III â LISTEN TO THE POETS!
TRAVAIL ET TERRITOIRES
DANS LES ĆUVRES DE JEAN MARC DALPĂ ET DANIEL AUBIN
Genre et professions
En dĂ©butant lâexploration des reprĂ©sentations du travail, je me suis rapidement aperçue quâelles Ă©taient particuliĂšrement genrĂ©es. Les professions « masculines » sont associĂ©es Ă lâexploitation du territoire, ce qui rĂ©vĂšle la structure Ă©conomique du Nord-ontarien, Ă savoir une Ă©conomie basĂ©e sur les ressources. Les francophones y sont dans la plupart des cas des travailleurs, et trĂšs rarement les propriĂ©taires des moyens de production (lâexception Ă©tant le propriĂ©taire dâun petit commerce). On trouve donc des mineurs, des draveurs, des bucherons, des travailleurs de la construction, sans oublier les hommes sur lâassurance-chĂŽmage ou en longue maladie.
OĂč sont les femmes? Elles sont prĂ©sentes partout car, comme le souligne Jane Moss1, dans lâĆuvre de DalpĂ©, lâinfluence fĂ©ministe est assumĂ©e â câest le cas pour ses deux piĂšces coĂ©crites avec Brigitte Haentjens mais Ă©galement pour toutes ses autres crĂ©ations. Les femmes y sont sensibles (les chanteuses country ratĂ©es, les danseuses paumĂ©es, lâextraordinaire Maggie tatoueuse assimilĂ©e), mais elles sont surtout dĂ©crites comme des femmes fortes, comme piliers de leurs familles. La force et le rĂŽle central qui leur sont attribuĂ©es ne viennent pas conforter la vision catholique traditionnelle, qui conçoit les femmes comme des reproductrices. Au contraire, les femmes de DalpĂ© sont des rĂ©sistantes, notamment Ă lâoppression du capitalisme, mais aussi Ă celle de lâĂglise. En revanche, les hommes sont souvent dĂ©peints comme des ratĂ©s, finalement moins engagĂ©s dans la lutte contre lâoppression et lâexploitation. Par-dessus tout, les hommes semblent incapables dâĂ©chapper Ă leur destin dâexploitĂ©s, de monter lâĂ©chelle sociale Ă travers les gĂ©nĂ©rations, ce qui renforce leur sentiment dâĂ©chec. Souvent, ces hommes aliĂ©nĂ©s sombrent dans lâalcoolisme et la violence domestique. Le contraste est flagrant entre le portrait lugubre des hommes et celui de femmes combattantes, rĂ©sistantes, droites devant lâadversitĂ©. Elles mĂšnent la lutte, elles se dĂ©brouillent pour combler les fins de mois difficiles, elles pardonnent mais nâoublient jamais. Le thĂ©Ăątre de DalpĂ© est une ode Ă la force des femmes.
Les femmes y sont souvent reprĂ©sentĂ©es comme travailleuses, mais dans la sphĂšre privĂ©e. Le travail maternel et marital est dĂ©crit avec minutie. Sara Ruddick2, une grande thĂ©oricienne de la notion de travail maternel (« motherwork »), explique que la prĂ©servation et la croissance des enfants, ainsi que leur acceptation sociale constituent les trois aspects proĂ©minents du travail maternel. Ce travail se caractĂ©rise par un trĂšs haut niveau de complexitĂ© â aussi bien dans lâaction que dans la pensĂ©e â si on le compare Ă beaucoup de professions. Pourtant, il est trĂšs rarement reconnu comme du travail. En matiĂšre de compĂ©tences organisationnelles, le travail maternel exige beaucoup dâefforts, particuliĂšrement sâil y a plusieurs enfants; si le pĂšre est absent ou « inefficace »; si lâespace occupĂ© est hostile. Par ailleurs, ce travail maternel est souvent accompagnĂ© dâun travail salarial, celui-ci reconnu par la sociĂ©tĂ©. La plupart des hĂ©roĂŻnes de la littĂ©rature franco-ontarienne occupent ces deux fonctions.
La figure prĂ©dominante de la femme fictionnelle franco-ontarienne est, bien sĂ»r, celle de la serveuse. On serait bien en peine de trouver un livre oĂč cette derniĂšre nâest pas reprĂ©sentĂ©e. Certaines dâentre elles ont mĂȘme envahi notre imaginaire collectif, comme Debbie Courville, incarnation de cet Ă©tat de fait et, par extension, de la femme franco-ontarienne :
I am French, but
I donât speak itâŠ
Do you want more
coffee? (Desbiens, PoĂšmes anglais, 29)
La piĂšce fondatrice de la littĂ©rature franco-ontarienne dans le Nouvel-Ontario, MoĂ© jâviens du Nord, âstie3, raconte lâhistoire de Nicole, serveuse, et de son copain Roger. Dans Les murs de nos villages4, une des scĂšnes sâintitule « Rita ou Lâode Ă la waitress ». Dans Un vent se lĂšve qui Ă©parpille5, Marie est serveuse. Mado, la femme dâEddy, le boxeur ratĂ©, est serveuse et chanteuse ratĂ©e. La liste pourrait ĂȘtre longue.
Mais pourquoi la serveuse? Du point de vue sociologique, lâexplication la plus logique reposerait sur le faible niveau dâĂ©ducation des Franco-Ontariens en gĂ©nĂ©ral, et des Franco-Ontariennes en particulier. Pas besoin dâavoir Ă©tudiĂ© pendant de nombreuses annĂ©es pour ĂȘtre serveuse. Ce mĂ©tier ne requiert pas â Ă priori â de compĂ©tences particuliĂšres. Mais le mĂ©tier de serveuse est Ă©galement Ă©troitement associĂ© Ă une organisation territoriale du travail. Les scĂšnes des poĂšmes et piĂšces sont souvent situĂ©es dans des one-company towns, oĂč la taverne ou le diner occupent une place centrale et fondamentale. Puisque la structure de lâĂ©conomie, et donc de lâemploi, demande une force physique importante (on pense aux mineurs, aux bucherons), seuls les hommes sont habilitĂ©s Ă occuper ces mĂ©tiers (câest tout au moins ce que lâon a pensĂ© pendant longtemps), ce qui laisse aux femmes peu dâoptions de « carriĂšre ». Les hommes aiment Ă se retrouver autour dâune biĂšre aprĂšs une dure journĂ©e de labeur. Et ce sont des femmes qui les servent.
La complexitĂ© organisationnelle du mĂ©tier de serveuse, tout comme le travail maternel, ne reçoit pas lâattention requise. La serveuse effectue en rĂ©alitĂ© des tĂąches multiples, prĂ©cises et rĂ©pĂ©titives. La charge de travail est Ă©norme, dâautant plus que le propriĂ©taire de la taverne, souvent un homme, passe potentiellement plus de temps Ă boire des coups avec les clients quâĂ travailler. La charge de travail est souvent rendue plus lourde par un manque chronique dâemployĂ©s. Câest Ă©galement, dans bien des cas, Ă la serveuse que reviennent les tĂąches administratives (comptabilitĂ©, commandes, gestion des stocks). Et plus que tout, la serveuse incarne la psychologue du village, une autre profession, peut-ĂȘtre la plus importante.
Le monde ouvrier, la lutte des classes
et lâidentitĂ© franco-ontarienne
Les deux piĂšces coĂ©crites par Jean Marc DalpĂ© et Brigitte Haentjens, Nickel et Hawkesbury Blues6, semblent emblĂ©matiques dâun thĂ©Ăątre engagĂ©, se portant Ă la dĂ©fense des dĂ©possĂ©dĂ©s. Nickel dĂ©crit la duretĂ© du monde minier alors que dans Hawkesbury Blues, câest celle de lâindustrie du textile qui est dĂ©noncĂ©e. Dans les deux, les auteurs portent une attention particuliĂšre aux façons dont le travail marque les corps. Le travail imprime sa marque au sens propre Ă mĂȘme les corps des ouvriers et ouvriĂšres, il y laisse des traces physiques. LâaliĂ©nation y est donc aussi bien psychologique que physique, lâaspect rĂ©pĂ©titif des deux professions renforçant ce sentiment dâaliĂ©nation. La cadence imposĂ©e dans la rĂ©pĂ©tition des tĂąches pendant le shift sâentend, se voit dans ces piĂšces. Le mouvement des corps inscrit Ă mĂȘme le rythme des mots crĂ©e, dans lâimaginaire du lecteur, une image dâouvriers-marionnettes, dont les corps ployĂ©s sous la souffrance et le tempo infernal, peuvent se briser, Ă nâimporte quel moment. La prĂ©sence de chansons dans les deux piĂšces renforce ce mouvement.
Je travaille, je vieillis. Chaque matin je me lĂšve avec un nouveau poids au bas du dos. Chaque matin, je me lĂšve et ça me surprend. Ăa me mord dans les reins⊠douze ans de mine. (Nickel, 36)
Mes mains sont toutes croches de la machine Ă piquer, et ma tĂȘte vide dâavoir tant travaillĂ©. (Hawkesbury Blues, 42)
Deux industries, mais une mĂȘme lutte pour la classe ouvriĂšre : celle de la syndicalisation, thĂšme que les deux piĂšces abordent. Certains ouvriers veulent se rassembler pour mettre fin Ă leur exploitation grossiĂšre, Ă leurs conditions de travail dĂ©gradantes, au pouvoir et Ă lâarrogance sans borne des patrons et contremaĂźtres, aux salaires de misĂšre. Cette lutte divise la classe ouvriĂšre, certains ayant peur de sâengager dans le syndicalisme. Dans Nickel, aprĂšs la mort de Youssaf dans un accident minier, sa femme, Clara, reprend le flambeau de la lutte, voulant ainsi parachever les rĂȘves de son dĂ©funt mari. Elle aura Ă se battre contre la famille, la ville, lâĂglise, et le manque de courage de beaucoup de « camarades ». Dans Hawkesbury Blues, Louise, lâouvriĂšre hĂ©roĂŻne, dĂ©cide de sâĂ©manciper, en divorçant et en sâengageant dans le mouvement pour la syndicalisation. Dans les deux cas, les femmes sont Ă lâavant-garde de la lutte, elles sont reprĂ©sentĂ©es comme des combattantes. Pourtant, le monde syndical apparaĂźt souvent comme un milieu masculin et masculiniste; il est rare que soit dĂ©crit le rĂŽle dĂ©terminant des femmes dans quelque combat au sein de ces organisations7.
En ce qui a trait aux relations avec le territoire, les deux piĂšces mettent de lâavant le processus de dĂ©racinement, de lâexil permanent. Hawkesbury Blues sâouvre sur une scĂšne dĂ©crivant des familles, dont celle de Louise, se prĂ©parant Ă quitter lâĂźle oĂč elles habitent et qui va ĂȘtre submergĂ©e Ă cause de la construction dâun barrage. RelocalisĂ©s de force dans la ville dâHawkesbury, les insulaires se sentent privĂ©s de leur identitĂ©, de leur communautĂ©, de leur solidaritĂ©. Nickel met en scĂšne une communautĂ© oĂč cohabitent des Canadiens français, des Ukrainiens, des Italiens, des Polonais, tous des exilĂ©s, des dĂ©possĂ©dĂ©s, des damnĂ©s de la terre qui ont migrĂ© vers la ville du nickel pour travailler dans le trou. La piĂšce accorde une grande place Ă la description des relations parfois difficiles entre ces nationalitĂ©s au sein de lâespace de travail. Par exemple, ce contremaĂźtre canadien-français qui fait du chantage auprĂšs des siens qui sont pour la syndicalisation, en jouant la carte de la solidaritĂ© « ethnique » :
Iâm one of the first fucking frenchies to get to be a shift boss. Je vous protĂšge tabarnac when you guys fuck things up. Je pousse pour faire rentrer dâautres Canadiens français. Je pousse pour que vous ayez les jobs les plus faciles. [âŠ]. Je veux la liste des gars qui ont signĂ©. (Nickel, 35-36)
Au final, câest la solidaritĂ© de classe qui prime sur les divisions ethniques; une solidaritĂ© entre exploitĂ©s et dĂ©possĂ©dĂ©s qui va au-delĂ de la langue, du pays dâorigine et de la couleur de la peau. La relation au territoire y est comme les deux faces de Janus : il reprĂ©sente lâespoir dâun avenir meilleur, mais aussi la perte des racines. Le milieu de travail est dur et dangereux, tout en Ă©tant la seule option pour gagner son pain et nourrir sa famille.
Finalement, lâidentitĂ© des travailleurs est façonnĂ©e par leurs conditions de travail et les territoires quâils habitent. Dans son recueil de poĂ©sie, Gens dâici, DalpĂ© sâest efforcĂ© de caractĂ©riser cette identitĂ© avec la prĂ©cisi...