Linguistique et procédés de traduction
Nelson Cartagena â
7Linguistique contrastive et traduction dans les pays de langue romane
Abstract : La prĂ©sente contribution se fixe un double objectif : dâun point de vue gĂ©nĂ©ral, elle vise, tout en restant concise, Ă brosser un tableau aussi complet que possible des principaux problĂšmes de la linguistique contrastive dans ses divers aspects, morphologiques, syntaxiques, lexicaux ou mĂȘme phonĂ©tiques/phonologiques ; dâun point de vue plus particulier, elle souhaite rendre compte, de façon sinon exhaustive, du moins assez dĂ©taillĂ©e, de la multitude dâĂ©tudes publiĂ©es dans ce domaine dans les diffĂ©rents pays de langue romane.
Keywords : linguistique contrastive, stylistique comparée, comparaison de traductions, équivalence traductologique, équivalence statistique
1Introduction
Sur le dĂ©veloppement de la linguistique contrastive (dĂ©sormais LC), son objet, ses buts, ses fondements thĂ©oriques et ses mĂ©thodes, on consultera Cartagena (2001). La prĂ©sente contribution se limitera Ă lâexposĂ© des notions fondamentales de la LC, avec un double objectif : a) donner un aperçu des principaux thĂšmes dĂ©veloppĂ©s par lâanalyse contrastive, et b) justifier la sĂ©lection bibliographique relative aux diffĂ©rents pays de la Romania.
La LC consiste en une comparaison de langues en synchronie, sa tĂąche est de dĂ©crire les concordances et les discordances existant entre des langues particuliĂšres. La description des faits de langue Ă comparer prĂ©cĂ©dant logiquement leur confrontation, la LC prend nĂ©cessairement appui sur les rĂ©sultats de la linguistique descriptive. Ă cet Ă©gard, on peut affirmer que la LC ne possĂšde aucune valeur mĂ©thodologique propre, les mĂ©thodes de description et dâinterprĂ©tation des faits de langue devant ĂȘtre fixĂ©es avant la mise en contraste. Les structures Ă©tudiĂ©es doivent donc ĂȘtre dâabord identifiĂ©es pour chacune des langues en jeu et ĂȘtre dĂ©gagĂ©es selon les mĂȘmes procĂ©dĂ©s. La nature de lâappareil descriptif utilisĂ© est en soi indiffĂ©rente ; toutes les approches sont par principe possibles â lâapproche traditionnelle comme lâapproche structurelle-fonctionnelle, lâapproche gĂ©nĂ©rative-transformationnelle ou les approches pragmatiques ou textuelles plus rĂ©centes â pourvu quâelles soient adoptĂ©es pour chacune des langues Ă comparer. Mais les rĂ©sultats dĂ©pendent bien sĂ»r considĂ©rablement du choix du modĂšle de description, de sorte que lâon peut affirmer dâun point de vue thĂ©orique et mĂ©thodologique que la structure mĂȘme dâune langue ou du moins certaines de ses sous-structures se laissent mieux apprĂ©hender par tel ou tel modĂšle de description.
La LC et la linguistique comparĂ©e du XIXe siĂšcle se distinguent par leur objet dâĂ©tude autant que par la perspective adoptĂ©e. En LC, le chercheur confronte des langues quelconques selon ses intĂ©rĂȘts et ses objectifs. La linguistique comparĂ©e traditionnelle nâexamine, quant Ă elle, que des langues apparentĂ©es. La premiĂšre reste une discipline synchronique, tandis que la seconde remonte le cours de lâĂ©volution historique des langues retenues pour tenter de reconstruire leur base commune, autrement dit la langue primitive dont elles sont issues. Cette perspective diachronique-gĂ©nĂ©tique entraĂźne une focalisation sur les concordances, tandis que le caractĂšre synchronique et lâhistoire interne de la LC ont conduit cette derniĂšre Ă privilĂ©gier les discordances. Ă mesure mĂȘme que les disciplines issues du comparatisme, comme la romanistique, la germanistique ou la slavistique, abandonnent la perspective gĂ©nĂ©tique-diachronique au profit dâune approche descriptive et systĂ©mique, elles fusionnent avec les domaines correspondants de la LC.
La LC et la linguistique typologique Ă©tudiant lâune comme lâautre les concordances et les discordances entre les langues, elles visent toutes deux Ă Ă©tablir le degrĂ© de parentĂ© formelle entre ces langues. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la prise en compte du type linguistique dans lâanalyse contrastive est conditionnĂ©e par la perspective synchronique, alors que la typologie traditionnelle se veut plutĂŽt « achronique », dans la mesure oĂč elle a pour objectif dâĂ©tablir et de caractĂ©riser des « classes de langues » comme par ex. les langues isolantes, agglutinantes ou flexionnelles.
La stylistique comparĂ©e est dĂ©finie par Vinay/Darbelnet (21969, 32) comme une caractĂ©risation de langues particuliĂšres par le moyen dâune comparaison : « [La stylistique comparative externe ou stylistique comparĂ©e] sâattache Ă reconnaĂźtre les dĂ©marches de deux langues en les opposant lâune Ă lâautre ». Mario Wandruszka, le principal reprĂ©sentant de ce courant, souligne ici le rĂŽle de la traduction : « Toute comparaison de langues repose sur la traduction. Tout dictionnaire bilingue nâest rien dâautre quâun condensĂ©, un prĂ©cipitĂ© de traduction ; toute grammaire contrastive nâest que de la traduction concentrĂ©e et systĂ©matisĂ©e »73 et propose pour cette discipline le nom de « Interlinguistik ».
LâĂ©mergence et lâimportance grandissante dâune traductologie indĂ©pendante ces derniĂšres dĂ©cennies rendent indispensable sa dĂ©limitation dâavec la LC. Ă la diffĂ©rence de cette derniĂšre, la traductologie est une science de la parole, en ce quâelle porte dâabord sur les sens en discours. Mais les traductions Ă©chappent par ailleurs Ă la seule emprise de la LC, en ce quâelles peuvent ĂȘtre Ă©tudiĂ©es comme partie intĂ©grante de la culture cible. On trouvera des exemples, des prĂ©cisions et des rĂ©flexions complĂ©mentaires sur les deux disciplines dans Cartagena (2001, 688s.), Schmitt (1991b) et Albrecht (2009).
2Domaines linguistiques et « tertium comparationis » (TC) en analyse contrastive (AC)
Si la LC a son origine dans la grammaire contrastive, le recours Ă la mĂ©thode contrastive a rapidement montrĂ© quâune limitation Ă la dimension grammaticale de la langue ne se justifiait aucunement. La comparaison entre deux ou plusieurs langues peut parfaitement ĂȘtre conduite Ă tous les niveaux, phonĂ©tique, lexical, grammatical et textuel, comme le suggĂšre fortement le fait que les correspondances entre langues sâĂ©tablissent frĂ©quemment entre unitĂ©s appartenant Ă diffĂ©rents niveaux. Ainsi en estil par exemple des particules modales de lâallemand, dont les fonctions et les effets sont volontiers rendus dans les langues romanes, notamment Ă lâoral, par des moyens prosodiques ou lexicaux.
La comparaison interlinguale suppose la dĂ©finition dâun tertium comparationis (TC), câest-Ă -dire dâun systĂšme de rĂ©fĂ©rence qui permette la comparaison dâun mĂȘme point de vue et en garantisse ainsi la cohĂ©rence. Il nâest, Ă lâĂ©vidence, pas possible de recourir Ă un systĂšme de rĂ©fĂ©rence unique pour toutes les dimensions de la langue, phonĂ©tique, syntaxique, lexicale, textuelle ou pragmatique. Il est donc non seulement utile mais indispensable de dĂ©finir un TC spĂ©cifique Ă chacun de ces domaines. Câest ce TC que lâon appelle communĂ©ment lâĂ©quivalence. Les TC les plus frĂ©quemment proposĂ©s par les contrastivistes pour lâanalyse contrastive sont :
Dans le domaine phonĂ©tique : les correspondances dans le domaine de la substance phonique. La phonĂ©tique articulatoire utilise pour ce faire lâalphabet phonĂ©tique international (API), la phonĂ©tique acoustique la thĂ©orie des traits distinctifs (ou mĂ©risme, cf. Benveniste), qui opĂšre sur la base de douze oppositions (Jakobson/ Halle 1962, 484ss.) : vocalique/non vocalique, consonantique/ non consonantique, compact/diffus, tendu/lĂąche, voisĂ©/non voisĂ©, nasal/oral, discontinu/continu, strident/mat, bloquĂ©/non bloquĂ©, grave/aigu, bĂ©molisĂ©/non bĂ©molisĂ©, diĂ©sĂ©/non diĂ©sĂ©.74
Dans le domaine lexical, le TC nâest autre que la rĂ©alitĂ© extralinguistique structurĂ©e par la langue. Lâanalyse componentielle est parvenue dans une large mesure Ă dĂ©finir les unitĂ©s lexicales comme des faisceaux de traits distinctifs minimaux, comme par ex. âanimĂ©â, âhumainâ, âliquideâ etc. On sait quâun petit nombre de traits (dix-sept) suffit pour dĂ©crire 100.000 unitĂ©s dâune langue particuliĂšre et que chaque langue ne possĂšde quâune partie de lâensemble fini de ces traits. Câest sur cette base que la thĂ©orie des champs lexicaux conduit son analyse contrastive. La sĂ©mantique du prototype postule en revanche que les sens correspondent plutĂŽt Ă des opĂ©rations de catĂ©gorisation naturelle hiĂ©rarchisĂ©e. Ă cet Ă©gard, Kleiber (1993, 83ss.) pose trois niveaux de profondeur diffĂ©rente : le niveau de base, celui des dĂ©signations courantes des objets et Ă©tats de choses correspondant au prototype (par ex. arbre, chien), un niveau superordonnĂ©, qui est celui des concepts gĂ©nĂ©riques (par ex. plante, animal) et un niveau subordonnĂ©, oĂč lâon trouve les genres correspondant aux lexĂšmes de base (chĂȘne, peuplier, tilleul ; dogue, Ă©pagneul, caniche nain).75
Dans le domaine de la grammaire, le TC repose sur des critÚres à la fois formels et sémantiques.
Prendre la ressemblance formelle des structures de surface, par ex. lâordre des mots, les paradigmes flexionnels ou les schĂ©mas de composition des lexĂšmes, comme point de rĂ©fĂ©rence suppose Ă©videmment lâexistence de catĂ©gories analogues dans les langues mises en contraste. Les postuler par erreur peut conduire Ă des rĂ©sultats trompeurs.
Quand le TC est dâordre sĂ©mantique, ce sont des structures de surface formellement diffĂ©rentes qui sont prĂ©sumĂ©es avoir le mĂȘme sens. La structure complexe, multidimensionnelle du sens linguistique et les diverses conceptions que lâon sâen fait conduisent Ă des diffĂ©rences de form...