Lâasile de Saint-Alban
V
Ăźnt lâannĂ©e 1914 et la dĂ©claration de guerre. A 63 ans, le docteur Dubuisson Ă©tait trop ĂągĂ© pour ĂȘtre mobilisĂ©. Il choisit pourtant dâabandonner le calme de sa retraite et de reprendre du service Ă lâhĂŽpital public et Ă lâasile. Une grande partie du personnel masculin ayant Ă©tĂ© mobilisĂ©e, - y compris mĂ©decins et mĂ©decins directeurs -, le fonctionnement de ces Ă©tablissements avait Ă©tĂ© bouleversĂ©. De 1914 Ă 1915, Ă Saint-Alban, puis de 1915 Ă 1918, de retour Ă Braqueville, lâasile de Toulouse, le Dr. Dubuisson participera Ă la Grande Guerre et servira son pays en devenant mĂ©decin-directeur intĂ©rimaire, en remplacement de ses collĂšgues partis au front.
Lâasile de Saint-Alban oĂč il arriva en 1914, avait Ă©tĂ© crĂ©Ă© dans cette contrĂ©e inhospitaliĂšre en 1821 par le frĂšre Hila-rion Tissot, moine, sorcier, crĂ©ateur en son temps de nombreux asiles dâaliĂ©nĂ©s quâil espĂ©rait voir devenir les lieux dâune vie « protĂ©gĂ©e » pour les fous. Il avait dâabord reçu les « femmes aliĂ©nĂ©es ». En 1824, le prĂ©fet avait rachetĂ© le chĂąteau pour y ouvrir un asile dâaliĂ©nĂ©s dĂ©partemental.
Pendant son sĂ©jour dans les montagnes et les neiges de LozĂšre, le Dr. Maxime Dubuisson dĂ©couvrit et recueillit nombre dâĆuvres artistiques de ses amis les fous. Il fit fabriquer par un des malades un lustre et une horloge en ferronnerie trĂšs finement ouvragĂ©s. Comme en tĂ©moignent les girouettes qui ornent les toits et les croix sculptĂ©es dans les cours dâĂ©glise du village de Saint Alban, le travail du fer est une activitĂ© apprĂ©ciĂ©e des villageois. Mais le lustre a quelque chose de particulier : il est ciselĂ©, guillochĂ©, jusque dans le moindre de ses dĂ©tails : nervures des feuilles minutieusement gravĂ©es, pĂ©tales des fleurs sculptĂ©s, les petits boulons eux-mĂȘmes sont travaillĂ©s avec une extraordinaire prĂ©cision.
Fig.5. Chez Lucien Bonnafé. Déménagement du lustre © serhep
Fig. 5. Le lustre de Saint-Alban au Musée de la Serhep ©serhep
En 2006, selon la volontĂ© de Lucien BonnafĂ©, le lustre et lâhorloge ont Ă©tĂ© installĂ©s dans le MusĂ©e crĂ©Ă© par la SERHEP Ă Ville-Evrard.
Les alĂ©as que peut connaĂźtre un MusĂ©e hĂ©bergĂ© par un Ă©tablissement hospitalier nâont pas permis que le lustre soit accrochĂ© dâune maniĂšre idĂ©ale, mais nous ne dĂ©sespĂ©rons pas dây arriver un jour.
Les services techniques de lâhĂŽpital ayant dĂ©crĂ©tĂ© le plafond du MusĂ©e trop fragile, les ouvriers ont construit une sorte de hampe pour soutenir le lustre en lâaccrochant en haut du mur Pas moyen de le faire placer au centre du plafond de lâimmense salle de lâancien Vestiaire occupĂ©e aujourdâhui par le MusĂ©e. A partir du moment oĂč le lustre est accrochĂ© bien au centre du plafond et lorsquâil est Ă©clairĂ©, toutes les petites fleurs et les sculptures de la ferronnerie se reflĂštent autour de lui.
Tel quâil est pour le moment, les petites fleurs nâapparaissent que trĂšs partiellement et Ă lâheure oĂč le jour commence Ă baisser. Câest Ă cette heure-lĂ que le MusĂ©e atteint son apogĂ©e et que les lumiĂšres et les ombres dansent sur les murs.
A Saint-Alban, le Dr. Dubuisson avait fait la connaissance du sculpteur dessinateur Auguste Forestier, dont les Ćuvres servaient souvent de jouets aux enfants du pays.
PlacĂ© Ă lâasile pour avoir fait dĂ©railler un train en installant des cailloux sur la voie, Auguste Forestier sculptait des merveilles avec les matĂ©riaux de rebut quâil rĂ©cupĂ©rait aux cuisines : cagettes, morceaux de bois, boutons, capsules, bouts de tissu, ficelle, os, etc. Forestier construisait ainsi des objets extraordinaires, des bateaux splendides avec tout leur Ă©quipage, des hommes coqs, des chars Ă bĆufs, des animaux fantastiques.
Pour Ă©viter de le contourner avec leurs troupeaux, les paysans traversaient lâasile avec eux, entrant par une des portes, sortant par lâautre. Forestier disposait sur leur chemin un petit Ă©ventaire avec ses productions artistiques, quâil Ă©changeait contre du chocolat, des Ćufs, du vin, des cigarettes. Il dessinait aussi. Maxime Dubuisson rapportera de Saint Alban des « Cahiers» merveilleux, composĂ©s des dessins de Forestier. Des annĂ©es plus tard, en 2007, Madeleine Lommel, fondatrice avec ses amis de lâassociation LâARACINE du premier MusĂ©e dâArt Brut de France Ă Neuilly sur Marne, en Seine Saint Denis, racontait que lorsquâelle avait vus pour la premiĂšre fois ces dessins un jour oĂč Lucien BonnafĂ© les avait sortis dâun des tiroirs de lâimmense armoire sculptĂ©e qui ornait son salon, elle, « avait tout de suite vu que câĂ©taient des dessins de Forestier !», - « Il nây avait pas de doute disait-elle en ajoutant : Et dire quâil y en a plein qui pensaient quâil Ă©tait incapable de dessiner ! ». Cependant, il semble que lâattribution des dessins Ă Forestier se fĂ»t perdue en chemin. Car on peut la trouver dĂ©signĂ©e par plusieurs auteurs, bien avant leur «redĂ©couverte » par Madeleine Lommel.
Lucien BonnafĂ© aimait ces Ćuvres. Il Ă©tait profondĂ©ment, lui aussi, un artiste, en lien de profonde amitiĂ©, et de vraie connivence avec beaucoup dâautres. Cependant, si, pour lui, lâart avait une place de choix, câĂ©tait celle qui le liait Ă la rĂ©alitĂ© psychique, lâinconscient et la poĂ©sie. Ce qui restait quand mĂȘme au premier plan, câĂ©tait toujours la question « Comment soigner ?, et son pendant hippocratique : « Dâabord ne pas nuire ? ». Il sâintĂ©ressait peu aux dĂ©bats esthĂ©tiques et aux exposĂ©s savants sur lâart. Lâart Ă©tait pour lui un enjeu de transformation de la vision du monde. Dans lâart du fou, il reconnaissait ce quâen disait François Tosquelles : « un geste vers lâautre », de si loin quâil soit venu.
Les cahiers dâAuguste Forestier, et de nombreuses piĂšces de lâensemble rĂ©uni par Maxime Dubuisson, ont Ă©tĂ©, depuis, confiĂ©s par Lucien BonnafĂ©, sa fille Marie et notre sociĂ©tĂ© dâhistoire, la SERHEP, au MusĂ©e dâArt Brut de Villeneuve dâAscq. Plusieurs objets de grande valeur artistique sont cependant restĂ©s dispersĂ©s « dans la nature », au cours de diffĂ©rentes Expositions qui avaient eu lieu du vivant de Lucien BonnafĂ©, les exposants les ayant parfois gardĂ©s par devers eux. Mais Lucien BonnafĂ© tenait rigoureusement Ă jour les listes des Ćuvres quâil prĂȘtait gĂ©nĂ©reusement, et nous ne dĂ©sespĂ©rons pas de les voir un jour Ă nouveau rassemblĂ©es.
Lorsque CĂ©lestin Louis Maxime Dubuisson rapporta dans la maison de Figeac ses trĂ©sors de Saint-Alban, lâhorloge, le lustre, les sculptures de Forestier, et les Ćuvres de « ses amis les fous », le petit Lucien les accueillit du haut de ses trois ans. Câest ainsi quâil fut, comme il le disait : « dĂšs sa tendre enfance, nourri par la BĂȘte ».
A son retour de Saint-Alban, le Dr CĂ©lestin Louis Maxime Dubuisson avait repris Ă Toulouse la direction de son cher asile de BRAQUEVILLE, oĂč il contribua Ă la crĂ©ation dâun service dont il Ă©tait trĂšs fier : lâhĂŽpital bĂ©nĂ©vole 5 bis, dâune capacitĂ© de 46 lits, destinĂ© aux militaires « blessĂ©s mentaux ». Mais, « touchĂ© fin 1917 par une fiĂšvre typhoĂŻde compliquĂ©e dâune phlĂ©bite », il dut quitter « ses deux services » pour se retirer dans sa maison de Figeac avec ses enfants et ses cinq petits-enfants, parmi lesquels le petit Lucien.
Alors que, depuis sa retraite de Figeac, le grand-pĂšre Ă©crivait au Grand Chancelier de la LĂ©gion dâHonneur pour obtenir la dĂ©coration que ses services lui avaient fait mĂ©riter, le petit Lucien BonnafĂ© qui avait grandi, atteignait sa treiziĂšme annĂ©e. Il a trĂšs souvent dĂ©crit son enfance heureuse au milieu des Ćuvres de fous installĂ©s dans la maison familiale par son grand-pĂšre, et lâinfluence que cet art avait exercĂ©e sur lui « Je me dois d'attester que si je suis ce que je suis, c'est pour beaucoup Ă l'Ćuvre des fous et des folles que je le dois. Mes jouets d'enfant Ă©taient surtout cadeaux de leur part (âŠ). Câest probablement Ă cette heure que j'ai appris Ă ne pas traiter les productions des fous dont ma vie a Ă©tĂ© jonchĂ©e comme objets de regard pathologiste ».
Fig.6. Lettre de Dubuisson au Grand Chancelier de la Légion d'Honneur. 1925. Document conservé aux Archives Nationales de Pierrefitte sur Seine LH/818/36
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