1 Introduction Ce chapitre est consacrĂ© aux modes et aux autres rĂ©alisations linguistiques des diffĂ©rents types de modalitĂ© en français.1 Nous concevons la modalitĂ© comme une catĂ©gorie sĂ©mantico-fonctionnelle et nous Ă©tudions les Ă©lĂ©ments linguistiques qui servent Ă lâexprimer. Outre les modes (â14 Le systĂšme des modes verbaux dans les langues romanes et ses dynamiques en diachronie) qui peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme un noyau de cette catĂ©gorie, il y a un autre noyau, celui des verbes modaux (â19 Les verbes modaux dans les langues romanes) qui entrent dans des pĂ©riphrases modales. Dans ce chapitre, nous traitons en dĂ©tail ces deux moyens dâexpression de la modalitĂ©, et en abordons briĂšvement quelques autres (analysĂ©s ailleurs dans ce manuel : â20 Adverbes modaux et Ă©videntiels ; â21 Les adjectifs modaux ; â22 Intonation et modalitĂ© ; â23 ModalitĂ© et temporalitĂ©/aspectualitĂ©), avec un accent particulier sur la maniĂšre dont ils interagissent avec le contexte. Sous une forme simplifiĂ©e, les moyens exprimant la modalitĂ© peuvent ĂȘtre prĂ©sentĂ©s comme suit (â4 Les approches fonctionnelles de la modalitĂ©) :
Fig. 1 La catégorie sémantico-fonctionnelle de la modalité.
Afin de dĂ©crire les types de modalitĂ©s pertinents pour le français, nous faisons une distinction entre les modalitĂ©s interne et externe (cf. Mai 2019, 35â37). La modalitĂ© interne est ancrĂ©e Ă lâintĂ©rieur de lâĂ©noncĂ© ; la modalitĂ© dĂ©ontique (1), la modalitĂ© dynamique (2) et la modalitĂ© boulique (3), qui ont en commun dâĂȘtre orientĂ©es vers les actants de phrase, appartiennent Ă ce type. La modalitĂ© dĂ©ontique dans (1) est fondĂ©e sur une obligation lĂ©gale qui concerne les actants de la proposition ; lâargument et la portĂ©e de la modalitĂ© sont donc internes Ă lâĂ©noncĂ©. Dans lâĂ©noncĂ© (2), pouvoir exprime une possibilitĂ© due aux circonstances et Ă la disposition des choses, tandis que le verbe modal vouloir dans (3) relĂšve de la volontĂ© du sujet syntaxique de la phrase principale (cf. Mai 2019, 35â36).
(1) Quelle que soit sa nature, toute transformation touchant les caractĂ©ristiques propres du logement [...] doit faire lâobjet dâun accord explicite de votre bailleur (WebCorp, Le Monde, 06.10.2014, www.lemonde.fr/immobilier/article/2014/10/06/location-que-peut-on-faire-payer-a-son-proprietaire_4501259_1306281.html).
(2) Depuis plusieurs jours, dans le Sud-Est, les pompiers luttent contre des feux de forĂȘt dont la vitesse moyenne de propagation peut atteindre 5 km/h, soit 83 mĂštres par minute (WebCorp, Le Monde, 25.07.2017, www.lemonde.fr/planete/article/2017/07/25/causes-frequence-recherche-de-responsabilites-six-questions-sur-les-incendies-qui-ravagent-le-sud-de-la-france_5164839_3244.html).
(3) Tom Enders, président du Groupe Airbus, veut que chaque activité dégage 10 % de rentabilité (WebCorp, Le Monde, 20.07.2015, www.lemonde.fr/economie/article/2015/07/20/airbus-semble-decide-a-lancer-un-a380-remotorise_4691322_3234.html).
On nommera modalitĂ© externe les modalisations ancrĂ©es dans le sujet parlant. Ă la modalitĂ© externe appartiennent les types Ă©pistĂ©mique (4) (cf. Boye 2012) et Ă©valuatif (5) de la modalitĂ©. La portĂ©e des marqueurs modaux peut-ĂȘtre et heureusement sâĂ©tend Ă la phrase entiĂšre et non pas Ă une partie de celle-ci (cf. Mai 2019, 36) :
(4) Les femmes de lâarmĂ©e amĂ©ricaine vont peut-ĂȘtre pouvoir changer de coiffure (WebCorp, LibĂ©ration, 30.04.2014, www.liberation.fr/planete/2014/04/30/les-femmes-de-l-armee-americaine-vont-peut-etre-pouvoir-changer-de-coiffure_1008229).
(5) Heureusement , les premiĂšres coulĂ©es ont Ă©tĂ© repĂ©rĂ©es dans une zone totalement inhabitĂ©e de lâĂźle de la RĂ©union (WebCorp, Le Figaro, 05.02.2015, www.lefigaro.fr/photos/2015/02/05/01013-20150205ARTFIG00332âla-reunion-le-piton-de-la-fournaise-est-entre-en-eruption.php).
Alors que les concepts Ă©troits de modalitĂ©, qui malgrĂ© les rĂ©cents dĂ©veloppements de la logique modale restent avant tout liĂ©s Ă la tradition aristotĂ©licienne, sont principalement liĂ©s Ă la nĂ©cessitĂ© et Ă la possibilitĂ© de se rĂ©fĂ©rer Ă des prĂ©dictions, les reprĂ©sentants dâun autre concept de modalitĂ© considĂšrent toute la gamme dâattitudes quâun orateur peut adopter sur le contenu propositionnel dâun Ă©noncĂ©. Partant dâun concept de modalitĂ© aussi large, les Ă©noncĂ©s suivants sont tous modalisĂ©s selon Bally (1932), la modalisation sâeffectuant non seulement par le mode (7), (9)â(11) mais aussi par les adverbes (6) et (10), les verbes Ă©pistĂ©miques (7), (8), les expressions de peur (9), de nĂ©cessitĂ© (10) et de volontĂ© (11) (cf. HaĂler 2016, 300â301) :
(6) Peut-ĂȘtre que Pierre viendra.
(7) Je doute que Pierre vienne.
(8) Je sais que Pierre viendra.
(9) Il est Ă craindre que Pierre vienne.
(10) Il faut absolument que Pierre vienne.
(11) Je ne veux pas que Pierre vienne.
Les diffĂ©rents marqueurs de la modalitĂ© entrent en interaction lâun avec lâautre et dans les exemples (7), (9), (10) et (11), lâutilisation du subjonctif est dĂ©clenchĂ©e par la construction modale dans la phrase matrice (â16 La sĂ©lection du mode et ses dĂ©clencheurs).
2 Les modes verbaux Le mode est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme une catĂ©gorie du verbe. La Grammaire mĂ©thodique du français (Riegel/Pellat/Rioul 2005, 287) distingue cinq modes en français : lâindicatif, le subjonctif, lâimpĂ©ratif, lâinfinitif et le participe (auquel on associe le gĂ©rondif). Tandis que Wilmet (1997, 289â290) compte le conditionnel comme lâun des modes, tout en le rattachant Ă lâindicatif, Riegel/Pellat/Rioul (2005, 287) lâintĂšgrent Ă lâindicatif en raison de ses caractĂ©ristiques formelles et sĂ©mantiques. Les diffĂ©rents modes personnels autres que lâindicatif (subjonctif, conditionnel et impĂ©ratif) sont souvent considĂ©rĂ©s comme trĂšs proches de la catĂ©gorie sĂ©mantico-fonctionnelle de la modalitĂ©, voire dâen ĂȘtre lâexpression la plus prototypique. Dans cette section, nous analysons les caractĂ©ristiques modales de chacun de ces quatre modes verbaux pour obtenir une reprĂ©sentation plus diffĂ©renciĂ©e du rĂŽle que ce phĂ©nomĂšne grammatical joue dans le cadre de la modalitĂ© en français.
2.1 Le subjonctif La difficultĂ© de lâĂ©tude du subjonctif est facile Ă mesurer Ă partir de la citation suivante dâOlivier Soutet :
« Depuis environ plus dâun siĂšcle, grammairiens et linguistes sont, sans cesse et Ă un rythme soutenu, revenus sur la question des emplois et valeurs du subjonctif français, nourrissant, par-delĂ les gĂ©nĂ©rations, des dialogues et des querelles qui tĂ©moignent autant de leur souci de comprendre que de la difficultĂ© du sujet » (Soutet 2000, 1).
Le subjonctif sâemploie le plus souvent dans une position subordonnĂ©e complĂ©tive, relative ou circonstancielle, et rarement dans une proposition indĂ©pendante, mais il est loin de se rĂ©duire Ă une « servitude grammaticale » ou Ă une forme redondante (Riegel/Pellat/Rioul 2005, 321). Il est hors de doute que le subjonctif doit apparaĂźtre aprĂšs certaines constructions, comme il importe que , exiger , afin que , mais selon Eggs (1981, 24) il nâest pas Ă©tabli que ce soit une qualitĂ© inhĂ©rente Ă ces constructions ou bien quâelles apparaissent dans des situations dans lesquelles les locuteurs doivent utiliser le subjonctif (â16 La sĂ©lection du mode et ses dĂ©clencheurs ; cf. aussi Becker/Remberger 2010). AprĂšs un verbe de croyance, par exemple, le choix du subjonctif met lâaccent sur lâinterprĂ©tation du procĂšs subordonnĂ© et suspend sa vĂ©ritĂ© (13), cont...