Chapitre 1
UN VIEUX MONDE QUI DISPARAĂT
« Jâai repris le chemin de mon enfance et jâai marchĂ© jusquâau bout de ma mĂ©moire. »
La traite du matin prĂšs dâune baraque Ă foin en 1954. La dame en jaquette avait pris le temps de se friser les cheveux avec des rouleaux. Omer Beaudoin, 1954, Centre dâarchives de QuĂ©bec, E6, S7, SS1, P1278-54.
Ă lâaube, les bateaux sâapprĂȘtent Ă prendre le large dans la rade de Havre-Aubert en 1947. Paul Carpentier, 1947, Centre dâarchives de QuĂ©bec, E6, S7, SS1, P36617.
Frank Ă Bill
Câest dans lâarchipel des Ăźles de la Madeleine quâeurent lieu des Ă©vĂ©nements qui se dĂ©roulĂšrent autour des annĂ©es 1940 et 1950. Une autre Ă©poque dĂ©jĂ . Ils graviteront autour de Frank Ă Bill (1896-1982), mon alter ego, qui en sera le narrateur et le fil conducteur. CâĂ©tait un Madelinot anglophone, dĂ©sinvolte, faraud, excentrique, mais surtout menteur au point quâil dĂ©crivait un petit plogueil[] dâĂ peine 30 centimĂštres de longueur comme si câĂ©tait une Ă©norme vache-marine[]. Il va sans dire que le faciĂšs de Frank la grande goule ressemblait passablement Ă celui dâun plogueil, dont la tĂȘte est presque aussi grande que le reste du corps et qui prend habituellement la couleur de son habitat !
En somme, Frank en racontait des belles, ne se gĂȘnait pas pour amplifier la vĂ©ritĂ© et nâavait pas la dĂ©sinvolture dâun conteur ordinaire. Dâailleurs, dit-on, un bon diseur est souvent un peu menteur, voire un raconteur de peurs. Bon ! Notre conteur Frank a tellement bavassĂ© pour illustrer ses dires, relatĂ© tant de palabres joyeuses, hilarantes et saugrenues, que je me sens obligĂ© dâen raconter quelques-unes. De toute façon, comme disait Frank, si lâon ne me croit pas : « Allez demander au dĂ©funt Jules. »
Un plogueil Ă grande gueule de 30 centimĂštres ou quatre pouces. Cephas, Myoxocephalus, collection de lâAquarium de QuĂ©bec.
Souvenirs dâhier
Pour mĂ©moire, les pages qui suivront contiennent des rĂ©cits de certains moments que jâai vĂ©cus, mais surtout des histoires qui mâont Ă©tĂ© racontĂ©es dans ce lieu de mes racines. Somme toute, ce travail sâest inspirĂ© de souvenirs dâenfance, de son histoire riche en naufrages, et veut Ă©voquer sommairement cette Ă©poque. Câest aussi une maniĂšre de se remĂ©morer un passĂ© unique vouĂ© Ă lâoubli, mais dont le souvenir collectif et lâimaginaire des Madelinots sont toujours imprĂ©gnĂ©s. Heureusement, encore aujourdâhui, certaines traditions perdurent.
Force est de reconnaĂźtre que bientĂŽt plus personne ne se rappellera Ă quoi ressemblait Cap-aux-Meules hier encore, comment on circulait alors sur les chemins des Ăźles, comment on avait jadis Ă©tabli des communications avec le continent et, enfin, comment on pĂȘchait et cultivait la terre.
En bref, jâai eu lâambition de faire mieux connaĂźtre les Ăźles dâalors aux gens dâaujourdâhui et de dĂ©montrer comment lâaugmentation des revenus et la modernitĂ© en gĂ©nĂ©ral ont radicalement changĂ© le rythme de vie des Madelinots. Les lecteurs trouveront des choses quâils savaient dĂ©jĂ , mais peut-ĂȘtre aussi feront-ils des dĂ©couvertes qui les rempliront dâĂ©tonnement. Dâailleurs, chaque gĂ©nĂ©ration ne manque jamais dâĂȘtre Ă©tonnĂ©e devant le temps qui change, comme sâil changeait juste pour elle.
Les aléas des insulaires
Certes, dans les annĂ©es 1940 et 1950, la plupart des Madelinots besognaient dâune Ă©toile Ă lâautre, soit Ă la pĂȘche, soit aux travaux des champs. MĂȘme si la mer Ă©tait poissonneuse et le sol gĂ©nĂ©ralement fĂ©cond, certaines aventures parfois hasardeuses menaient trop souvent Ă des rĂ©sultats imprĂ©visibles et dĂ©cevants. Lâargent Ă©tait rare, il fallait tirer la meilleure partie des ressources de la mer et de la terre pour survivre. Beaucoup ont dĂ» prendre le chemin de lâexil et reloger ailleurs leur vie et leur mĂ©moire. Ceux qui restaient, privĂ©s de commoditĂ©s comme lâĂ©lectricitĂ© et les services dâaqueduc et dâĂ©gout, isolĂ©s, mal informĂ©s, ignoraient ce qui se passait Ă lâextĂ©rieur des Ăźles.
Toutefois, les Madelinots de cette Ă©poque vivaient aussi bien que les rĂ©sidents dâautres rĂ©gions. Certes, ils vivaient de profonds changements, mais, malgrĂ© leur insularitĂ© et leur isolement particulier, ils se sont ancrĂ©s dans le prĂ©sent et la modernitĂ© aussi rapidement que la plupart des QuĂ©bĂ©cois. Heureusement, il y a eu, dans ce temps-lĂ , une Ă©lĂ©vation significative du niveau dâaisance ; peu de gens furent donc laissĂ©s pour compte ou criĂšrent misĂšre noire.
AprĂšs quoi, il y aura moult farces, plaisanteries et situations burlesques qui, bien quâelles Ă©taient connues par plusieurs, portent encore Ă rire. Pour ce faire, nous jetterons un regard sur la petite histoire et ferons revivre quelques personnages caricaturaux en attirant lâattention sur leur vigoureuse prĂ©sence, leur visage, leur silhouette. Sans ambages, nous raconterons quelques anecdotes rocambolesques pour dĂ©couvrir comment certaines gens de cette Ă©poque sâamusaient, transmettaient leurs valeurs, leur culture et leurs codes moraux de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Ces hommes dont nous parlerons Ă©taient entourĂ©s de lĂ©gendes et il Ă©manait dâeux une aura de vie. Dâailleurs, il semble peu probable que leurs aventures soient passĂ©es dans les annales sans se dĂ©naturer. Autrement dit, ce qui est Ă©crit et racontĂ© dans ces pages nâest peut-ĂȘtre pas en tout point conforme Ă la rĂ©alitĂ©. Il est donc Ă©videmment permis de rester sceptique. ConsĂ©quemment, ces retours en arriĂšre sont truffĂ©s dâĂ©lĂ©ments de fiction et, bien que certains de ces hĂ©ros soient rĂ©els, je leur ai attribuĂ© des pseudonymes, leur identitĂ© a Ă©tĂ© modifiĂ©e et les Ă©vĂ©nements ont Ă©tĂ© transformĂ©s. Tout compte fait, les actions et les propos de ces personnages, qui rĂ©vĂšlent leurs travers Ă gros traits, sont souvent de pures inventions de Frank Ă Bill. Il faut donc prendre le tout avec beaucoup dâhumour.
Force est de reconnaĂźtre Ă©galement que les dĂ©fauts et les extravagances de ces individus excentriques, qui se permettaient dâĂȘtre un peu fous, ont rendu ces annĂ©es du temps passĂ© fort intĂ©ressantes ! Sans eux, la vie aurait sĂ»rement Ă©tĂ© triste et terne. Le poĂšte Louis FrĂ©chette a Ă©crit du reste dans ses mĂ©moires : « Sans un grain de folie, il nâest point dâhomme raisonnable. »
La langue des Ăźles est aussi colorĂ©e que leurs maisons coquettes. Laissons donc parler ces tĂ©moins particuliers en expressions de la mer chargĂ©es de sens, de sonoritĂ©s distinctives, et de tradition acadienne. Amoureux de ce parler joyeux qui aime rire, je ne suis ni marin ni pĂȘcheur, jâaime la mer simplement et la langue qui la dit, en espĂ©rant que cette parlure survivra. Câest un hommage que je voulais lui rendre et, pour cette raison, jâai insĂ©rĂ© dans ces contes plusieurs expressions de pĂȘcheurs et navigateurs de jadis. Parfois, ces pittoresques anciens employaient des termes un tantinet grivois, mais sans dĂ©passer les bornes de la trivialitĂ©. Ils jouaient avec lâhumour et utilisaient des ruses que nous dĂ©couvrirons au fil de ces souvenirs.
Jâai donc voulu dĂ©crire les lieux et le vĂ©cu de certains Madelinots des annĂ©es 1940 et 1950, sans les dĂ©nigrer ou ridiculiser leurs pratiques religieuses. Ces contes satiriques, qui se mĂȘlent parfois Ă des drĂŽleries Ă©rotiques, ont Ă©tĂ© amplifiĂ©s pour servir lâint...