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Cité Ménard
Henry Gréville
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Cité Ménard
Henry Gréville
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Ă propos de ce livre
- Elle est morte? C'est celui-lĂ qui aurait dĂ» mourir avec elle, et pas le mien! Personne n'avait besoin de celui-lĂ , qui n'Ă©tait pas nĂ©, et moi j'avais besoin du mien. Ătez-le bien vite, CĂ©cile, emportez-le, je n'en veux pas. Ah! oui, les mĂšres devraient mourir avec leurs petits; ce serait plus juste! - Ce n'est pas sa faute, madame Gardin, ce n'est la faute de personne! Regardez-le, comme il a bonne envie de vivre.- Je n'en veux pas! fit dĂ©libĂ©rĂ©ment la mĂšre en se levant et en refermant sa robe. Mais la douleur que lui causait la montĂ©e du lait, appelĂ© par les lĂšvres de l'enfant, devint si intolĂ©rable qu'elle se laissa retomber sur sa chaise. - Ah! que je souffre! dit-elle d'une voix Ă©teinte.
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Informations
XXV
Leclerc sâarrangea pour faire marcher de front les deux occupations que Simon avait trouvĂ©es pour lui, et, au bout du premier mois, il rapporta Ă Louise, en or, dans le creux de ses deux mains, une somme qui la fit pleurer de joie. On paya tout ce quâon devait, et lâon acheta un berceau pour BĂ©bĂ©, bien que son apparition dĂ»t ĂȘtre encore trĂšs Ă©loignĂ©e ; mais la vue de la bercelonnette faisait sourire Louise avec tant de grĂące, que Henri oubliait ses soucis de chef de famille en la regardant. Cependant, ce nâĂ©taient pas eux qui Ă©taient les plus heureux de leur changement de position, câĂ©tait CĂ©cile.
Dans le soin quâavait mis AndrĂ© Ă mener Ă bien ces nĂ©gociations, elle voyait la preuve dâune amitiĂ© sĂ©rieuse, telle quâelle lâavait toujours souhaitĂ©e sans oser la rĂȘver. Dans sa modestie profonde, elle croyait nâĂȘtre rien pour le jeune homme, rien ou tout au plus une ombre, un pĂąle reflet de ce qui avait Ă©tĂ© Maria. Elle Ă©tait loin de croire que le dĂ©vouement quâelle avait tĂ©moignĂ©, la tendresse intime et discrĂšte quâelle avait versĂ©e sur AndrĂ© au moment de ses souffrances, comme un baume parfumĂ© sur les blessures dâun corps sanglant, lui avaient valu une de ces affections dont les Ăąmes dâĂ©lite seules sont capables, et celles-lĂ mĂȘme seulement quand la douleur les a encore affinĂ©es et ennoblies.
En effet, au milieu de sa vie de garnison, la plus vide et la plus lourde que puisse subir un esprit occupĂ© ailleurs, AndrĂ© songeait Ă CĂ©cile comme Ă un repos, une quiĂ©tude absolue pour son Ăąme ; il lâunissait Ă Maria dans sa pensĂ©e, et peu Ă peu les deux jeunes filles se confondaient, si bien que, par moments, il ne se rappelait plus laquelle avait prononcĂ© telle parole qui sâĂ©tait gravĂ©e dans sa mĂ©moire.
Il ne devait jamais sâapercevoir que Maria nâavait Ă©tĂ© en rĂ©alitĂ© que lâĂ©cho de CĂ©cile ; le culte quâil portait Ă la mĂ©moire de la jeune morte devait lâempĂȘcher pour toujours de songer que celle-ci nâĂ©tait vraiment quâune douce et faible crĂ©ature, faite pour aimer et subir sa destinĂ©e ; toute lâintelligence, toute la sagesse de sa conduite lui venaient de son amie... mais qui lâeĂ»t dit Ă lâamant empressĂ©, au fiancĂ© veuf avant le mariage ? CĂ©cile elle-mĂȘme ne le savait pas.
AndrĂ©, nature romanesque, un peu molle, capable dâĂ©nergie seulement dans les grandes circonstances, mais alors brave et rĂ©solu plus que personne, avait prĂ©cisĂ©ment le caractĂšre nĂ©cessaire pour subir lâascendant de CĂ©cile, et lâen admirer davantage, avec cette reconnaissance que les Ăąmes dĂ©sintĂ©ressĂ©es vouent Ă ceux quâelles reconnaissent comme supĂ©rieurs.
Dans les ennuis de son apprentissage, le mĂ©tier de soldat nâest pas plus facile Ă bien connaĂźtre que tout autre, et AndrĂ© ne pouvait mal faire rien de ce quâil entreprenait ; il se rappelait souvent ses chagrins et reconnaissait chaque fois que, sans lâintervention de CĂ©cile, quelque catastrophe eĂ»t eu lieu, qui lui avait Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©e. Aussi prit-il lâhabitude de songer Ă elle comme Ă une sorte de protectrice ; ne revenant Ă la rĂ©alitĂ© quâavec un effort et se rappelant avec quelque peine que ce bon ange Ă©tait pauvre et pouvait souffrir comme les autres mortels.
Si la jeune fille avait su tout cela, sa vie lui eĂ»t semblĂ© plus facile. Mais, au moment mĂȘme oĂč AndrĂ© sâabandonnait Ă ces belles rĂȘveries, tout en se livrant Ă la salutaire occupation dâastiquer son fourniment, elle Ă©tait en lutte avec les cruelles rĂ©alitĂ©s de la vie. La tante AngĂšle avait pris un gros rhume qui, faute de soins, avait dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en bronchite aiguĂ«, et CĂ©cile avait beau quitter le travail une heure plus tĂŽt tous les soirs, elle nâarrivait pas Ă empĂȘcher les imprudences rĂ©itĂ©rĂ©es de la vieille fille, qui, maniaque et tĂȘtue, se levait elle-mĂȘme de son lit pour faire chauffer ses tisanes, dĂ©truisant ainsi tout le bien que lui faisaient les ordonnances du docteur RĂ©gnier.
De guerre lasse, et pour obtenir la tranquillitĂ© indispensable, Louise vint sâasseoir auprĂšs du lit de la malade : elle y passait ses journĂ©es, occupĂ©e Ă coudre la layette du petit ĂȘtre quâelle attendait, heureuse de pouvoir rendre service Ă celle qui lui avait fait tant de bien, et pourtant dominĂ©e par dâinsurmontables tristesses.
Cet enfant qui allait naĂźtre Ă©tait pour elle un sujet de perpĂ©tuelles apprĂ©hensions. Sans doute, Henri lâaimerait, il tĂ©moignait dâavance, mais sans passion, avec ce calme de la paternitĂ© encore Ă lâĂ©tat abstrait, qui inquiĂšte tant les mĂšres et les fait parfois douter de la tendresse rĂ©elle du pĂšre. Cela encore nâĂ©tait rien, mais Henri nâannonçait pas la moindre intention de donner son nom Ă lâenfant... et le cĆur de Louise saignait Ă la pensĂ©e de donner le jour Ă un ĂȘtre qui entrerait dans la vie avec cette terrible barre de bĂątardise, qui nâĂ©tait un honneur que pour les fils de roi, et qui maintenant nâen est plus un pour personne.
â Si encore câĂ©tait un fils, pensait-elle, pendant quâelle tirait rĂ©guliĂšrement lâaiguille dans les bavettes piquĂ©es, auprĂšs du lit oĂč sommeillait oppressĂ©e la vieille AngĂšle ; si câĂ©tait un garçon, il se tirerait dâaffaire ; un homme se fait un nom Ă lui-mĂȘme, et puis, ce nâest pas la mĂȘme chose ! Mais si câest une fille, oh ! la pauvre petite fille !
Et les larmes de Louise obscurcissaient sa vue, si bien quâĂ la fin, amassĂ©es entre ses paupiĂšres, elles roulaient sur lâouvrage mignon. Elle les essuyait avec le bord de lâĂ©toffe, et câest ainsi que, sans mĂ©taphore, la layette de lâenfant fut baignĂ©e des pleurs de sa mĂšre.
Une crainte lointaine, mais aiguĂ« comme un stylet, perçait le cĆur de Louise ; câĂ©tait un raccommodement Ă©ventuel avec lâoncle terrible, et ensuite, comme sceau de cette rĂ©conciliation, un beau mariage pour Henri... CâĂ©tait inĂ©vitable, elle lâavait su dĂšs le premier jour, elle lâavait acceptĂ© comme le chĂątiment providentiel de sa chute, elle sâĂ©tait rĂ©signĂ©e Ă cette triste fin dâun amour si dĂ©sintĂ©ressĂ©, si dĂ©vouĂ© pourtant... Mais Ă prĂ©sent quâelle Ă©tait mĂšre, elle sentait plus douloureusement le poids de sa faute, et lâenfant non responsable, devenu solidaire de lâerreur de la jeune fille, lui apparaissait Ă la fois comme une victime et comme un vengeur.
â Ah ! je lâai mĂ©ritĂ©, pensait-elle, aveuglĂ©e par les larmes, je lâai mĂ©ritĂ©, et si je suis punie, câest justice ; mais lui ! lâenfant, quâa-t-il fait ? Pourquoi est-il venu, sâil ne devait avoir dans la vie que des chagrins et des humiliations ? Ah ! on a beau dire, lâĂąme se rĂ©volte contre une pareille loi ! Je puis ĂȘtre rĂ©signĂ©e pour moi, mais non pour lâenfant. Jâai fait mal, soit ! que le destin me frappe, mais pas lâenfant, non, pas lâenfant !
La pauvre mĂšre, dĂ©sespĂ©rĂ©e, laissait alors tomber son ouvrage ; elle regardait en elle-mĂȘme un avenir plein de larmes, elle voyait se dresser devant elle lâimage de lâenfant devenu grand et lui demandant compte de toutes les humiliations quâil subissait, de toutes les injustices auxquelles lâexposait sa situation non avouĂ©e, et, frĂ©missante, elle se cachait la tĂȘte dans les mains pour Ă©viter cette vision qui la terrifiait.
CĂ©cile en avait raison. Avec de douces paroles, avec des conseils de sagesse et de prudence, elle amenait la jeune femme Ă espĂ©rer en lâavenir. Mais elle fut la premiĂšre Ă lui conseiller de ne rien demander Ă Henri :
â Sâil nâen parle pas le premier, il faut vous garder de lui rien demander ; attendez quâil ait vu lâenfant ; câest alors que peut-ĂȘtre il fera de lui-mĂȘme ce que vous obtiendriez Ă grand-peine par des supplications mal venues, et il vous saura grĂ© de votre patiente rĂ©signation.
Louise Ă©coutait et obĂ©issait ! Ne devait-elle pas dĂ©jĂ tant Ă CĂ©cile quâelle ne pourrait jamais sâacquitter ?
La tante AngĂšle finit par se rĂ©tablir : le docteur RĂ©gnier dĂ©clara que longtemps, peut-ĂȘtre toujours, elle serait dĂ©licate, et que la moindre imprudence serait suivie dâun engorgement des voies respiratoires ; mais câĂ©tait beaucoup que de lâavoir remise sur pied, et lâexcellent homme se montra satisfait du rĂ©sultat de ses soins.
â Ă prĂ©sent, dit-il dâun air terrible Ă sa dolente malade, si vous attrapez un nouveau rhume, cherchez qui vous soigne ; bien sĂ»r, ce ne sera pas moi qui me chargerai dâune patiente si rĂ©tive.
Comme il traversait la cour, madame Gardin lâappela.
â Dites donc, docteur, si vous voulez ne pas me le compter pour une visite, puisque vous voilĂ venu dans la maison, je serais bien aise de savoir ce quâa mon petit Pierre.
Pierre Ă©tait dans son berceau, assis sur son sĂ©ant, trĂšs grave et jouant avec un paquet de bĂ»chettes quâil voulait Ă toute force faire entrer dans son petit bec rose, et que NoĂ©mi, plus grave encore que lui, lui retirait de la bouche avec une patience inaltĂ©rable.
En les voyant tous deux si occupés, le docteur se mit à rire :
â Est-ce quâils sont toujours comme cela, vos deux mioches ? demanda-t-il Ă madame Gardin.
â Dame ! Ă peu prĂšs, monsieur le docteur, sauf quand la petite va Ă lâĂ©cole ; elle y va en courant et revient de mĂȘme, pour partir plus tard et rentrer plus tĂŽt : ils ne sont pas de bonne humeur quand ils ne sont pas ensemble.
â Câest dommage, fit le docteur, que ce ne soit pas la petite qui soit plus jeune et le garçon plus ĂągĂ© ; cela vous aurait fait un gentil mĂ©nage dans quelques annĂ©es.
â Nous avons bien le temps dây songer, fit madame Gardin en haussant les Ă©paules avec lâair bourru qui lui Ă©tait propre. Regardez-moi donc un peu ce quâil a dans la gorge, ce petit-lĂ ; il tousse drĂŽlement parfois.
Le docteur ausculta le bĂ©bĂ©, qui le laissa faire, mit un doigt dans sa bouche et le dĂ©clara bĂąti Ă chaux et Ă sable ; â et puis il lui regarda dans la gorge et devint plus sĂ©rieux. AprĂšs quelques questions, il prononça son verdict :
â Il a des tendances Ă avoir le faux croup. Sâil tombe malade, il faudra mâenvoyer chercher tout de suite, surtout sâil se met Ă aboyer, vous savez ?
â Je sais, fit la mĂšre Gardin ; mais vous nâallez pas me dire que ce garçon-lĂ va avoir le croup ?
â JâespĂšre bien quâil ne lâaura pas ; mais sâil lâavait â ce ne sera peut-ĂȘtre pas cette annĂ©e ni lâannĂ©e prochaine ; il faudra le surveiller jusquâĂ six ou sept ans ; â eh bien, mĂšre Gardin, vous mâenverriez chercher. En attendant, voilĂ une ordonnance, et, comme vous lâavez dit, cette visite-ci ne compte pas.
Il sortit, laissant perplexe la bonne femme, qui regarda son nourrisson de travers pendant plus dâun quart dâheure.
â Ah bien ! lui dit-elle enfin, comme sâil eĂ»t pu la comprendre, sâil faut encore que tu me donnes le mal de te soigner, toi !...
Lâenfant continua dâun air extrĂȘmement sĂ©rieux Ă essayer de se fourrer jusquâau fond de la bouche un anneau dâivoire que NoĂ©mi lui avait donnĂ© pour remplacer les bĂ»chettes, et, nây pouvant parvenir, il le retira, le contempla pendant un temps assez long, puis rĂ©itĂ©ra ses tentatives en bavant dâune maniĂšre effroyable.
NoĂ©mi, qui avait entendu et qui avait compris, regarda sa mĂšre dâune façon presque hostile :
â Sâil Ă©tait malade, le petit frĂšre, maman, tu ne le soignerais pas, dis ?
â Eh si, que je le soignerais ! mais sâil Ă©tait pris du croup, la nuit, qui est-ce qui irait chercher le mĂ©decin ?
â Jâirais bien, moi ! fit NoĂ©mi dâune voix grave, avec son air tranquille, tout en mouchant le petit garçon.
â Toi ? est-ce que tu sais seulement oĂč il demeure ?
â Rue Houdon, 33, rĂ©pondit la fillette toujours calme. On descend la rue de Ravignan, tout droit ; câest-Ă -dire quâelle tourne, mais ça ne fait rien ; et puis on passe devant la mairie, et câest la premiĂšre rue Ă gauche, tout au coin.
â Tu sais ça ? fit la mĂšre Ă©merveillĂ©e, et tu irais la nuit ?
â Notre maĂźtresse nous a appris que la nuit câest la mĂȘme chose que le jour ; seulement il faut faire attention pour ne pas tomber aux trottoirs, parce quâil ne fait pas clair.
â Câest une femme, cette enfant-lĂ ! murmura madame Gardin ; et lâinstant dâaprĂšs, comme la petite passait prĂšs dâelle en vaquant Ă quelques menus soins de mĂ©nage, elle lâattira dans ses bras, lâembrassa et la repoussa avec une sorte de bourrade. NoĂ©mi continua ses travaux avec un visage radieux.
Linot avait pris depuis quelque temps lâhabitude de venir voir son petit garçon Ă une heure qui dĂ©rangeait beaucoup madame Gardin. CâĂ©tait Ă lâheure oĂč CĂ©cile, rentrant de son travail, passait pour un moment dans la chambre de la nourrice, faisait une risette Ă son petit ami et remontait lâinstant dâaprĂšs, laissant NoĂ©mi plus joyeuse encore que le nourrisson.
Jusque-lĂ , Linot, en veuf attristĂ©, rentrait Ă lâheure prĂ©cise, venait embrasser son fils, montait chez lui, ne ressortait pas, travaillait le soir Ă mettre ses affaires en ordre, et mĂȘme, ĂŽ comble de vertu ! allait voir sa belle-mĂšre tous les dimanches.
Mais on ne sait quel vent de folie avait passĂ© sur sa tĂȘte. Depuis un mois environ il rentrait plus tard, et cette heure tardive coĂŻncidait avec la rentrĂ©e de CĂ©cile.
Ceci était fort grave ; car ce léger changement faisait dß...