refusĂ©. Peu aprĂšs, je lui ai demandĂ© : « Dis-moi pourquoi exactement tu mâas congĂ©diĂ©. » Sa rĂ©ponse a Ă©tĂ© Ă©vasive, je suis revenu Ă la charge, mais je nâai rien pu tirer de lui. Le tutoiement de ma part Ă©tait une nouveautĂ© ; il marquait des rapports dont lâautoritĂ© Ă©tait maintenant exclue et oĂč la familiaritĂ© devenait possible. J...