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Terres vierges
Ivan SergueĂŻevitch Tourgueniev
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Terres vierges
Ivan SergueĂŻevitch Tourgueniev
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Ă propos de ce livre
1868, St PĂ©tersbourg, un groupe de jeunes gens, petit cercle politique, attendent le propriĂ©taire des lieux, NĂ©jdanof. Celui-ci est engagĂ©, Ă la suite d'une annonce sur le journal, pour ĂȘtre le prĂ©cepteur du fils du conseiller privĂ©, Sipiaguine. Nous pĂ©nĂ©trons dans la vie de ce dernier personnage et de NĂ©jdanof, et ainsi les arcanes politiques de la Russie d'alors. Tout le rĂ©cit est parsemĂ© de portraits colorĂ©s, dans un style trĂšs fluide Ă la lecture.
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Informations
XIX
Fomouchka et Fimouchka, câest-Ă -dire Foma (Thomas) LavrentiĂ©vitch et Evfimie (EuphĂ©mie) Pavlovna Soubotchef, qui appartenaient tous deux, par leur naissance, Ă la petite noblesse fonciĂšrement russe, Ă©taient Ă peu prĂšs les plus vieux habitants de la ville de SâŠ
MariĂ©s trĂšs-jeunes, ils Ă©taient venus sâĂ©tablir, depuis un temps presque immĂ©morial, dans la maison de bois de leurs aĂŻeux, situĂ©e Ă lâextrĂ©mitĂ© de la ville ; jamais ils nâen Ă©taient sortis pour voyager, et jamais ils nâavaient modifiĂ© en rien leurs habitudes ni leur genre de vie. Le temps semblait avoir cessĂ© de marcher pour eux ; aucune « nouveautĂ© » ne franchissait les limites de leur « oasis ».
Ils nâĂ©taient guĂšre riches, mais, plusieurs fois chaque annĂ©e, leurs paysans venaient, comme au temps du servage, leur apporter de la volaille et des provisions ; Ă lâĂ©poque fixĂ©e, le staroste de leur village venait prĂ©senter lâobrok[1] et une couple de gelinottes, soi-disant tuĂ©es dans la forĂȘt des seigneurs, forĂȘt qui en rĂ©alitĂ© nâexistait plus depuis longtemps ; ils invitaient le staroste Ă prendre le thĂ© sur le seuil du salon, lui faisaient cadeau dâun bonnet en astrakan, dâune paire de gants verts en peau de daim, et lui souhaitaient un bon voyage.
Leur maison Ă©tait pleine de « dvoroviĂ© » (gens de service), selon lâancienne coutume. Le vieux domestique Kalliopytch, vĂȘtu dâune camisole Ă col droit, faite dâun drap extraordinairement Ă©pais et fermĂ©e par de petits boutons en cuivre, annonçait, comme jadis, dâune voix solennelle et traĂźnante, que « le dĂźner Ă©tait servi », et sâendormait debout derriĂšre le siĂšge de sa maĂźtresse. Il avait le buffet sous sa garde : il administrait « les diffĂ©rents bocaux, cardamomes et citrons ».
Quand on lui demandait sâil nâavait pas entendu parler de lâaffranchissement des serfs, il rĂ©pondait invariablement quâil se dit bien des bĂȘtises de par le monde ; que câest chez les Turcs quâil y a la libertĂ©, et que, quant Ă lui, grĂące Ă Dieu, ça lâa Ă©pargnĂ© jusquâĂ prĂ©sent.
Il y avait dans la maison une naine, Poufka, destinĂ©e Ă lâamusement des maĂźtres. La vieille bonne Vassilievna venait Ă lâheure du dĂźner, â coiffĂ©e dâun grand mouchoir foncĂ©, â et, dâune voix chevrotante, parlait de tout ce quâil y avait de nouveau : de NapolĂ©on Ier, de la guerre de 1812, de lâantechrist, des nĂšgres blancs ; quelquefois, le menton appuyĂ© sur la paume de la main, dans une attitude dolente, elle racontait les songes quâelle avait eus, et elle les interprĂ©tait ; elle disait aussi ce quâelle avait vu dans les cartes.
La maison mĂȘme des Soubotchef diffĂ©rait de toutes les autres maisons de la ville : elle Ă©tait entiĂšrement construite en chĂȘne, avec des fenĂȘtres exactement carrĂ©es, dont les doubles chĂąssis Ă©taient Ă demeure, Ă©tĂ© comme hiver. Elle Ă©tait remplie de toutes sortes de chambrettes, de cabinets, de coins et de recoins, de perrons Ă balustrades, de petites soupentes soutenues par des colonnettes en bois tournĂ©, de cabinets noirs et de corridors.
Devant la maison, il y avait un enclos ; derriĂšre, un jardin ; â et ce jardin Ă©tait tout rempli de granges Ă paille, de cabanes pour les dĂ©barras, de hangars, de caves, de glaciĂšres, un vrai nid, quoi ! Il nây avait pas grand approvisionnement dans ces constructions ; quelques-unes mĂȘme Ă©taient tombĂ©es en ruine ; mais câĂ©tait ancien et on nây touchait pas.
Les Soubotchef nâavaient que deux chevaux, extrĂȘmement vieux, tout velus, le dos ensellĂ© ; lâun Ă©tait si caduc quâil en avait des plaques de poils blancs sur le corps, et sâappelait lâImmobile. On les attelait, â une fois par mois tout au plus â Ă un Ă©quipage Ă©trange connu de toute la ville, fort semblable Ă un globe terrestre dont on aurait coupĂ© le quart antĂ©rieur ; le dedans Ă©tait garni, dâune Ă©toffe jaune, dâimportation Ă©trangĂšre, et parsemĂ©e dâune multitude de petits pois en relief qui avaient lâair de verrues. Le dernier coupon de cette Ă©toffe avait dĂ» ĂȘtre tissĂ© Ă Utrecht ou Ă Lyon, Ă lâĂ©poque de lâimpĂ©ratrice Ălisabeth.
Le cocher Ă©tait un bonhomme extraordinairement vieux aussi, tout saturĂ© de lâodeur de graisse Ă cuir et de goudron ; sa barbe lui poussait dessous les yeux, et ses sourcils retombaient en petites cascades sur cette large barbe. Il Ă©tait si lent dans ses mouvements, quâil mettait cinq bonnes minutes Ă prendre une prise, deux minutes Ă passer son fouet dans sa ceinture, et plus de deux heures Ă atteler lâImmobile. Avec cela on lâappelait Perfichka[2].
Quand les Soubotchef se trouvaient en voiture, et que le chemin allait en montant le moins du monde, ils Ă©taient pris de peur (câĂ©tait du reste exactement la mĂȘme chose quand le chemin descendait), â ils sâaccrochaient des deux mains aux courroies, et rĂ©citaient Ă haute voix une sorte dâincantation : « Aux chevaux, aux chevaux, la force de Samuel ; Ă nous, Ă nous, la lĂ©gĂšretĂ© du duvet ! »
Toute la ville les regardait comme des originaux, peut-ĂȘtre presque comme des fous ; eux-mĂȘmes sentaient bien quâils ne suivaient pas les usages dâĂ prĂ©sent⊠mais ils sâen inquiĂ©taient peu. Ils vivaient absolument comme on vivait Ă lâĂ©poque oĂč ils Ă©taient nĂ©s, oĂč ils avaient grandi, oĂč ils sâĂ©taient mariĂ©s. Sur un seul point, ils sâĂ©cartaient des vieilles coutumes : jamais, au grand jamais, ils nâavaient fait poursuivre ni puni personne. Quand un de leurs gens se trouvait ĂȘtre un ivrogne ou un voleur fieffĂ©, ils commençaient par le supporter longuement, patiemment, â comme on supporte le mauvais temps, â avant de se rĂ©soudre Ă se dĂ©barrasser de lui, Ă le colloquer chez dâautres maĂźtres : « Chacun son tour, disaient-ils ; câest aux autres Ă le supporter un peu maintenant ! »
Mais cette calamitĂ© leur arrivait trĂšs-rarement, si rarement que cela faisait Ă©poque dans leur existence. Ils disaient, par exemple : « Il y a bien longtemps de cela ; câĂ©tait Ă lâĂ©poque oĂč nous avions ce mauvais sujet dâAldochka, » ou encore « Ă lâĂ©poque oĂč lâon nous a volĂ© le bonnet de fourrure Ă queue de renard, qui avait appartenu Ă grand-pĂšre. » Chez les Soubotchef, on pouvait trouver encore des bonnets de cette forme-lĂ .
Il y avait un autre trait caractĂ©ristique des mĆurs dâautrefois, qui manquait aux deux Ă©poux : ni Fomouchka, ni Fimouchka, nâĂ©taient trĂšs-religieux. Fomouchka se piquait mĂȘme dâĂȘtre un voltairien, et les prĂȘtres inspiraient une frayeur mortelle Ă Fimouchka, qui prĂ©tendait quâils avaient le mauvais Ćil.
« Un pope vient me voir ! disait-elle ; il nâest pas restĂ© longtemps, et pourtant⊠bon ! voilĂ que la crĂšme a tournĂ©. »
Ils allaient rarement Ă lâĂ©glise et ne faisaient maigre quâĂ la façon des catholiques, qui se permettent les Ćufs, le beurre et le lait. On savait cela dans la ville, et, naturellement, leur rĂ©putation nâen Ă©tait pas meilleure. Mais rien ne rĂ©sistait Ă leur bontĂ©, et, malgrĂ© les railleries quâon nâĂ©pargnait pas aux deux originaux, malgrĂ© le nom de bienheureux, dâinnocents, quâon leur donnait, ils Ă©taient respectĂ©s de tous.
Oui, on les respectait, mais on ne leur faisait pas de visites, ce qui dâailleurs ne les chagrinait guĂšre. Ils ne sâennuyaient jamais en tĂȘte-Ă -tĂȘte ; câest pourquoi ils vivaient toujours ensemble et ne dĂ©siraient pas dâautre sociĂ©tĂ©.
Ni Fomouchka ni Fimouchka nâavaient jamais Ă©tĂ© malades, et, si lâun dâeux se sentait lĂ©gĂšrement indisposĂ©, ils prenaient tous deux une infusion de tilleul, ou se frottaient les reins avec de lâhuile tiĂšde, ou se versaient de la graisse fondue sur la plante des pieds, et lâindisposition Ă©tait promptement guĂ©rie.
Lâemploi de leur journĂ©e ne variait jamais. Ils se levaient tard, ils prenaient du chocolat le matin dans de petites tasses semblables Ă des mortiers : « le thĂ©, assuraient-ils, nâĂ©tait pas encore Ă la mode, de notre temps ; » ils sâasseyaient en face lâun de lâautre, causaient (les sujets ne leur manquaient jamais) â ou lisaient le Passe-temps agrĂ©able, le Miroir du monde, les Aonides, ou feuilletaient un vieil album reliĂ© en maroquin rouge Ă bordure dâor, qui avait appartenu jadis, comme en faisait foi une inscription manuscrite, Ă une certaine madame Barbe de Kabiline. Quand et comment cet album Ă©tait tombĂ© entre leurs mains, câest ce quâeux-mĂȘmes avaient oubliĂ©.
Cet album contenait quelques poĂ©sies françaises, un assez grand nombre de poĂ©sies russes ou dâarticles en prose dont pourra donner une idĂ©e cette courte rĂ©flexion sur « CĂ©cĂ©ron » :
« Dans quelle disposition dâesprit CĂ©cĂ©ron accepta le grade de questeur, câest ce quâil explique lui-mĂȘme ainsi quâil suit : « Ayant pris les dieux Ă tĂ©moin de la puretĂ© de ses sentiments dans tous les grades dont il avait Ă©tĂ© honorĂ© jusque-lĂ , il se considĂ©ra comme liĂ© par les liens les plus sacro-saints Ă remplir dignement lesdits grades ; et, dans cette intention, non-seulement il ne se laissa pas entraĂźner, lui, CĂ©cĂ©ron, aux douceurs de lâinfraction aux lois, mais il Ă©vita mĂȘme avec un soin extrĂȘme les amusements qui sembleraient ĂȘtre les plus parfaitement indispensables. »
Au-dessous, on lisait : « Ăcrit en SibĂ©rie, parmi les rigueurs de la faim et du froid. »
Il y avait aussi une piĂšce de vers trĂšs-curieuse, intitulĂ©e Tircis, oĂč lâon trouvait des strophes comme celles-ci :
Le calme rĂšgne sur lâunivers,
La rosée avec agrément brille,
Elle caresse et rafraĂźchit la nature.
Et lui donne une nouvelle vie.
Seul, Tircis, lâĂąme oppressĂ©e,
Souffre, se tourmente et sâaffligeâŠ
Quand lâaimable Annette nâest pas auprĂšs de lui,
Rien ne peut lâĂ©gayer !
Et un impromptu écrit en passant par un capitaine, « le sixiÚme jour du mois de mai 1790. »
Je ne tâoublierai jamais,
à toi, agréable campagne !
Et je garderai un Ă©ternel souvenir
Du temps qui a coulé si agréablement !
Ce temps que jâai eu lâhonneur
De passer chez ta propriétaire
Pendant les cinq meilleurs jours de ma vie,
Dans le cercle le plus respectable,
Au milieu de beaucoup de dames et de demoiselles,
Et dâautres intĂ©ressants personnages !
La derniĂšre page de lâalbum contenait, outre des poĂ©sies, des recettes contre les maux dâestomac, les spasmes et mĂȘme, hĂ©las ! contre les vers.
Les Soubotchef dĂźnaient Ă midi prĂ©cis et ne mangeaient que des mets dâautrefois : beignets de lait caillĂ©, soupe aigre aux concombres, viande hachĂ©e Ă la crĂšme et Ă lâail, bouillie de blĂ© noir, pĂątĂ© de poissons, poule au safran, flans au miel. AprĂšs le dĂźner, ils faisaient la sieste, â une heure...